vendredi 29 février 2008

CENSURER OU NE PAS CENSURER...

A quelques heures de l’interpellation du Premier ministreHaïti : Censurer ou ne pas censurer le Premier ministre, telle est la question
jeudi 28 février 2008

Par Eric Sauray [1]

Soumis à AlterPresse le 27 février 2008

Il n’y a pas d’interpellation sans vote

L’interpellation d’un Premier ministre est un acte politique grave. En exigeant du Premier ministre qu’il s’explique sur « l’exercice de son autorité » [2], l’interpellation met en jeu la carrière d’un homme, le travail d’une équipe, une politique gouvernementale et la stabilité politique d’un pays.
C’est la raison pour laquelle, l’interpellation, en tant que moyen de contrôle du pouvoir exécutif par le pouvoir législatif, est constitutionnellement réglementée. Mais, quand, malgré tout, la politique menée par le gouvernement exige une interpellation du Premier ministre, il faut appliquer la Constitution dans toute sa rigueur.
D’après l’article 129.3 de la Constitution de 1987 : « La demande d’interpellation doit être appuyée par cinq (5) membres du Corps intéressé. Elle aboutit à un vote de confiance ou de censure pris à la majorité de ce Corps. »
Cette disposition constitutionnelle mélange deux mécanismes juridiques qui n’ont rien à voir.
En effet, dans les règles classiques d’un régime parlementaire ou mixte, une interpellation ne débouche jamais sur un vote de confiance. Elle débouche encore moins sur un vote qui peut être : soit un vote de censure, soit un vote de confiance.
Du fait de cet amalgame malheureux, on se retrouve dans une situation absurde que les spécialistes auront d’emblée identifiée : le Premier ministre, qui est interpellé pour faire face à une motion de censure, va, en réalité, se retrouver dans la situation de poser la question de confiance.
Le texte cité plus haut étant d’une clarté limpide, il faut considérer que toute interpellation, effectuée dans les formes constitutionnelles et en vertu des Règlements d’une branche du Corps Législatif, doit aboutir à un vote qui consacre l’aboutissement, le point final, de la procédure.
On n’interpelle pas un Premier ministre par pure fantaisie, parce que la stabilité institutionnelle est en jeu. Ainsi, en exigeant un vote à l’issue de son interpellation, Jacques-Edouard Alexis est-il dans son droit. Pour une fois, il fait de la bonne stratégie politique en utilisant la Constitution comme ce qu’elle est : une arme dans la bataille pour la conquête et la conservation du pouvoir ainsi que pour l’exercice des prérogatives de la souveraineté.
Pour agir ainsi, il a dû faire ses comptes. Et en exigeant de manière légitime ce vote crucial, il met les députés au pied du mur. Ils ont un choix shakespearien à faire : censurer Jacques-Edouard Alexis ou lui donner la confiance.
En un mot comme en mille, avant le vote, comme tous bons acteurs, ils doivent se mettre à répéter : censurer ou ne pas censurer, telle est la question.
D’autres, en bons spécialistes de la chicane, diront au contraire : donner ou ne pas donner sa confiance, telle est la vraie question.
Les deux camps auront malheureusement raison, puisque, contrairement à l’entendement, les députés iront à la séance d’interpellation les uns pour voter la censure, les autres pour voter la confiance.
L’aboutissement d’une demande d’interpellation : la face noire et la face blanche de la politique
En répondant à une demande d’interpellation, le Premier ministre Jacques-Edouard Alexis joue le jeu institutionnel. Il s’engage à rendre compte de ce qu’il a fait, à dire ce qu’il veut continuer à faire. Ensuite, il s’en remettra au vote des députés. Cela veut dire qu’il va engager la responsabilité de son gouvernement.
Ainsi, à la suite du débat qui suivra la défense de son programme ou de l’action de son gouvernement, les députés voteront-ils.
Les uns pour la censure. Les autres pour la confiance, sauf si Jacques-Edouard Alexis se paye le luxe de ne pas demander un vote de confiance.
C’est la face blanche de l’interpellation et de la politique. Et partant du principe que le résultat de deux votes contradictoires puisse être lisible à la faveur d’une compilation qui relève d’un de ces tours de magie dont seuls les constituants haïtiens ont le secret.
Il y a donc une première alternative : le vote de la censure.
Les députés peuvent voter la censure pour ne pas perdre la face. Dans ce cas, Jacques-Edouard Alexis doit accepter cette sanction qui signifie que les parlementaires, chargés de contrôler la politique de son gouvernement, au nom du peuple, considèrent que son programme et sa déclaration de politique générale ne vont pas dans le sens de l’intérêt général. Il doit remettre la démission de son gouvernement.
C’est la conduite dictée par l’article 129.4 de la Constitution de 1987, dont les dispositions sont claires : « Lorsque la demande d’interpellation aboutit à un vote de censure sur une question se rapportant au programme où à une déclaration de politique générale du Gouvernement, le Premier Ministre doit remettre au Président de la République, la démission de son Gouvernement. ».
Mais, pour en arriver là, il faut que la censure soit votée par la majorité des députés. Rien ne laisse penser que cette majorité soit possible à constituer en l’état actuel des choses. En effet, tous les députés doivent être présents. Il suffit d’une absence pour qu’il soit impossible d’obtenir l’accord de la majorité des députés sur un vote de censure. Et si les députés interpellateurs arrivent à constituer la majorité requise, cela veut dire que la coalition au pouvoir a vécu.
Si les députés ne votent pas la censure, compte tenu des dispositions constitutionnelles, le Premier ministre doit considérer qu’il a bénéficié d’un vote de confiance, même s’il ne l’a pas demandé.
C’est la deuxième alternative proposée par l’article 129.3
Dans ce cas, les députés auront perdu la face. En effet, dans le fonctionnement d’un régime parlementaire ou mixte [3], quand on est député membre de la coalition de partis au pouvoir, on n’interpelle pas le Premier ministre pour lui voter la confiance.
Ce serait ridicule, parce qu’il est le chef de la majorité et la confiance des députés, de la coalition majoritaire, lui est normalement acquise. Dans ce type de régime, on ne vote la confiance au Premier ministre que s’il en a pris l’initiative pour ressouder sa majorité ou s’il est interpellé à l’initiative de l’opposition.
Dans le cas d’une interpellation par l’opposition, on lui vote la confiance pour faire bloc derrière lui et repousser l’assaut de l’opposition.
Sauf à considérer que l’interpellation en cours est l’œuvre de députés rebelles en mission commandée. Dans ce cas, le vote de confiance est un acte d’allégeance, à l’inverse du vote de censure qui serait un acte de lynchage public de son propre Premier ministre.
C’est la face noire de l’interpellation et de la politique. Une face noire qui permet, dans le cas d’espèce, d’apprécier le déséquilibre institutionnel que tous les constitutionnalistes ont mis en exergue en faisant une analyse sérieuse de la Constitution de 1987. A tout moment, le législatif peut sanctionner l’exécutif qui, lui, ne peut pas brandir la menace de la dissolution, comme cela devrait être le cas dans un régime mixte. Il y a là un mauvais usage du droit de censure, compte tenu de la nature mixte du régime.
Tout ceci pour dire que, à la veille de son interpellation, Jacques-Edouard Alexis est en position de force. Il n’a donc pas besoin de renfort qui ne participe pas du jeu institutionnel normal.
Néanmoins, même s’il est maintenu à son poste, Jacques-Edouard Alexis doit se poser la question de savoir s’il est possible d’avoir dans son gouvernement, des ministres issus de certains partis dont les députés veulent le renverser.
Soit les députés suivent la consigne de leurs partis : dans ce cas, le Premier ministre a du souci à se faire. Soit ces députés sont des francs-tireurs : dans ce cas, le Premier ministre doit, conformément aux bonnes stratégies politiques en usage, demander aux partis de les faire entrer dans les rangs ou leur proposer une promotion ministérielle ou diplomatique !
Mais, là, on est chez Machiavel [4], chez Mazarin [5] ou chez Balladur [6].
Nous sommes encore dans la face noire de l’interpellation et de la politique. Or, l’interpellation dont il s’agit ici, nous fait faire une escale chez Shakespeare et nous oblige à poursuivre la répétition pour encourager les députés interpellateurs : censurer ou ne pas censurer, telle est la question.
Mais, un autre peut ajouter : qui ne censure pas donne sa confiance ! En Haïti, oui. Parce qu’en Haïti, quand on interpelle, on censure ou on donne sa confiance. Et quand on a donné sa confiance, on doit tenir parole.
Messieurs les députés, prenez vos responsabilités.

Eric`Sauray

[1] Juriste, politologue, doctorant en droit public, IHEAL - Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3.
[2] Pierre Avril/Jean Gicquel, Droit parlementaire, Montchrestien, 1996
[3] Mi-présidentiel et mi-parlementaire comme c’est le cas du régime haïtien actuel.
[4] Nicolas Machiavel, Le Prince, Flammarion, 1993.
[5] Mazarin, Bréviaire des politiciens, Arléa, 2007.
[6] Edouard Balladur, Machiavel en démocratie : mécanique du pouvoir, Fayard, 2006.