mercredi 20 mai 2009

HAITI: LE REFUS D'ACCEPTER L'INACCEPTABLE

Haiti : Le refus d’accepter l’inacceptable

mercredi 20 mai 2009

Par Wilson Laleau, vice-recteur de l’Université d’État d’Haiti,

Intervention durant une cérémonie officielle organisée le 18 mai à l’Arcahaie (Nord de la capitale) pour marquer le 206e anniversaire du drapeau haitien et la fête de l’université [1]

Document obtenu par AlterPresse le 19 mai 2009

Le Recteur de l’Université d’Etat d’Haïti, pour des raisons indépendantes de sa volonté, étant empêché, je suis chargé de présenter le discours de circonstances pour la célébration de la fête du Drapeau et de l’Université.

Mesdames, Messieurs,

Cette année, une fois de plus, l’Université d’Etat place la commémoration de la fête du drapeau et de l’Université sous le signe de la vie et de l’œuvre de Dantès Bellegarde.

Pourquoi encore Dantès Bellegarde ?

Chacun jugera ce choix comme allant de soi étant donné le rôle joué par cet illustre intellectuel, universitaire et homme politique haïtien dans la promotion de l’enseignement à tous les niveaux : fondamental, secondaire, professionnel et supérieur. Même si les réformes qu’il proposait en 1920 sont d’actualité aujourd’hui encore, ce raisonnement serait incomplet s’il ne mettait en perspective, le contexte dans lequel ces décisions ont été prises, la vision et les motivations de l’homme.

En effet, le 18 Mai1920, quand Bellegarde, alors Secrétaire d’Etat à l’Instruction Civique, prit la décision de donner à l’Université la responsabilité d’être la gardienne du drapeau (symbole de l’unité et de la fierté nationales), il a voulu lancer à la jeunesse un message fort. Ce message qui, quatre vingt neuf ans plus tard reste encore inaudible, disait le refus de l’homme d’accepter l’inacceptable. Il disait sa foi dans l’avenir et sa conviction que malgré l’ambiance de l’époque, le rêve d’une citoyenneté haïtienne respectée n’était pas chimérique. Ce message enfin célébrait le courage de l’homme dans un contexte difficile, où ses idées non seulement exaspéraient l’occupant, mais surtout n’étaient pas partagées par la plupart des privilégiés autour de lui.

L’Université d’Etat ressent aujourd’hui plus que jamais le besoin que ce rêve soit réhabilité. Quatre neuf ans plus tard, HAITI est dans le même désarroi, elle n’arrive pas à faire que la plus grande majorité de ses habitants changent leur statut de simple sujet à celui de citoyen à part entière. Quatre vingt neuf ans plus tard les problèmes semblent sur bien des plans s’aggraver. Bellegarde, en interpellant la jeunesse sur ses responsabilités dans l’histoire, en l’obligeant par ce geste à se poser la question du sens, a fait preuve de créativité, de vision globale et de leadership inspirant.

Que s’est-il passé de ces grands hommes en qui s’incarnaient hier encore les croyances collectives et l’exercice de la volonté dans l’histoire ?

La vérité c’est que depuis trop longtemps, ici, la politique a cessé de s’interroger sur la nature des projets, elle évacue ce qui a trait au but, aux fins humaines et sociétales. Les décisions ne sont pas vraiment questionnées. Quels bénéficiaires ? Quels dégâts ? Quelle sorte de développement ? La formule « un autre monde est possible » qui passait autrefois pour une évidence est reçue et interprétée ici comme l’indice d’un populisme protestataire et marginal. On se résigne. Or, ce pays, Haïti est né d’une utopie : des esclaves à mains nues qui, refusant leur sort, engageaient la bataille contre l’une des plus grandes armées de l’époque et triomphaient. Ils étaient portés par leur force de conviction. Quelle belle leçon de foi !

Oui, pour changer le monde, il faut d’abord croire que cela est possible !

Or cette foi minimale n’est plus à l’ordre du jour. Pourtant l’engagement que nous avons pris depuis 1986 pour la démocratie suppose que nous croyions dans l’action politique. La démocratie que nous appelons de nos vœux postule une dose minimale de volontarisme et une capacité de nous projeter dans l’avenir. Elle suppose le refus de la fatalité.

Les institutions haïtiennes sont à bout de souffle. Que ce soit l’église, l’école, la famille, les partis politiques ou l’état lui-même, nos institutions ont cessé de concrétiser le lien social en édictant des croyances communes. Elles ont perdu ce pouvoir d’instituer, ce qui était leur vocation étymologique. Dantès Bellegarde, dans un contexte autrement plus difficile, nous a montré comment jouer notre rôle. Pour changer ce qui semble notre destin de tyrannie et de médiocrité, pour reconstruire la société, nous devons revenir vers le passé non pas pour nous enliser davantage mais pour nous ressourcer et le dépasser.

L’Université haïtienne, (l’Université d’Etat d’Haïti) se tient prête à s’engager dans cette bataille pour le renouveau national.

Des efforts sont entrepris ici et là malgré un vide réglementaire étouffant. Déjà depuis quelque temps, dans le cadre de la Conférence des Recteurs et Présidents d’Universités de la caraïbe (CORPUCA), huit universités haïtiennes parmi les plus importantes ont lancé en commun un certain nombre de travaux sur : La Gouvernance des Universités, sur l’harmonisation des cursus entre elles d’abord et ensuite avec leurs consoeurs de la Caraïbe dans le but de favoriser les échanges d’étudiants, de professeurs et de programmes. Elles ont compris cependant que la légitimité de ce travail n’est pas garantie sans un cadre réglementaire approprié. C’est pourquoi elles ont investi un temps important en réflexion sur un projet de loi sur l’enseignement supérieur qui a été déposé au Parlement, il y a deux ans. Un mémoire a été rédigé par le groupe pour fixer sa position sur ce projet de loi et pour faire des propositions pour une « véritable loi-cadre de l’enseignement supérieur » qui doit favoriser le développement du système d’enseignement supérieur haïtien en ligne avec les besoins réels de la société.

Quand à l’UEH, depuis maintenant un an, un cadre stratégique d’actions a été présenté au Conseil de l’Université. Au nombre des objectifs identifiés et présentés dans ce document, la réforme de l’Université suivant les prescrits des dispositions transitoires signées entre le gouvernement et le Conseil de l’Université, a été placée en première priorité. La Commission qui se réunit régulièrement pour s’entendre sur ses règlements de fonctionnement et sur son plan de travail n’a pas encore pu lancer les grands travaux, faute de financement.

Les initiatives pour le renforcement académique, sur le statut des enseignants, sur l’amélioration des conditions de vie étudiantes restent encore pour la plupart au stade d’annonce. Pendant que les besoins s’accumulent, les ressources à la disposition de l’institution régressent. En effet, le budget alloué à l’UEH passe de 1.3 % du Budget de la République en 1999 à 0.7% en 2006 et 0.54% en 2009. En guise de comparaison, suivant les informations tirées de : Les grandes tendances de l’enseignement supérieur (1998-2001) publiée en 2003 par l’UNESCO, pour les pays moins développés de l’Afrique, ce pourcentage est de 3.4%, pour l’Amérique Latine il se situe autour de 2.5%, tandis que pour les pas développés, il est de 4.2%. Dans le même temps, nos effectifs augmentent, le nombre de programmes offerts aussi. Les arriérés de paiements de salaires des professeurs deviennent insoutenables. Pour prendre un seul exemple, en 2006, une profonde réforme a été entreprise à l’Institut d’Etudes et de Recherches Africaines d’Haïti qui devient maintenant l’Institut d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales (ISERSS). Cinq filières disciplinaires nouvelles sont ouvertes dans des domaines d’importance stratégique pour le pays, comme Archéologie et Histoire de l’Art, Tourisme et Patrimoine, par exemple. L’effectif étudiant est passé d’environ deux cents à plus de 560 actuellement, un nouveau bâtiment a été construit pour loger cet institut. Pourtant avec la reconduction systématique des Budgets et, dans notre cas, sa réduction, presque tous les professeurs qui travaillent sur une base contractuelle n’ont pas reçu leur salaire depuis octobre. Le cas de l’IERAH est extrême, mais toutes les facultés de l’UEH cumulent depuis deux ans des arriérés de salaires. L’insatisfaction gronde de partout. Ce n’est pas commode.

Il est vrai que la situation du pays est grave. Les systèmes productifs traditionnels se sont effondrés et n’ont pas été remplacés par d’autres. Les demandes sociales se démultiplient. Les ressources à la disposition de l’Etat sont devenues de plus en plus faibles et incertaines. Sa capacité à en prélever de nouvelles reste très limitée à cause des choix de politiques économiques au cours de vingt dernières années pas toujours appropriés. La situation générale de la population est au mieux alarmante. Les priorités sont partout. Les urgences sont partout.

C’est justement dans ces situations que nous devons nous ressaisir, c’est, comme pour parodier Edgard Morin, illustre intellectuel français contemporain, dans ces circonstances qu’il nous faut arrêter de sacrifier l’essentiel à l’urgent. Pour ne pas oublier l’urgence de l’essentiel. Voilà quatre vingt neuf ans que Dantès Bellegarde nous a montrés la voie de sortie. Déjà dans sa vingtaine, alors qu’il poursuivait des études de droit, il s’engageait dans la bataille pour la généralisation de l’Instruction Publique. Il avait compris que l’investissement le plus important que pouvait faire la nation, alors sous occupation était de meubler les cerveaux et de développer les habiletés et aptitudes manuelles des haïtiens. Pour développer le sens civique et un certain sentiment de dignité chez les citoyens.

Aujourd’hui nous sommes à la croisée des chemins. Pendant qu’environ 7 haïtiens sur 10 ont moins de 30 ans, pendant que tous les signes montrent que ces derniers ne font plus confiance dans un avenir radieux ici et veulent partir ailleurs n’importe où et à n’importe quelle condition, nos rapports avec nos voisins se détériorent. Plus de 500.00 jeunes en age scolaire n’ont pas accès à l’éducation. Cela représente un impressionnant gaspillage de ressources et une grave hypothèque sur l’avenir. Cette jeunesse de la population qui dans tous les pays devrait représenter un avantage est ici vécue comme un fardeau. Certains utilisent l’argument des ressources pour justifier l’insuffisante prise en charge de ce segment de la population. Qui a jamais pris le temps de mesurer ce qu’il nous en coûte aujourd’hui de n’avoir pris ces décisions en leur faveur, il y a 5 ans, il a dix ans, il y a vingt ans, il y a quatre vingt neuf ans. En vérité, s’il y a un défi qui s’impose à cette société, s’il y a une urgence en Haïti aujourd’hui c’est d’assurer la scolarisation et dans de bonnes conditions de tous les enfants en age scolaire. Cette urgence là ne peut pas attendre. Au risque de condamner définitivement ce pays.

Comment le faire ? Reconnaître que cela est une situation inacceptable, c’est déjà à moitié résoudre le problème. Parce que cela n’est pas le problème des autres. C’est celui de chacun de nous. Quand les conditions de vie d’une trop grande partie de la population se sont à ce point détériorées qu’elles menacent les fondements de la nation, le sauve qui peut individuel n’est une option. Il est de l’intérêt de chacun que cela change. Nous devons nous rappeler que nos murs montés de barbelés et nos agents de sécurité personnels n’ont réellement résolu le problème de sécurité de personne. Cela veut dire que le relèvement de la nation ne peut pas et ne saurait être le fait des autres, cela ne peut être laissé sur le compte du hasard. Il ne se fera pas à froid. Il se fera par un engagement national volontaire ou ne se fera pas. L’Université d’Etat veut y jouer son rôle, tout son rôle.

En effet nantis de plus de vingt cinq mille jeunes et de plus de huit cent professeurs, l’UEH recèle un vivier de ressources humaines mobilisables capables d’accompagner le développement des autres institutions nationales. Que l’on songe aux collectivités territoriales, au problème d’alphabétisation des adultes, de la scolarisation des enfants, par exemple. Il n’y a pas un domaine en matière de conception ou d’évaluation de politiques publiques où l’Université n’a pas un avantage comparatif sur n’importe quelle autre acteur. Naturellement, pour l’exploiter elle a besoin de se renforcer. C’est en sens que l’appui des autres pouvoirs publics et de la société en général est nécessaire. L’UEH n’a pas encore suffisamment réussi à convaincre les ministères et organismes publics de l’opportunité d’établir des partenariats privilégiés dans bien des domaines. De tels partenariats en plus de réduire les dépenses occasionnées par beaucoup d’interventions et de représenter une source de financement importante pour l’UEH sont de nature à fidéliser les jeunes à leur pays, à leur territoire, à développer leur sens patriotique et à intéresser les meilleurs cerveaux du pays à choisir une carrière universitaire.

Ces décisions paraissent à première vue simples mais ne se prennent pas. La raison principale c’est que les mauvaises institutions s’auto entretiennent par ce qu’elles créent leur propre système de soutien.

Fidèle à la ligne de pensée de Dantès Bellegarde, l’UEH réaffirme aujourd’hui qu’il est possible d’aborder l’avenir avec sérénité malgré notre dénuement actuel, elle soutient que le pays peut se réapproprier l’initiative stratégique, si nous arrêtons de faire fonctionner les institutions l’une à coté de l’autre, l’une contre l’autre. L’absence de liens organiques forts entre les institutions nationales provoque le gaspillage de ressources et fait le lit de la corruption. Cependant, beaucoup présentent la faiblesse des institutions comme responsable de la pauvreté et du sous-développement haïtiens. C’est peut-être vrai mais très partiellement. En effet, pour prendre un exemple : La constitution haïtienne comme principale institution politique renferme beaucoup de dispositions qui, si elles étaient appliquées, auraient profondément changé ce pays. Pourtant craignant que l’avantage obtenu par un groupe le soit au détriment des maigres rentes de l’autre, les citoyens se comportent comme des crabes dans un panier. Ils préfèrent demander que l’on change de constitution sans même tenter d’appliquer les quelques dispositions qui auraient pu transformer profondément la nation.

La leçon de tout cela est que le problème est beaucoup moins un problème d’institutions que celui des groupes d’intérêts qui figent la société. Peut-être que la bataille à mener pour réhabiliter la nation est de changer de communautés d’intérêts en rendant la mobilité sociale possible. Mais comment ?

Apparemment les pays qui ont fait des progrès significatifs sur les années récentes comme : la Corée du Sud, Taiwan, ont privilégié les réformes qui atténuent les inégalités dans la répartition des facteurs de production (telles que les terres) et celles qui améliorent l’accès à l’éducation et au financement. Elles ont favorisé une plus grande mobilité sociale et recueilli l’adhésion des citoyens pour les réformes plus profondes de la société.

Pour que la nation puisse reprendre en mains son destin, l’UEH en appelle à la solidarité et à la responsabilité nationales.

Pour les aïeux pour la patrie, HAITI doit vivre. Pour les aïeux, pour la patrie, HAITI VIVRA.

Je vous remercie !

[1] Discours prononcé en présence du Président de la République, de la Première Ministre du Gouvernement, des Membres du Cabinet Ministériel, du Maire de la ville de l’Arcahaie, du Président et des Membres de la Cour de Cassation, des Parlementaires, du Président de la Commission du Bicentenaire, des Hauts fonctionnaires de l’Etat, du Directeur Général de la Police Nationale d’Haïti, des Membres du Haut Etat Major de la Police, des Représentants des différents corps de la Police et des représentants de la presse.

mardi 19 mai 2009

HAITI-R. DOMINICAINE: DISCOURS IDENTITAIRE, COLONIALISME INTERNE ET ANTIHAITIANISME

Haiti-R. Dominicaine : Discours identitaire, colonialisme interne et antihaïtianisme

mardi 19 mai 2009

Par Glodel Mezilas

Soumis à AlterPresse le 17 mai 2009

Introduction

La décapitation d’un haïtien sur une place publique en République Dominicaine, au cours de ce mois, n’est pas un acte isolé mais doit être mise en rapport avec les structures profondes de l’imaginaire social dominicain qui s’est constitué à partir de l’héritage intellectuel de ce pays, en opposition à la culture, l’identité et le caractère ethnique d’Haïti. Cet héritage remonte au XIXe siècle, au moment de la fondation de l’Etat-nation dominicain. En ce temps-là, l’élite intellectuelle de la république voisine a dessiné l’horizon discursif pour comprendre la culture et le rapport de ce pays avec Haïti. Une telle entreprise arrivait à son paroxysme avec la dictature de Trujillo dans les années 1930 et s’est poursuivie avec Balaguer, qui a déchargé toute sa batterie anti-haïtienne dans son ouvrage raciste, La isla al revés. Ma réflexion met en relation dialectique le discours identitaire dominicain, le colonialisme interne et l’antihaïtianisme.

En général, le discours de l’identité d’une communauté se construit par opposition à une autre communauté. Karl Löwith, le philosophe allemand, montre que l’idée d’Europe surgit en opposition à l’Asie. De même, le concept d’Amérique Latine surgit en opposition à l’Amérique du Nord au XIXe siècle. L’anthropologue libanais, Sélim Abou, souligne que le problème de l’identité ne surgit que là où apparaît la différence. Pour sa part, Olivier Roy affirme que la question de l’identité des musulmans surgit à partir de leur contact avec l’Occident.

Cela dit, la construction de l’identité dominicaine par une grande partie de l’élite s’est réalisée en opposition à la République d’Haïti, au XIXe siècle dans un contexte dominé par l’anthropologie raciste, fruit de l’expansion coloniale Occidentale depuis le début des Temps Modernes. Cette anthropologie était au service de l’impérialisme européen. C’est pourquoi le sociologue péruvien, Anibal Quijano, montre que l’idée de race est une invention de la modernité occidentale. Pour sa part, Hannah Arendt, la philosophe allemande, montre que l’impérialisme de l’Occident à la fin du XIXe siècle est lié au racisme. Tout cela révèle que l’intellectualité dominicaine a élaboré son discours en exploitant l’idéologie raciste que l’Europe a répandue au cours de son expansion coloniale, une idéologie qui parvient à contaminer l’histoire humaine et les relations sociales et interethniques. En ce sens, la modernité occidentale est ambivalente. D’une part, elle proclame l’idée de raison, de liberté, de Droits de l’Homme, de démocratie au sein de l’Europe. Mais d’autre part, elle a une face coloniale, en répandant le racisme, le colonialisme, l’esclavagisme. Elle a causé le génocide des populations. La modernité occidentale est à la base des grands problèmes ethniques, culturels et identitaires actuels. Elle a servi de fondement aux idéologies totalitaires, à l’affirmation des identités meurtrières, etc.

Le discours de l’identité dominicaine s’est ainsi dessiné en opposition à Haïti, d’où son antihaïtianisme. Une telle élaboration permet la manipulation de l’imaginaire social dominicain qui en vient à considérer l’Haïtien comme son ennemi. Bien que la majorité de la population dominicaine soit formée de noirs, de mulâtres, l’élite préfère utiliser la catégorie fantasmatique d’ « indien » pour se référer à la condition raciale dominicaine. Le concept d’indien permet de discourir sur la problématique ethnico-raciale de la république voisine. La figure de l’indien ou de l’indigène est hautement valorisée. C’est pourquoi le premier roman dominicain – Enriquillo de Manuel Jesús Galvan, publié en 1882 - portait sur l’époque préhispanique et mettait en exergue cette figure. Ce roman est considéré comme « l’épopée » dominicaine. Il constitue la fiction fondatrice qui pose l’essence nationale dominicaine basée sur les valeurs hispaniques et l’héritage préhispanique.

La figure de l’Africain est occultée dans le discours de l’identité dominicaine. Le discours national dominicain sur l’identité célèbre le métissage de l’indien et de l’espagnol, rejetant toute référence aux héritages africains. C’est pourquoi le mouvement de la négritude n’avait aucun écho dans ce pays, puisque l’ethnicité fictive (selon le concept d’Etienne Balibar) permet d’occulter la véritable nature ethnique et culturelle du pays.

Le rejet de la composante africaine de l’identité dominicaine coïncide avec la négation de tout ce qui a à voir avec Haïti. Après Galvan, les intellectuels dominicains ont surtout célébré les mérites de la culture hispanique. Cela se trouve dans les efforts faits par Pedro Enriquez Ureña dans ses études littéraires sur le passé colonial de son pays. Il a écrit des travaux sur la littérature, la culture coloniale et l’histoire de la littérature hispano-américaine en exaltant les traditions hispaniques. Il fut l’un des membres du mouvement culturel Ateneo de la Juventud (créé en 1907 au Mexique). Il s’agit de récupérer et de valoriser les racines hispaniques de la culture hispano-américaine. Sans doute, il jouait un rôle essentiel dans l’articulation de l’identité culturelle dominicaine.

Cependant, en réalité, ce discours raciste ne reconnaît pas la diversité culturelle et ethnique du pays. La population dominicaine est en grande partie formée du métissage de l’Africain et de l’Européen. Cette réalité n’est pas reconnue comme telle. Ce qui montre l’existence d’une sorte de colonialisme interne. Ce terme a été utilisé par les sociologues mexicains (comme Gonzalez Casanova) en réaction au mouvement indigéniste qui ne reconnaissait pas l’altérité culturelle des indigènes et qui cherchait à les intégrer dans les valeurs culturelles dominantes. Pareillement, en République Dominicaine, le discours sur l’identité culturelle reflète les intérêts de la classe dominante, qui nie la réalité culturelle profonde du pays. Ce discours est associé à un antihaïtianisme très fort qui s’inspire également de l’histoire du pays, sachant que pendant près de 24 ans Haïti occupait leur territoire. Pour cela, l’élément noir (haïtien) est considéré comme une menace et un danger pour le pays. Cette menace est de nature biologique et morale, puisque Balaguer écrivait que la pénétration clandestine des haïtiens en République Dominicaine menace de désintégrer les valeurs morales et ethniques de la famille dominicaine.

De tels propos permettent de comprendre la logique discursive qui alimente l’inconscient collectif dominicain et qui élargit davantage le fossé entre les deux peuples. En outre, il faudrait aussi dire que cet antihaïtianisme est d’autant plus fort que le peuple dominicain – par l’intermédiaire d’une grande partie de l’élite – n’a pas encore digéré et dépassé son passé historique. La psychanalyse nous apprend que les traumatismes du psychisme sont liés aux évènements du passé, lesquels se refoulent dans l’inconscient et ressurgissent sans la volonté de l’individu. Il en est de même de la République Dominicaine. Son sentiment anti-haïtien est le produit de l’histoire qui n’est pas encore assimilée et dépassée et ce sentiment ressurgit dans des moments les moins attendus. Ainsi, la décapitation de l’haïtien sur la place publique est l’expression conjoncturelle de la structure de la mentalité collective dominicaine. Pour que ne se reproduisent de tels actes, il faut un long travail d’éducation, de motivation, de conscientisation et d’échange culturels entre les deux pays. La France et l’Allemagne sont des exemples évidents. Au XIXe siècle, le conflit était permanent entre elles. On se rappelle que l’unité allemande a été proclamée en France. Puis deux guerres mondiales ont eu lieu à cause de leurs différends. Mais au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, elles ont su dépasser leurs différends pour poser les bases de l’Union Européenne. Certes, il n’est pas facile de parvenir à telles réalisations entre Haïti et la République Dominicaine, mais il n’est pas impossible non plus. Car comme disait Sartre dans l’Etre et le Néant, le sens du passé dépend du présent. Le passé n’est pas une sorte de fatalité cachée quelque part comme dans le cosmos des anciens, mais son sens dépend du volontarisme humain. Haïti et la République Dominicaine ont le devoir de s’engager dans un véritable dialogue pour cicatriser les blessures de l’histoire et psychanalyser ses traumatismes, afin de libérer l’inconscient collectif des deux peuples des pulsions aveugles de haine mutuelle.

Contact : mezilasg@yahoo.fr

Doctorant en Etudes Latino-américaines

Mexico Df, le 14 mai 2009