lundi 24 novembre 2008

HAITI: LE POPULISME AURA-T-IL RAISON DE NOUS?

Haiti : Le populisme aura-t-il raison de nous ?

dimanche 23 novembre 2008

Par Nancy Roc

Soumis à AlterPresse le 22 novembre 2008

Selon un vieil adage, le pouvoir corrompt tout homme. En Haïti, il transforme les hommes en fauves. De Faustin Soulouque au général Nord Alexis, de François Duvalier à Jean-Bertrand Aristide, l’histoire de notre pays regorge de ces fauves. Depuis 1804, la culture et l’intelligence ont systématiquement été rejetées par les élites politiciennes au profit de l’intérêt personnel des uns et financier des autres. Deux cents ans plus tard, « si les hommes politiques et les diplomates peuvent se permettre de jouer avec les mots, les scientifiques sont bel et bien obligés de tenir compte de l’évidence des faits : Haïti est un pays naufragé, un État effondré », constate le politologue Sauveur Pierre Étienne dans son livre intitulé « L’énigme haïtienne : échec de l’État moderne en Haïti » [1]. La corruption, la terreur programmée et l’anarchie téléguidée ont conduit notre pays au bord du gouffre. Depuis 1990, le populisme lavalassien l’y a finalement précipité.

La tragédie de Nérette est le symbole de ce populisme mortifère : des dizaines d’enfants ont payé de leur vie l’irresponsabilité des autorités qui, depuis 18 ans, préfèrent utiliser le peuple à des fins politiciennes au détriment de toute logique, d’un minimum de sécurité nationale. « Haïti est un pays où la norme est d’être hors normes », fait remarquer le psychiatre canadien d’origine haïtienne, le Dr Joël Des Rosiers, suite à ce drame. « Nous ne fonctionnons pas au nom de la Loi. Il faut donc construire une culture de la Loi car aucune communauté de citoyens ne peut survivre sans des règles, sans des normes, sans des lois », souligne-t-il. « La justice est le plus grand opérateur de solidarité dans un pays. Si nous n’arrivons pas à construire l’édifice de la Loi, nous ne pouvons pas constituer un pays » [2], soutient-il. Et le Dr Joël Des Rosiers conclut qu’en l’absence de justice et de lois, Haïti est vouée à l’anarchie.

Une inorganisation …organisée

À Port-au-Prince, cette anarchie s’étale et s’étend au vu et au su de tous. Dans cette capitale du non-droit, au nom du populisme, il est interdit d’interdire. La problématique de l’aménagement du territoire haïtien relève d’une situation de fait qui se manifeste de manière graduelle dans le pays depuis environ près de cinq décennies et s’est accentuée au cours de ces 20 dernières années : l’organisation de l’inorganisation de l’ensemble du territoire national [3].

Si l’on considère le territoire complet d’une nation comme « un système organisé composé de cellules, d’organes différenciés et de réseaux dans lesquels circulent l’influx nerveux et le sang qui doivent atteindre toutes les parties du corps [4] », il s’avère, dès lors, nécessaire de poser au départ le principe de sa structuration et de son organisation réelle. Sinon, l’on risque d’encourager et de perpétuer les résistances psychologiques au progrès, les blocages et les freinages matériels compromettant la croissance et le fonctionnement des organes nouvellement créés [5].

Si l’aménagement du territoire est une approche synthétique et rationnelle visant le modelage d’un cadre physique, d’un espace géographique, alors Haïti et notamment sa capitale, nous renvoient la monstruosité de notre irrationalité. D’un côté, l’État ne maîtrise pas l’espace, de l’autre, le peuple a pris d’assaut les mornes et leurs versants dans une dangereuse et constante pulsion qui se rapproche davantage de la mort que de la survie. Ceci s’explique notamment par le fait que « les problèmes d’ordonnancement de l’espace et d’harmonisation des relations de l’homme avec son milieu n’ont pas encore acquis de valeurs sociales en Haïti, c’est-à-dire qu’ils n’arrivent pas à s’imposer à la conscience du plus grand nombre » [6]. Tout comme elle se manifeste aujourd’hui au niveau de l’organisation du territoire national par trois (3) grands fléaux :

• La décapitalisation massive des moyens de production ;

• L’urbanisation sans industrialisation liée à un développement anarchique accéléré au niveau des grandes villes et des villes moyennes ;

• l’hypertrophisation et le congestionnement de Port-au-Prince, la capitale.

Les préoccupations explicites d’organiser le territoire national remontent aux années 1969 lorsque certaines études ont révélé la nécessité d’un aménagement volontaire du pays afin de combattre le développement monopolaire de la capitale et réduire les disparités constatées au niveau des principales villes du pays. Deux grandes périodes ont marqué l’expérience haïtienne en matière de pratique d’aménagement du territoire : la première dominée par l’idée de régionalisation remonte aux années 1971 jusqu’en 1987 ; la seconde caractérisée plutôt par la décentralisation et la planification de type territorial, part de l’adoption de la Constitution en 1987 et ce jusqu’ à nos jours. Aujourd’hui, en dehors de la Constitution, aucune ligne directrice précise n’a été définie.

Entre démagogie et lâcheté

Aujourd’hui, l’État complice, concepteur et promoteur de cette anarchie, se retrouve être le gouverné au lieu d’être le gouvernant. Les constructions sont illégales mais leurs propriétaires revendiquent le droit d’être dédommagés par l’État si leurs propriétés sont détruites. Idem pour les marchandes : n’importe qui installe son petit commerce dans la rue, mais pour déplacer les marchandes il faut leur trouver une alternative, un autre espace, construire un autre marché pour elles. Aucune sanction n’est imposée et, pis encore, plus on est illégal, plus on a le droit de revendiquer. À ce rythme là, il faudrait une autre capitale pour répondre aux besoins de tous ceux qui, au nom du populisme, passent du stade de l’illégalité à la compensation sans avoir jamais rempli un minimum des devoirs du citoyen !

La démagogie et l’irresponsabilité du pouvoir exercé par Jean-Bertrand Aristide et René Préval sont en train de nous exploser en plein visage. « Aristide a utilisé les méthodes habituelles du leader populiste (encadrement de la société par la terreur, les médias, le parti, la fraude électorale, la corruption), il s’est trouvé aussi affaibli par les limites de ses soutiens (milices armées incontrôlables, rôle incertain des mafias de la drogue, division interne à son parti, faiblesse de la police haïtienne, isolement international). Dans ce contexte, malgré la terreur imposée aux intellectuels et à l’opposition, il n’a pas su empêcher la montée en puissance des mécontentements. Le peuple, manipulé, a, dès les années 2000-2002, abandonné celui qu’il a adulé, disqualifiant alors le populisme aristidien, en dictature propre, de type néo-duvaliériste, si l’on s’en réfère à la culture politique haïtienne (…) Il a échoué dans tous les domaines, sombrant dans une démagogie et un discours sans prise sur l’opinion. Le régime d’Aristide ne fut qu’un populisme de misère, indigne, pour un peuple digne toujours en quête de démocratie ». [7]

À la chute d’Aristide en février 2004, le gouvernement de transition avait l’opportunité historique de mettre de l’ordre dans le désordre qui caractérise le pays. N’ayant ni à plaire ni à dépendre d’un électorat, ce gouvernement aurait dû – et nous l’avions souvent écrit à l’époque- imposer des mesures peut-être impopulaires mais urgentes dans les grands dossiers empoisonnants le devenir de la nation : la lutte contre la corruption et le trafic de la drogue, l’aménagement du territoire, la lutte contre la mafia environnementale, pour ne citer que ceux-là. Malheureusement, le Premier ministre Gérard Latortue s’est révélé être un lamentable chef de gouvernement : « un pantin, une personnalité politique creuse et sans consistance qui se contente uniquement d’exécuter les ordres de ses maîtres. Rongé par l’ambition, attiré particulièrement par les avantages que procure le pouvoir, Gérard Latortue (…) a été, politiquement, un lâche et un irresponsable sans vergogne fuyant ses responsabilités gouvernementales pour se courber devant le diktat d’une certaine communauté internationale incarnée par les États-Unis, la France, l’Union Européenne, Gabriel Valdez le représentant de l’ONU et un général Brésilien, commandant de la force militaire d’occupation. Le tandem Latortue-Alexandre s’est révélé ainsi comme une vulgaire caricature institutionnelle imposée par l’étranger pour masquer la mise sous tutelle accélérée du pays décrié ingouvernable et en faillite totale. » [8]

Or, comme l’a souligné le politologue Sauveur Pierre Étienne, le défi de « la (re)fondation de l’État-nation, impliquant une société inclusive, permettant la transformation des individus en citoyens à part entière, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs envers l’État, qui ne peut être qu’un État démocratique de droit », incombait au technocrate, à l’expert en ingénierie politique et, surtout, au politique. [9]

Gérard Larortue s’est révélé être un fourbe et clown politique dont les pitreries ne faisaient rire personne. Quant aux élections organisées par son gouvernement, elles n’ont rien résolu et encore moins concrétisé une véritable transition démocratique, vu la complexité du cas haïtien. Le peuple haïtien a été maintenu dans sa misère et dans sa solitude amère loin des préoccupations mondialistes. René Préval a été réélu en s’arrogeant le droit d’être le seul candidat à la présidence au monde à se présenter sans programme et sans même daigner s’adresser à la presse nationale. À la veille du premier mandat présidentiel de René Préval, Jean-Bertrand Aristide, parlant de son « frère jumeau », eut à déclarer à l’hebdomadaire français L’Express, ce constat lapidaire : « entre l’incompétent et le nul, il se rapproche davantage du nul ». Le vin était tiré.

Un pays livré à lui-même

« Si l’État est fort, il nous écrase. S’il est faible, nous périssons », disait Paul Valéry [10]. Dans la diaspora, beaucoup d’Haïtiens ont de plus en plus le sentiment que le pays dégage un parfum de fin du monde. On a beau réfléchir, mais force est de constater qu’au terme de 18 ans de populisme lavalassien, « il n’y a pas d’État moderne, pas de citoyens, pas de société civile, pas d’espace public, pas d’opinion publique et pas de démocratie. » [11] Même si, en 1986, le peuple haïtien s’est libéré de la dictature, les élites politico-sociales ont conservé les mêmes réflexes de caudillisme…sans chef militaire. Il est affligeant de constater avec quelle facilité le grand nombre est gouverné par le petit et l’humble soumission avec laquelle les Haïtiens sacrifient leurs sentiments et leurs penchants au profit des caprices de leurs petits chefs. Sous Jean-Bertrand Aristide, cette soumission a atteint son paroxysme et elle se poursuit sous le second mandat de René Préval.

Pourtant, la pensée politique veut que ce soit sur « l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique et le plus militaire aussi bien que le plus populaire et le plus libre » [12]. Dois-je ajouter, le plus mièvre aussi ? Que nous réserve l’inexistence de l’État ? On a l’impression qu’après l’effondrement de l’État et de la société, le pays est, physiquement, à bout de souffle et s’écroule littéralement sur nous et sur nos enfants. Gouvernants et gouvernés se trouvent dans une dynamique d’entonnoir : les premiers, impuissants, ne font que constater les dégâts ; les seconds, complètement démoralisés, subissent encore sans avoir la force de protester. Le pays s’est transformé en une nation de zombies livrée à elle-même. Une nation pathétique, davantage encore que celle décrite par l’écrivain Jean Métellus.

Les dernières déclarations du président et du Premier ministre, suite au drame de Nérette, n’ont rien de rassurant. Au cours d’une cérémonie spéciale en mémoire des victimes de l’effondrement de l’école La Promesse Evangélique, le chef de l’État, René Préval, a indiqué qu’une « mauvaise compréhension de la démocratie est à l’origine du désordre dans la construction des bâtiments ». Il estime que les catastrophes actuelles sont les conséquences de nos mauvais comportements et sont liées au fait que « depuis 50 ans, nous n’avons fait que ce que nous voulions ». Il a toutefois omis de dire que sur ces 50 ans, il a « conduit » les affaires du pays pendant 18 ans, de concert avec son « frère-jumeau » Jean-Bertrand Aristide. En effet, ces deux anarcho-populistes n’ont fait que ce qu’ils voulaient et aujourd’hui, la population en paye un lourd tribu avec la vie de ses enfants ! Quant aux promesses du président de « mettre de l’ordre dans les constructions anarchiques », elles reflètent encore la démagogie qui a caractérisé le populisme lavalassien depuis 1990. En effet, ce dernier puise tout son capital politique des bidonvilles et aux sources du sous-prolétariat. Déplaire à cet électorat ébranlerait les fondements du populisme et René Préval n’a ni le courage et encore moins l’envergure de changer de vision pour assurer la sécurité de « son » peuple. Quant au Premier ministre Michèle Pierre-Louis, dépassée par les événements, elle est vraisemblablement incapable de s’imposer au président populiste. La déclaration de Mme Pierre-Louis concernant les constructions anarchiques est éloquente : « Ce serait chimérique de penser qu’on peut détruire toutes les constructions anarchiques », assure-t-elle, appelant de préférence à un effort pour faire respecter des normes standards et, pour y parvenir, elle entend passer à l’action en …mettant des affiches pour empêcher d’autres constructions, notamment sur les versants du Morne l’Hôpital ! [13] Sans commentaires !

La boîte de Pandore

L’imposture du populisme semble être à son comble et, pourtant, le pire est à venir. En effet, l’incapacité de René Préval et de ses gouvernements successifs de faire face aux besoins élémentaires de la population, ajoutée aux catastrophes en série qui ont affecté le pays en moins de quatre mois, ouvrira la voie au retour en force sur la scène politique du Parti Lafanmi de Jean-Bertrand Aristide. (…) L’audace des lavalassiens est sans limite. En témoigne l’intervention du sénateur Rudy Hériveau qui, à l’occasion du 10ème Sommet international sur le crime transnational organisé les 13 et 14 novembre 2008 à Paris, a demandé aux responsables de Transparency International de réviser les critères sur le classement des pays dits les plus corrompus du monde. « Il n’est pas normal qu’Haïti soit classé au quatrième rang des pays les plus corrompus du monde alors que ces dernières années beaucoup d’efforts ont été consentis par les autorités pour combattre la corruption » [14] , a osé proclamer celui qui, en 2004, caché dans l’enceinte de la Télévision Nationale d’Haïti, lançait des pierres sur les manifestants et les étudiants qui, dans la rue, réclamaient par milliers le départ d’Aristide.

Au nom du populisme, Jean-Bertrand Aristide et René Préval ont utilisé le préjugé de classe et de couleur pour diviser la société haïtienne et mieux régner sur leurs intérêts et ceux de leur clique de prédateurs, « les grands mangeurs ». Pour ce faire, ils ont systématiquement rejeté l’intelligence au profit d’un clientélisme basé sur le militantisme et la soumission au chef. Ils ont aussi fait barrage à la participation de la diaspora dans les affaires du pays en sectionnant tous les grands canaux de transferts de connaissance vers la terre natale. Ils ont donné au peuple l’aversion du savoir, du respect et du mérite de peur que ces valeurs ne lui fassent connaître les erreurs où on l’a plongé. Les partisans de l’absurde ont si bien réussi dans leur machiavélisme, qu’il devient dangereux de les combattre. Il importe peu à ces imposteurs que le peuple soit ignorant pour souffrir qu’on le désabuse. Lors de la cérémonie spéciale en mémoire des victimes de l’effondrement de l’école La Promesse Évangélique, le chef de l’État, René Préval, a appelé les politiques à mettre fin aux querelles intestines, en soutenant que la stabilité permettra d’éviter de nouveaux drames [15]. Ce que le président ne comprend toujours pas c’est qu’un peuple pauvre, qui a faim et qui est désespéré, n’est tout simplement pas compatible avec la sécurité et la stabilité [16]. À plusieurs reprises, le président a déclaré que la Constitution était une source d’instabilité. Que personne ne s’étonne qu’en 2009, il la mette de côté d’un revers de main pour briguer un troisième mandat et, qui sait, peut-être même rétablir la présidence à vie. Ainsi, contrairement aux dires de René Préval, ce n’est pas la Constitution qui est une source d’instabilité mais bien ces fauves populistes à l’appétit de prédateurs dont l’absence de vision et de leadership ces deux dernières décennies, entraîne le peuple haïtien dans les abysses du sous-développement.

Aujourd’hui, la société haïtienne, dans son marronnage perpétuel et ancestral, s’est repliée sur elle-même et est de nouveau contrainte de déguiser la vérité ou de se sacrifier à la rage des faux savants, des populistes, des âmes basses et intéressées. Si la société ne se ressaisit pas dans un sursaut collectif, Haïti deviendra une véritable boîte de Pandore ou un gigantesque cimetière.


[1] Sauveur Pierre ÉTIENNE, L’énigme haïtienne : échec de l’État moderne en Haïti, Montréal, Presses de l’Université de Montréal/ Mémoire d’encrier, 2007.

[2] Émission Metropolis de Radio Métropole, le 15 novembre 2008.

[3] Jean Mercier PROPHETE, La problématique de l’aménagement du territoire en Haïti, Colloque de Trois –Rivières /Québec, Août 2002.

[4] A. Platier, Communication sur l’Aménagement du Territoire, Université Libre de Bruxelles, Belgique 1971.

[5] Jean Mercier PROPHETE, La problématique de l’aménagement du territoire en Haïti, Colloque de Trois –Rivières /Québec, Août 2002

[6] Ibid, page 2.

[7] Laurent Jalabert, Un populisme de la misère : Haïti sous la présidence Aristide (1990-2004), Revue de Civilisation Contemporaine de l’Université de Bretagne Occidentale EUROPES / AMÉRIQUES, http://www.univ-brest.fr/amnis/

[8] Jean-Claude Cambronne, L’honneur perdu de Gérard Latortue, le 20 août 2005.

[9] Sauveur Pierre ÉTIENNE, op. cit. p. 300.

[10] Valéry Paul, « Fluctuations sur la liberté », dans Regards sur le monde et autres essais, Paris, Gallimard, 1945, p. 63.

[11] Ibid., p. 328.

[12] David Hume / 1711-1776 / Essais politiques

[13] Radio Métropole, Michèle-Pierre Louis n’envisage pas de démolir les constructions anarchiques, le 14 novembre 2008.

[14] Le Nouvelliste, Corruption : Transparency International appelé à réviser les critères, le 17 novembre 2008.

[15] Radio Métropole, Préval entend interdire les constructions anarchiques, 14 novembre 2008.

[16] Hédi Annabi, Conférence de Presse à New York, 10 novembre 2008.