vendredi 24 décembre 2010

HAITI EST LA PREUVE DE L'ECHEC DE L'AIDE INTERNATIONALE

mardi 21 décembre 2010

Interview avec Ricardo Seitenfus, représentant de l’OEA en Haiti

Par Arnaud Robert

Repris par AlterPresse du quotidian suisse Le Temps [1]

Ricardo Seitenfus : « Pour rester ici, et ne pas être terrassé par ce que je vois, j’ai dû me créer un certain nombre de défenses psychologiques. » (Paolo Woods)

Diplômé de l’Institut de hautes études internationales de Genève, le Brésilien Ricardo Seitenfus a 62 ans. Depuis 2008, il représente l’Organisation des Etats américains en Haïti. Il dresse un véritable réquisitoire contre la présence internationale dans le pays.

- Le Temps : Dix mille Casques bleus en Haïti.A votre sens, une présence contre-productive…

Ricardo Seitenfus : Le système de prévention des litiges dans le cadre du système onusien n’est pas adapté au contexte haïtien. Haïti n’est pas une menace internationale. Nous ne sommes pas en situation de guerre civile. Haïti n’est ni l’Irak ni l’Afghanistan. Et pourtant le Conseil de sécurité, puisqu’il manque d’alternative, a imposé des Casques bleus depuis 2004, après le départ du président Aristide.Depuis 1990, nous en sommes ici à notre huitième mission onusienne. Haïti vit depuis 1986 et le départ de Jean-Claude Duvalier ce que j’appelle un conflit de basse intensité. Nous sommes confrontés à des luttes pour le pouvoir entre des acteurs politiques qui ne respectent pas le jeu démocratique. Mais il me semble qu’Haïti, sur la scène internationale, paie essentiellement sa grande proximité avec les Etats-Unis. Haïti a été l’objet d’une attention négative de la part du système international. Il s’agissait pour l’ONU de geler le pouvoir et de transformer les Haïtiens en prisonniers de leur propre île. L’angoisse des boat people explique pour beaucoup les décisions de l’international vis-à-vis d’Haïti. On veut à tout prix qu’ils restent chez eux.

– Qu’est-ce qui empêche la normalisation du cas haïtien ?

– Pendant deux cents ans, la présence de troupes étrangères a alterné avec celle de dictateurs. C’est la force qui définit les relations internationales avec Haïti et jamais le dialogue. Le péché originel d’Haïti, sur la scène mondiale, c’est sa libération. Les Haïtiens commettent l’inacceptable en 1804 : un crime de lèse-majesté pour un monde inquiet. L’Occident est alors un monde colonialiste, esclavagiste et raciste qui base sa richesse sur l’exploitation des terres conquises. Donc, le modèle révolutionnaire haïtien fait peur aux grandes puissances. Les Etats-Unis ne reconnaissent l’indépendance d’Haïti qu’en 1865. Et la France exige le paiement d’une rançon pour accepter cette libération. Dès le départ, l’indépendance est compromise et le développement du pays entravé. Le monde n’a jamais su comment traiter Haïti, alors il a fini par l’ignorer. Ont commencé deux cents ans de solitude sur la scène internationale. Aujourd’hui, l’ONU applique aveuglément le chapitre 7 de sa charte, elle déploie ses troupes pour imposer son opération de paix. On ne résout rien, on empire. On veut faire d’Haïti un pays capitaliste, une plate-forme d’exportation pour le marché américain, c’est absurde. Haïti doit revenir à ce qu’il est, c’est-à-dire un pays essentiellement agricole encore fondamentalement imprégné de droit coutumier. Le pays est sans cesse décrit sous l’angle de sa violence. Mais, sans Etat, le niveau de violence n’atteint pourtant qu’une fraction de celle des pays d’Amérique latine. Il existe des éléments dans cette société qui ont pu empêcher que la violence se répande sans mesure.

– N’est-ce pas une démission de voir en Haïti une nation inassimilable, dont le seul horizon est le retour à des valeurs traditionnelles ?

– Il existe une partie d’Haïti qui est moderne, urbaine et tournée vers l’étranger. On estime à 4 millions le nombre de Haïtiens qui vivent en dehors de leurs frontières. C’est un pays ouvert au monde. Je ne rêve pas d’un retour au XVIe siècle, à une société agraire. Mais Haïti vit sous l’influence de l’international, des ONG, de la charité universelle. Plus de 90% du système éducatif et de la santé sont en mains privées. Le pays ne dispose pas de ressources publiques pour pouvoir faire fonctionner d’une manière minimale un système étatique. L’ONU échoue à tenir compte des traits culturels. Résumer Haïti à une opération de paix, c’est faire l’économie des véritables défis qui se présentent au pays. Le problème est socio-économique. Quand le taux de chômage atteint 80%, il est insupportable de déployer une mission de stabilisation. Il n’y a rien à stabiliser et tout à bâtir.

– Haïti est un des pays les plus aidés du monde et pourtant la situation n’a fait que se détériorer depuis vingt-cinq ans. Pourquoi ?

– L’aide d’urgence est efficace. Mais lorsqu’elle devient structurelle, lorsqu’elle se substitue à l’Etat dans toutes ses missions, on aboutit à une déresponsabilisation collective. S’il existe une preuve de l’échec de l’aide internationale, c’est Haïti. Le pays en est devenu la Mecque. Le séisme du 12 janvier, puis l’épidémie de choléra ne font qu’accentuer ce phénomène. La communauté internationale a le sentiment de devoir refaire chaque jour ce qu’elle a terminé la veille. La fatigue d’Haïti commence à poindre. Cette petite nation doit surprendre la conscience universelle avec des catastrophes de plus en plus énormes. J’avais l’espoir que, dans la détresse du 12 janvier, le monde allait comprendre qu’il avait fait fausse route avec Haïti. Malheureusement, on a renforcé la même politique. Au lieu de faire un bilan, on a envoyé davantage de soldats. Il faut construire des routes, élever des barrages, participer à l’organisation de l’Etat, au système judiciaire. L’ONU dit qu’elle n’a pas de mandat pour cela. Son mandat en Haïti, c’est de maintenir la paix du cimetière.

– Quel rôle jouent les ONG dans cette faillite ?

– A partir du séisme, Haïti est devenu un carrefour incontournable. Pour les ONG transnationales, Haïti s’est transformé en un lieu de passage forcé. Je dirais même pire que cela : de formation professionnelle. L’âge des coopérants qui sont arrivés après le séisme est très bas ; ils débarquent en Haïti sans aucune expérience. Et Haïti, je peux vous le dire, ne convient pas aux amateurs. Après le 12 janvier, à cause du recrutement massif, la qualité professionnelle a beaucoup baissé. Il existe une relation maléfique ou perverse entre la force des ONG et la faiblesse de l’Etat haïtien. Certaines ONG n’existent qu’à cause du malheur haïtien.

– Quelles erreurs ont été commises après le séisme ?

– Face à l’importation massive de biens de consommation pour nourrir les sans-abri, la situation de l’agriculture haïtienne s’est encore péjorée. Le pays offre un champ libre à toutes les expériences humanitaires. Il est inacceptable du point de vue moral de considérer Haïti comme un laboratoire. La reconstruction d’Haïti et la promesse que nous faisons miroiter de 11 milliards de dollars attisent les convoitises. Il semble qu’une foule de gens viennent en Haïti, non pas pour Haïti, mais pour faire des affaires. Pour moi qui suis Américain, c’est une honte, une offense à notre conscience. Un exemple : celui des médecins haïtiens que Cuba forme. Plus de 500 ont été instruits à La Havane. Près de la moitié d’entre eux, alors qu’ils devraient être en Haïti, travaillent aujourd’hui aux Etats-Unis, au Canada ou en France. La révolution cubaine est en train de financer la formation de ressources humaines pour ses voisins capitalistes…

– On décrit sans cesse Haïti comme la marge du monde, vous ressentez plutôt le pays comme un concentré de notre monde contemporain…

– C’est le concentré de nos drames et des échecs de la solidarité internationale. Nous ne sommes pas à la hauteur du défi. La presse mondiale vient en Haïti et décrit le chaos. La réaction de l’opinion publique ne se fait pas attendre. Pour elle, Haïti est un des pires pays du monde. Il faut aller vers la culture haïtienne, il faut aller vers le terroir. Je crois qu’il y a trop de médecins au chevet du malade et la majorité de ces médecins sont des économistes. Or, en Haïti, il faut des anthropologues, des sociologues, des historiens, des politologues et même des théologiens. Haïti est trop complexe pour des gens qui sont pressés ; les coopérants sont pressés. Personne ne prend le temps ni n’a le goût de tenter de comprendre ce que je pourrais appeler l’âme haïtienne. Les Haïtiens l’ont bien saisi, qui nous considèrent, nous la communauté internationale, comme une vache à traire. Ils veulent tirer profit de cette présence et ils le font avec une maestria extraordinaire. Si les Haïtiens nous considèrent seulement par l’argent que nous apportons, c’est parce que nous nous sommes présentés comme cela.

– Au-delà du constat d’échec, quelles solutions proposez-vous ?

– Dans deux mois, j’aurai terminé une mission de deux ans en Haïti. Pour rester ici, et ne pas être terrassé par ce que je vois, j’ai dû me créer un certain nombre de défenses psychologiques. Je voulais rester une voix indépendante malgré le poids de l’organisation que je représente. J’ai tenu parce que je voulais exprimer mes doutes profonds et dire au monde que cela suffit. Cela suffit de jouer avec Haïti. Le 12 janvier m’a appris qu’il existe un potentiel de solidarité extraordinaire dans le monde. Même s’il ne faut pas oublier que, dans les premiers jours, ce sont les Haïtiens tout seuls, les mains nues, qui ont tenté de sauver leurs proches. La compassion a été très importante dans l’urgence. Mais la charité ne peut pas être le moteur des relations internationales. Ce sont l’autonomie, la souveraineté, le commerce équitable, le respect d’autrui qui devraient l’être. Nous devons penser simultanément à offrir des opportunités d’exportation pour Haïti mais aussi protéger cette agriculture familiale qui est essentielle pour le pays. Haïti est le dernier paradis des Caraïbes encore inexploité pour le tourisme, avec 1700 kilomètres de côtes vierges ; nous devons favoriser un tourisme culturel et éviter de paver la route à un nouvel eldorado du tourisme de masse. Les leçons que nous donnons sont inefficaces depuis trop longtemps. La reconstruction et l’accompagnement d’une société si riche sont une des dernières grandes aventures humaines. Il y a 200 ans, Haïti a illuminé l’histoire de l’humanité et celle des droits humains. Il faut maintenant laisser une chance aux Haïtiens de confirmer leur vision.

mercredi 22 décembre 2010

LA PROCHAINE GUERRE

La prochaine guerre
mercredi 22 décembre 2010, par Alain Gresh
(Extrait du "Le Monde Diplomatique)

L’incapacité du président Barack Obama à obtenir l’arrêt de la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem illustre la partialité de Washington. Elle confirme l’absence de détermination sérieuse des Etats-Unis à imposer la paix sur le front israélo-palestinien. Le risque est grand alors de voir cette « non-paix » se transformer en conflit ouvert, la seule incertitude tenant au lieu de la prochaine guerre : Gaza, le Liban ou l’Iran ?

1er mars 1973. Le président américain Richard Nixon reçoit à Washington la Première ministre israélienne Golda Meir. Il l’informe que le président égyptien Anouar Al-Sadate est prêt à négocier un traité global. Tout en prétendant que son pays veut la paix, Meir répond qu’elle préfère un accord intérimaire, qu’il ne faut pas se fier aux manœuvres du Caire, qui veut d’abord un retrait israélien sur les lignes du 4 juin 1967, ensuite un retour au plan de partage voté par les Nations unies en novembre 1947, et une solution du problème palestinien dont il faudra discuter avec Yasser Arafat et « les terroristes ».

Rapportant cette conversation, à partir des enregistrements des conversations désormais rendus publics, le journaliste israélien Aluf Benn (« Netanyahu is telling Obama what Golda told Nixon » [http://www.haaretz.com/print-edition/opinion/netanyahu-is-telling-obama-what-golda-told-nixon-1.330696], Haaretz, 15 décembre 2010) dresse un parallèle entre la situation à l’époque où le refus israélien allait déboucher sur la guerre d’octobre 1973 et le franchissement du canal de Suez par les troupes égyptiennes, et les réponses dilatoires apportées par M. Benjamin Nétanyahou au président Barack Obama. Il rappelle que le Premier ministre actuel, rentré précipitamment de Boston pour monter au front en octobre 1973, devrait « rafraîchir sa mémoire en écoutant les enregistrements des conversations entre Meir et Nixon et se demander ce qu’il peut faire pour ne pas répéter les mêmes erreurs et pousser son pays aveuglément vers un seconde désastre de Yom Kippour », une guerre qui devait coûter 2 600 soldats à l’armée israélienne.

Le refus de Tel-Aviv d’accepter la proposition du président Barack Obama de geler pour trois mois la colonisation en Cisjordanie (et non à Jérusalem-Est) en échange de promesses sans précédent, que le commentateur Thomas Friedman (« Reality Check » [http://www.nytimes.com/2010/12/12/opinion/12friedman.html], New York Times, 11 décembre 2010), peu suspect de sympathies pour les Arabes, compare à une tentative de corruption pure et simple, a confirmé non seulement l’incapacité du président Obama à exercer une pression sérieuse sur Israël, mais le rejet par M. Nétanyahou du moindre compromis. Bien sûr, comme ses prédécesseurs, il prétend vouloir la paix, mais c’est la paix humiliante imposée par les vainqueurs, une paix fondée sur la négation des droits élémentaires des Palestiniens.

Lors des négociations secrètes avec les Palestiniens durant l’année qui vient de s’écouler, M. Nétanyahou a répété que tout accord nécessitait l’acceptation par les Palestiniens du « concept de sécurité » israélien, ce qui signifiait, entre autres, l’acquiescement à la présence de troupes israéliennes sur le Jourdain et le long du « mur de l’apartheid » (du côté palestinien bien sûr), et la poursuite de l’occupation d’une partie non négligeable de la Cisjordanie (Dan Ephron, « 16 hours in September » [http://www.newsweek.com/2010/12/11/exclusive-details-on-mideast-peace-negotiations.html], Newsweek, 11 décembre 2010). Il n’a fixé aucun terme à cette présence israélienne, sans doute censée durer jusqu’à ce que les Palestiniens deviennent « civilisés »…

Ce blocage sur le front palestinien pousse l’armée israélienne à échafauder les plans de ses nouvelles guerres, fondées sur ce « concept de sécurité » qui veut que tous ceux qui refusent la domination de Tel-Aviv sur la région soient des « terroristes » qu’il faut éliminer. Aucun autre pays, pas même les Etats-Unis, n’ont une conception de la sécurité aussi extensive, une conception qui fait d’Israël un fauteur de guerres permanentes. Sur qui va fondre l’armée israélienne, contre qui portera-t-elle ses prochains coups ?

Sur Gaza ? Il y a deux ans, les blindés et l’aviation israélienne réduisaient en cendres des centaines de bâtiments et tuaient des centaines de civils, commettant ce que le rapport Goldstone qualifie de « crimes de guerres » et sans doute de « crimes contre l’humanité ». Pourtant, le Hamas est toujours solidement installé au pouvoir. Combien de temps Tel-Aviv peut-il se résigner à cette situation ?

Sur le Liban ? En juillet-août 2006, l’armée israélienne échouait dans ses tentatives de réduire le Hezbollah, mais réussissait à détruire le pays, au mépris du droit international ; trois ans et demi plus tard, l’organisation est plus puissante que jamais et l’état-major n’écarte pas une opération majeure qui risquerait de conduire à l’occupation d’une partie du Liban (lire Anshel Pfeffer, « Is the IDF prepping for a third war with Lebanon » [http://www.haaretz.com/print-edition/news/is-the-idf-prepping-for-a-third-war-with-lebanon-1.331431], Haaretz, 19 décembre 2010).

Sur l’Iran ? Au risque de provoquer un conflit majeur qui s’étendrait de l’Irak au Liban, de la Palestine à l’Afghanistan ?

Personne ne peut le dire, mais, au Proche-Orient, l’absence de paix débouche forcément sur la guerre… Contrairement à 1973, c’est Israël qui prendra l’initiative directe du conflit, sauf qu’il se heurtera non seulement à des ennemis bien plus efficaces, mais, comme le signale le militant de la paix israélien Uri Avnery (« Ship of fools 2 » [http://zope.gush-shalom.org/home/en/channels/avnery/1292669143/], Gush Shalom, 18 décembre 2010), à l’hostilité grandissante de l’opinion mondiale, hostilité dont a témoigné la reconnaissance de l’Etat de Palestine dans les frontières de 1967 par le Brésil, la Bolivie, l’Argentine, ou la lettre de 26 anciens dirigeants européens (Chris Patten, Giuliano Amato, Felipe González, Lionel Jospin, Hubert Védrine, Romano Prodi, Javier Solana, etc.) – tout sauf des extrémistes – appelant l’Union européenne à prendre des sanctions si, d’ici le printemps, le gouvernement israélien ne change pas de politique. L’organisation Human Rights Watch a publié le 19 décembre un rapport (« Israel/West Bank : Separate and Unequal » [http://www.hrw.org/node/95113]) qui souligne que les Palestiniens sont victimes de discriminations systématiques et appelle le gouvernement des Etats-Unis à réduire de plus de 1 milliard de dollars son aide annuelle à Israël (soit l’équivalent des investissements israéliens en faveur des colonies).

En conclusion, Avnery note que le soutien américain à Israël relève de l’assistance au suicide. « En Israël, une telle assistance est un crime. En revanche, le suicide ne l’est pas. Ceux que les dieux veulent détruire, ils les rendent d’abord fous. Espérons que nous retrouverons nos esprits avant qu’il ne soit trop tard. »

samedi 27 novembre 2010

ENTRE SAVOIR ET DEMOCRATIE... (BONNES FEUILLES 2)

Entre Savoir et Démocratie
Les Luttes de l’Union Nationale des Étudiants haïtiens sous le gouvernement de Duvalier (Bonnes feuilles 2)

samedi 27 novembre 2010

par Leslie Péan *

Soumis à AlterPresse le 15 novembre 2010

Le charbon et la farine

On ne saurait nier l’existence du préjugé de couleur en Haïti, mais en faire la question sociale par excellence en accentuant les horreurs qui en découlent représente une imposture. L’emploi abusif du préjugé de couleur par les noiristes pour prendre le pouvoir politique est diabolique. En citant Jean Price-Mars, l’UNEH fait une critique de la propagande noiriste du gouvernement dans le numéro 5 de la Tribune des étudiants, daté du 27 janvier 1961. Notre histoire enseigne que, depuis les luttes pour l’indépendance de 1804, Noirs et Mulâtres ont su surmonter les contradictions racistes et coloristes instituées par la puissance coloniale. Il est absolument faux de croire et de faire croire que les devoirs antagonistes des Blancs, des Mulâtres et des Noirs ont épousé uniquement les lignes de couleur.

Qu’on lise l’Histoire de Toussaint Louverture de Pauléus Sannon [1] pour apprendre que des Blancs, parmi lesquels des curés, des prêtres et des abbés dont le père Corneille Brelle, ont contribué à la préparation de la cérémonie du Bois-Caïman [2]. Nos aïeux, les pères fondateurs de la nation haïtienne, ne se sont pas laissés prendre au piège racialiste, coloriste et discriminatoire des colons français. Ils ont ouvert leurs bras aux 5,000 blancs polonais et 1,000 blancs allemands qui ont rejoint les troupes indigènes dans la guerre de l’Indépendance et versé leur sang pour contribuer à créer Haïti, un projet de liberté ancré dans tous les esprits. Mais s’ils ont su coaliser leurs forces avec d’autres en y acceptant même un Blanc Français comme le colonel Malet, signataire de l’Acte de l’Indépendance d’Haïti, leurs efforts ont été vaincus par le racisme dominant à l’échelle internationale, qui les a ensuite divisés. Ils se retrouvèrent donc comme Sisyphe, poussant le rocher de l’égalité des races et des couleurs, mais prétendant être contraints de le laisser retomber avant d’avoir atteint le sommet.

Lors de la guerre du Sud, le Mulâtre Rigaud avait des Noirs parmi ses partisans dont Lamour Dérance, Goman, Sanglaou et d’autres chefs de bande noirs. Des deux fils de Toussaint Louverture, c’est Placide, le mulâtre, qui le soutient dans la lutte contre la France, tandis qu’Isaac, le noir, appuie et rejoint les Français. Lors de rares élections à la présidence qui furent témoins du duel entre deux candidats mulâtres, Boisrond Canal et Boyer Bazelais en 1876, ou encore entre Boyer Bazelais et Lysius Salomon en 1879, ce sont les considérations financières et non coloristes des milieux affairistes qui primèrent.

Rony Durand, un des économistes de l’école noiriste qui devint doyen de la Faculté de droit et des sciences économiques en 1986, a disséminé pendant quatre décennies le venin du racisme noiriste dans les têtes des étudiants haïtiens. Exprimant à haute voix le dogme noiriste et le rentrant à coups de marteau dans les consciences de la jeunesse, Rony Durand a complètement évacué la complexité de la question sociale et a déclaré que « la bourgeoisie « mulâtre » qui gouverne Haïti depuis les jours enfiévrés de « l’indépendance » porte la responsabilité historique de notre stagnation [3] ». Et il a du même coup légitimé la corruption financière, le vol des deniers publics et le brigandage des noiristes. Dans son entendement, leur accumulation sauvage est légitime car, dit-il, « la bourgeoisie « noire » a retourné contre la bourgeoisie « mulâtre » ses propres armes. Au demeurant, aucune bourgeoisie n’a les mains pures dans la formation du capital [4] ».

De telles représentations semant la haine et véhiculées par le discours noiriste sont prégnantes dans le corps social. Pour bien saisir comment le peuple haïtien se pense et se représente, il faut aller aux sources réelles de la négrophobie et démystifier l’aliénation de l’homme haïtien (noir et mulâtre), comme Anténor Firmin, dans son magnum opus oparum intitulé De l’égalité des races humaines. La réduction à néant d’Haïti est justement due au triomphe de certaines alliances politiques pernicieuses.

L’alliance infantilisante Duvalier/Rigal, on le sait, a permis d’isoler Louis Déjoie lors de la campagne électorale de 1957. Antoine Rigal fait alors une déclaration révoltante qui provoque la colère de la majorité de l’électorat. En proclamant dans un discours tristement célèbre, « Maintenant toutes les avenues du pouvoir sont encombrées par les ruraux [5] », Antoine Rigal écœure les Noirs, leur donne un goût amer à la bouche et assassine les idéaux d’industrialisation et de développement que représentait Déjoie. Le candidat François Duvalier reprendra pourtant cette phrase méprisante de Rigal pour mettre en marche une machine électorale broyant tout sur son passage. Il l’utilisera comme une lamentation afin que les Noirs adhèrent, même passivement, à sa candidature et voient en lui une raison d’espérer. Duvalier déclamera le message discriminatoire de Rigal au cours de ce fameux discours intitulé « Ils sont devenus fous » et dans lequel il dira :

“Heureux et se congratulant d’être enfin seuls, entre honnêtes gens, entre gens du monde, entre gens de société, débarrassés enfin des « ruraux » que nous sommes, selon l’acrimonieuse et imprudente expression de Me Antoine Rigal, ils ont concerté eux-mêmes, la mise en place de leurs dispositifs d’élimination. Ils sont devenus fous [6].”

Duvalier utilisait Rigal pour créer un fossé irrémédiable entre les masses noires et Déjoie. Le coup allait porter surtout quelques années après le mouvement de 1946, qui a modelé la conscience populaire sur la question de couleur. Rigal sera récompensé par l’attitude bienveillante de François Duvalier à son endroit, jusqu’à sa mort en 1971. Le discours de Rigal a cassé en quelques jours le lien social que Déjoie a construit pendant vingt ans avec la paysannerie noire à Saint Michel de L’Attalaye, aux Cayes, sur ses plantations agricoles. Déjoie se retrouve la victime d’un mulâtrisme qui bloque la cohésion sociale, entretient la méfiance et freine l’exécution d’un projet social collectif. Le mulâtrisme, en charriant la blanchitude occidentale et en mettant des Mulâtres incompétents aux commandes du système politique, des affaires, de l’administration et de la diplomatie, contribue à maintenir la société dans le dénuement tout comme le noirisme, en faisant la promotion de Noirs ignares à des postes de prestige, renforce le préjugé voulant que les Noirs soient incompétents.

Le noirisme boit à la même source coloriste et racialiste que le mulâtrisme en avançant la thèse de l’infériorité congénitale des Mulâtres. Les révocations de Mulâtres en 1946, simplement parce qu’ils sont des Mulâtres, sont aussi exécrables que les pratiques discriminatoires envers les Noirs sous les gouvernements mulâtristes. Les victimes deviennent des bourreaux en adoptant les attitudes et le type de pensée discriminatoires reprochés aux bourreaux. C’est de la mauvaise foi que de vouloir continuer dans la voie de la racialisation des rapports sociaux, que de vouloir l’instauration d’une pyramide sociale toujours basée sur la hiérarchie des couleurs de peau et la structuration coloriste. La vision de l’UNEH, présentée à chaud, combat cette forme de pensée racialiste dans son numéro 5 de Tribune des étudiants, daté du 27 janvier 1961.

Des destructions tous azimuts

Tout au long de l’histoire d’Haïti, le libéralisme en tant que principe sacro-saint de la bourgeoisie a été combattu par le dirigisme d’État appuyé sur la pensée racialiste et coloriste. Les efforts de développement national se sont révélés futiles, qu’ils viennent de l’État ou de l’activité productrice privée, car le minimum de connaissances nécessaires à un tel développement a toujours fait défaut. Les luttes de pouvoir ont surfé sur l’ignorance encouragée et maintenue à travers les manipulations coloristes de toutes sortes. Le combat des adversaires noiristes et mulâtristes s’est poursuivi au détriment de l’entité nationale, qui a périclité pendant deux siècles jusqu’à atteindre aujourd’hui son point d’effondrement, pour utiliser le langage de Jared Diamond [7]. Il y a en effet de sérieux indicateurs qui révèlent l’agonie de la société haïtienne. Cette agonie résulte de l’incapacité des adversaires noiristes et mulâtristes, en lutte pour l’hégémonie, à s’entendre sur un minimum d’objectifs pour répondre aux défis de l’environnement extérieur hostile. La possibilité de la disparition de la civilisation haïtienne, tout comme celle des Vikings démontrée par Jared Diamond, est donc bien réelle. Par-delà les théories fumeuses de l’essence de l’homme noir qui serait d’une radicale altérité par rapport aux autres êtres humains, les brigands de l’école des Griots sont parfaitement conscients de la « nourriture intellectuelle et morale [8] » qu’ils offraient à la population haïtienne, tant dans leur journal Les Griots que dans les autres publications dans lesquels ils exposaient leurs marchandises.

Sous le fallacieux prétexte de la « régénération des grandes masses », François Duvalier et Lorimer Denis utilisent, pour prendre le pouvoir, des processus identitaires et des pratiques mystificatrices qui privilégient la couleur noire de la peau et une certaine apparence physique. Les brigands des Griots s’amusent à brouiller la question sociale par ce que Frantz Fanon, en 1954, a nommé « l’apparente surdétermination par l’ordre « racial » du classement hiérarchique qu’opère la société sur elle-même [9] ». L’hégémonie de la pensée coloriste mulâtriste jusqu’en 1946 et la domination du courant de pensée noiriste qui s’en est suivi ont détruit les possibilités de formation d’une bourgeoisie nationale capable de propulser le développement. Ici encore, l’idéologie des jeunes de l’UNEH, dans l’éditorial du numéro 6 de Tribune des étudiants de juin 1960, a pris le contre-pied en appelant à la mobilisation de la bourgeoisie nationale. En présentant le Problème des classes à travers l’histoire d’Haïti comme leur Mein Kampf, les idéologues noiristes mettaient dans les têtes de la jeunesse les bases fascistes de leur future puissance, mais aussi les bases de l’enterrement de la nation haïtienne. Leur désir de gouverner n’avait d’égal que leur passion d’un pouvoir à retentissement chaotique. Paradoxalement, même des professeurs réputés progressistes recommanderont les thèses pernicieuses des Griots à leurs élèves. Avec un discours à la fois misérabiliste et moderne, la logorrhée de François Duvalier et de Lorimer Denis s’est propagée comme un SIDA de l’esprit. En manipulant l’histoire, les brigands des Griots ont préparé en toute sérénité le naufrage de la nation haïtienne. Leur passion pour le pouvoir a été étalée avec une grande charge affective et une sentimentalité qui ont séduit leurs disciples et que ceux-ci ont intériorisées. Leur œuvre continue de s’insinuer partout où le désespoir règne.

On pourra se demander ad nauseam s’ils savaient qu’ils préparaient les ruines d’Haïti. L’obscurantisme et la déchéance qu’a entraînés la pensée duvaliériste ont perverti la société dans ses valeurs existentielles de base, et il sera trop tard quand Jean Price-Mars [10] ou Roger Dorsinville dénonceront la débilité du discours noiriste. En 1990, Roger Dorsinville écrira :

« Pour ce qui concerne le bilan chez nous de ces trente dernières années, il est tragique, mais facile à établir, si bien qu’il faut espérer n’entendre plus jamais parler de « noirisme » en tant que doctrine ou définition de projets politiques. Le résultat n’est pas seulement la ruine économique, et, sur le délabrement des institutions, l’établissement de l’autorité publique d’une armée de faucons. Il faut surtout déplorer la disparition de toutes les vertus civiques ou morales, ce qu’un auteur étranger [11] a pu décrire « la démocratisation de la corruption [12]. » Les cris du cœur de Price-Mars et de Dorsinville n’auront d’échos que dans les esprits d’une faible minorité d’intellectuels. La fibre nationale était détruite et la tombe de la société haïtienne était déjà creusée. Les pratiques et les conduites nihilistes des tontons macoutes Ti Bobo, Boss Pinte, et autres Ti Cabiche s’étaient déjà propagées. Le pouvoir était remis à la jeunesse des Roger Lafontant et autres briseurs de grève qui attendaient leur tour pour cueillir les fruits mûrs de ce travail commencé en 1932, persuadés à tout jamais que ce qui sied à Haïti, c’est la démocratie des cadavres. Jacques Fourcand dira qu’il vaut mieux faire un Himalaya de cadavres que de perdre le pouvoir. La messe était dite. Faisant le bilan de ce voyage en enfer, Roger Dorsinville écrivait en 1990 : « Cette république qui se déglingue de partout, c’est le résultat de trente ans de Pouvoir Noir [13]. » Il ne croyait pas si bien dire sur cette époque « de nuit, de guerre et de mort » pour employer le langage de Jan Patocka [14]. Mais en laissant de côté l’arrière-fond de cette dégringolade, Roger Dorsinville ne permet pas de comprendre les origines et le déclenchement de ce malheur qui s’est abattu sur la société haïtienne au XXe siècle. Des origines qui ne remontent pas à 30 ans, mais plutôt à 55 ans, c’est-à-dire à 1932. Toutefois, il donne l’ampleur et la dimension de la mort organisée sous le régime duvaliériste :

« Nous avons ouvert la porte à des gens traditionnellement méprisés pour leur bâtardise, dans un pays où la légitimité des imitateurs date tout juste d’hier, et ces bâtards avaient des comptes à régler tous azimuts, y compris entre eux. Ils ont tué, embastillé, avili hommes, femmes et enfants, de cent manières et dans toutes les directions. Quant au paysan, ce noir, prétexte du combat pour le « plus grand nombre », il s’est trouvé plus que jamais trituré par les hommes nouveaux, une « élite lorage calé » sans tradition de bonté, de générosité, de solidarité, acharnée à se laver du souvenir de son abjection de naguère. Dès lors, où était la promesse : « C’est à nous, opprimés, de lutter pour tous les opprimés » ? Et, parce que l’État s’était avili, il y a eu le retour de bâton : la disparition de son autorité civique et morale, l’évacuation de sa pertinence à gouverner, l’instauration pure et simple du banditisme officiel [15]. »

Les brigands voulaient garder le pouvoir en transformant Haïti en un vaste camp de concentration. Ils exécutaient le travail des capos et décidaient de la destruction, de la récupération, de la conservation et de la classification des rebuts d’humanité créés par leur politique mortifère. Les recettes pour détruire l’âme du peuple haïtien seront de plus en plus sophistiquées. Elles passeront par la destruction de la mémoire, des travailleurs, des entrepreneurs, des cochons créoles, de l’armée, de l’intelligentsia, etc. Un anéantissement tous azimuts. Une dévastation sans cesse perfectionnée. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer, pour bien les comprendre, les luttes de l’UNEH, qui représentent un moment crucial du combat de la jeunesse haïtienne contre ceux et celles qui voulaient garder le pouvoir à tout prix. Les jeunes de l’UNEH avaient su reconnaître les caractéristiques fondamentales qui soutenaient le courant des Griots et avaient subodoré leur démarche d’élimination d’une civilisation. Ils firent de leur mieux pour empêcher ces cannibales d’entamer leur festin et la grève de 1960-1961 en est le témoignage fondamental.

[1] Horace Pauléus Sannon, Histoire de Toussaint Louverture, Tome I, Collection Patrimoine, Presses Nationales d’Haïti, 2003, p. 179-188.

[2] Jacques de Cauna, Haïti : L’éternelle révolution. Histoire de sa décolonisation (1789-1804), PRNG Editions Pyremonde, Monein, France, 2009, p. 146.

[3] Rony Durand, Regards sur la croissance économique d’Haïti, Imprimerie des Antilles, 1965, p. 165.

[4] Ibid., p. 117.

[5] Arthur Rouzier, Les belles figures de l’intelligentsia jérémienne. Du temps passé et du présent, Imprimerie Service Multi-Copies, 1986, p. 117.

[6] Colbert Bonhomme, Révolution et contre-révolution en Haïti, op. cit., p. 277.

[7] Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006.

[8] François Duvalier et Lorimer Denis, Le problème des classes…, op. cit. p. 89.

[9] Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs. Paris, Le Seuil, 1954.

[10] Jean Price-Mars, Lettre ouverte à René Piquion sur son « Manuel de la négritude » ; le préjugé de couleur est-il la question sociale ?, Éditions des Antilles, P-au-P, 1967.

[11] André Corten.

[12] Roger Dorsinville, Marche arrière II, Éditions des Antilles, 1990, pp. 223-224.

[13] Ibid, p. 233.

[14] Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier, Paris, 1981.

[15] Roger Dorsinville, Marche arrière II, Éditions des Antilles, 1990, p. 223-224.

jeudi 25 novembre 2010

ENTRE SAVOIR AND DEMOCRATIE - LES LUTTES DE L'UNION NATIONALE DES ETUDIANTS SOUS LE GOUVERNEMENT DE DUVALIER (BONNES FEUILLES 1)

mercredi 24 novembre 2010

par Leslie Péan *

Soumis à AlterPresse le 15 novembre 2010

À un moment où l’interrogation sur le devenir haïtien est au centre des débats, ces bonnes feuilles peuvent servir d’aiguillon à la réflexion. Nous publions des extraits de l’ouvrage Entre Savoir et Démocratie — Les Luttes de l’Union Nationale des Étudiants haïtiens sous le gouvernement de Duvalier qui sort chez Mémoire d’Encrier à Montréal à l’occasion du 50e anniversaire de la plus grande et la plus longue grève de l’histoire d’Haïti déclenchée le 22 novembre 1960. Plus de 450 pages avec quatorze des acteurs qui ont écrit ces jours de la résistance du mouvement social. Ces bonnes feuilles sont publiées en deux parties.

Première partie

Un mouvement qui dépasse le simple renversement de gouvernement

Au moment où, à la fin des années 1950, l’Union nationale des étudiants haïtiens (UNEH) prend la relève de la FEUH, le mouvement estudiantin a déjà une expérience pratique de l’activisme politique et a une confiance extrême dans l’efficacité de la grève générale. La grève de 1960-1961 que l’UNEH va déclencher dans un dangereux bras de fer avec le pouvoir va sérieusement secouer l’édifice duvaliériste, sans toutefois le mettre en péril. Une grève dont la répression, « avec son cortège d’emprisonnements, de bastonnades, de défections et de trahisons [1] », a fait éclore la carrière politique des Roger Lafontant, Robert (Bob) Germain, Rony Gilot et autres briseurs de grève, tout en mettant fin au rêve d’une jeunesse de se projeter dans l’avenir. Mais aussi un mouvement qui a fait flotter les drapeaux du civisme, du courage, de la solidarité, de la générosité et des aspirations positives. Un mouvement qui a voulu aller plus loin que le simple renversement d’un gouvernement, pour s’attaquer plutôt à renverser des idées préconçues sur le bien et le mal, le faux et le vrai, le juste et l’injuste.

À travers la chronique des faits qui ont ponctué ces quatre mois d’affrontements douloureux au cours desquels les étudiants ont fortement secoué la structure gouvernementale, nous nous proposons de reconstituer le déroulement d’une des luttes les plus progressistes et les plus périlleuses jamais menées par le mouvement estudiantin en Haïti. Pour tenter de rester fidèle à la trame de ces événements, nous retracerons d’abord le contexte des luttes démocratiques dans le secteur de l’enseignement avec la création de l’Union Nationale des maîtres de l’enseignement secondaire (UNMES). Nous présenterons ensuite l’énoncé des doléances et des aspirations des étudiants. C’est d’ailleurs dans la défense de leurs droits imprescriptibles, à travers la gestion de la défense de leurs camarades arrêtés, que leur activisme devient un événement. Puis, nous verrons de quelle façon certains acteurs de cette période ont interprété ces événements et en ont fait ressortir le caractère et la consistance. Enfin, nous profitons pour rendre un hommage à un frère consanguin, tout en recollant les bribes de l’histoire de la résistance d’une génération qui voulait qu’Haïti soit un pays de droit.

À la fin de Les mots et les choses, Michel Foucault annonce la mort de l’homme qui « s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. » La destruction écologique en Haïti, où la surface végétale s’est réduite au point de ne couvrir maintenant que 2 % du territoire, semble donner raison à Foucault, du moins en ce qui concerne la mort de la nature, étape annonciatrice de la mort de l’homme. Ce système écologique dominateur consacre la rupture entre l’homme et la nature et propage la mort. Cette incohérence est exprimée ainsi par Délira, le personnage du roman Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain : « Nous mourrons tous, disait-elle, les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants ». Roumain et ses camarades essaieront de construire un autre système d’écologie politique avec des réseaux sociaux et mentaux capables de protéger l’environnement. Cette construction passait par la mort d’une certaine idée de l’homme haïtien et par la naissance d’un homme nouveau capable de produire d’autres territoires et d’autres institutions pour monter à l’assaut des citadelles d’iniquité.

Mettre hors de l’eau le nouveau visage dessiné sur le sable

La création de l’Union nationale des étudiants haïtiens (UNEH) constitue un moment important de ce mouvement d’écologie politique qui cherche à réaliser la mort programmée du vieil homme haïtien. L’UNEH renvoie à un univers de valeurs qui vise l’émancipation réelle des vivants et l’affranchissement face à la confusion instaurée par le pouvoir duvaliériste. En soutenant les luttes démocratiques des enseignants amorcées par l’Union Nationale des membres de l’enseignement secondaire (UNMES), l’UNEH les prend au pied de la lettre pour mettre en avant leur contenu significatif et leur donner écho.

Les luttes de l’UNEH constituent d’abord une critique de la politique de l’enseignement et de l’éducation qui, selon elle, est déconnectée de la société et de l’économie. En tant qu’agents de la modernité, les étudiants constituent une force dynamique qui appelle au changement. Leur prise de conscience est susceptible de conduire au changement des processus en vigueur dans la société, mais aussi à de nouvelles façons de faire et de penser. Professeurs et étudiants viennent révéler que la crise de l’enseignement ne peut pas être traitée séparément des problèmes sociaux, politiques et économiques qui affectent Haïti et, par conséquent, en appellent à un changement fondamental pour désenclaver la pensée haïtienne et la diriger vers une réflexion qui sorte de l’arbitraire et qui appuie la promotion des libertés dans tous les domaines.

Les aspirations de l’UNEH à un savoir de qualité et à une démocratie politique rentrent en collision avec la rationalité dictatoriale du gouvernement de François Duvalier. Les tontons macoutes prennent d’assaut la citadelle du savoir en imposant leurs étudiants dans les écoles et universités. Éléments déclencheurs de la dégradation et de la clochardisation du système éducatif. Dans ce haut lieu de la modernité qu’est l’université, les étudiants de l’UNEH revendiquent une organisation du savoir loin des illusions de la pensée noiriste culminant dans la débilité duvaliériste. Une voie sans issue. L’UNEH a défini dans les revendications l’université comme lieu privilégié pour la recherche et l’innovation, en vue de la transformation du pays. Refusant d’accepter de trembler devant les tontons macoutes, les étudiants appellent à un renouvellement de l’organisation de la cité, avec comme objectif ultime celui des pratiques de conception de la vie politique et du pouvoir. Les revendications ne sont pas présentées comme une fin en soi mais comme un point de départ.

Pour construire cette démocratie, ils veulent s’appuyer sur les savoirs scientifiques mais aussi sur le savoir politique des citoyens. C’est dans le travail de repositionnement de l’université entre savoir et démocratie que les étudiants lancent la grève du 22 novembre 1960 pour libérer leurs camarades arrêtés par la gestapo duvaliériste. Cette grève a mis fin au mirage que le duvaliérisme avait projeté afin de séduire les incrédules. Cette réponse à la terreur a été trahie et l’appel insurrectionnel n’a pas trouvé de réponse. Pour étendre le désert dans l’espace haïtien, le duvaliérisme a distillé le désir éperdu du pouvoir noiriste. La descente de la nuit sur Haïti s’est concrétisée. De la corruption des institutions à celle de la citoyenneté.

Les étudiants de l’UNEH ont su montrer ce qu’être citoyen veut dire. En exprimant leur solidarité vis-à-vis de leurs camarades emprisonnés, c’est une autre construction ontologique qui entre en jeu. Le savoir citoyen, soit la responsabilité envers l’Autre, est la condition sine qua non de la modernisation de l’action publique. L’élimination des entraves à la pluralité des savoirs exige la diffusion de cette responsabilité à partir de l’écriture de la grammaire symbolique des compétences. L’expérience de révolte des étudiants de novembre 1960 invite à des discussions de fond. Car la société haïtienne traverse encore le désert aujourd’hui cinquante ans après. Sous le soleil torride de la précarité. Sous la pluie des cyclones. Sous les débris du séisme du 12 janvier 2010. Sous les rebuts des aventuristes occultes qui trahissent les intérêts nationaux et populaires. La résistance active et intelligente des étudiants de l’UNEH contre le fascisme duvaliérien est l’une des plus belles pages de notre histoire contemporaine. D’où la nécessité d’approfondir cette expérience afin de mettre en échec les mensonges d’un système qui demande de s’accommoder d’un présent lamentable.

À la suite de leur premier congrès de mai 1960, la lutte des étudiants de l’UNEH prend son envol avec la correspondance adressée au parlement haïtien en date du 17 juin 1960. À cette époque, Duvalier prend des dispositions pour caporaliser les membres du parlement afin qu’ils ne puissent pas élaborer de lois ou de directives fondamentales, mais qu’ils se conforment plutôt aux préférences de Duvalier et des acteurs de la communauté internationale et des bailleurs de fonds. La prise de décision politique ne dépend alors plus du gouvernement et de son dirigeant, mais de la communauté internationale [2] qui s’arrange, par tous les moyens, pour avoir le dernier mot.

Ainsi, l’organisation d’élections présidentielles n’aboutit pas nécessairement à la stabilité politique. C’est surtout le cas quand la fraude est au rendez-vous et que les résultats ne sont pas fiables. Le bourrage des urnes pour François Duvalier le 22 septembre 1957 a ouvert une période d’instabilité et d’absence de légitimité pour le nouveau gouvernement. Ne pouvant corrompre ses adversaires en leur offrant des postes gouvernementaux, le gouvernement Duvalier va immédiatement opter pour la répression et tenter de trouver une certaine stabilité. Il s’agira d’éradiquer les consciences, de faire perdre aux Haïtiens tout sens des responsabilités historiques en introduisant la torpeur et la peur dans toutes les couches de la population. La paix des cimetières est donc inscrite dans le mouvement qui utilise la corruption et la fraude pour pérenniser l’ordre établi. L’effet direct du coup d’État électoral a été d’orienter la stratégie du gouvernement Duvalier vers l’engagement de fonds pour la sécurité intérieure, au détriment des secteurs sociaux (justice, éducation, santé, infrastructure).

Prendre le pouvoir par la fraude électorale aboutit donc de manière presque inévitable à l’instauration d’un gouvernement dictatorial. Le coup d’État électoral de François Duvalier n’échappe pas à cet ancrage délibéré dans l’arbitraire et le prix payé pour se maintenir au pouvoir s’accompagne de la nécessité, pour le nouveau gouvernement, de mettre la priorité absolue sur sa sécurité. Cette orientation provoque la résistance des étudiants de l’UNEH, qui y voient un tort fait à leur avenir au moment où ils expriment, dans leur correspondance aux Chambres législatives en date du 17 juin 1960, leurs doléances en neuf points dont la construction d’une cité universitaire de 500 chambres, de laboratoires, d’une bibliothèque et d’un restaurant.

Mais l’éducation n’est pas une priorité pour le gouvernement, qui n’y consacre que moins de 1 % du produit intérieur brut (PIB), tandis que les autres pays de la Caraïbe y consacrent tous à peu près 5 %. Le pays affiche donc un taux élevé d’analphabétisme (85 %), alors que la part du lion du budget national, soit 28 % ou encore 10,6 millions de dollars, va à la sécurité publique et à l’armée. Des 19 millions de gourdes qui vont au département de l’Éducation nationale, seulement 1 % est mis à la disposition des 1 200 étudiants et des 200 professeurs d’université. À cette époque, près de 45 % des étudiants sont inscrits en médecine et pharmacie et souvent les diplômés s’expatrient. Les conditions difficiles en milieu rural et le salaire de 250 dollars par mois que gagnent les médecins ont produit l’exode des 200 médecins diplômés au cours de la période 1950-1960 [3].

Le gouvernement de Duvalier a profité de la structure archaïque de la société haïtienne encouragée par un système éducatif dans lequel l’inadéquation entre l’offre d’éducation et la demande (les besoins du développement national) est la règle. Le professeur Max Chancy signale ainsi, dans un ouvrage de 1970, les contradictions du système éducatif haïtien :

« Les anciens préjugés contre le travail manuel, alliés aux conditions dans lesquelles s’est développée la vie économique du pays, ont favorisé de façon incroyable cette prédominance de la formation littéraire en Haïti. C’est ainsi qu’à l’Université d’Haïti en 1968, sur les 1527 étudiants inscrits, plus du tiers, 549, étaient à la Faculté de droit alors que l’effectif de l’École d’agronomie représente 1/39 de l’effectif global – 40 étudiants – moins que l’école de théologie – 46 étudiants. Haïti n’a formé en 35 ans que 200 agronomes alors que chaque année environ 100 étudiants reçoivent leur diplôme de licencié en Droit [4]. »

La destruction de l’intelligentsia et l’identification au nazisme

Duvalier ne voulait pas d’une politique éducative trop élaborée qui aurait pu produire des citoyens en mesure de balayer les poussières toxiques que son courant de pensée avait mis dans les esprits. Mais il n’a pas non plus basculé un beau matin dans une chasse aux intellectuels progressistes. Son combat ininterrompu contre l’excellence remonte toutefois aux années 1932-1940, quand il écrivait des textes grotesques prétendant que « la sentimentalité conditionne toutes les activités du Noir [5]. » Un vrai charabia dénoncé par de vrais intellectuels qui, à l’instar d’Antonio Vieux ou de Jacques Stephen Alexis, parlaient de Duvalier comme d’un « boucanier de la culture [6] » ou encore considéraient les partisans du mouvement des Griots comme des « folkloristes bêlants [7]. »

En reprenant les théories racistes de l’idéologue nazi Alfred Rosenberg, Duvalier a perverti le vaudou en prétendant être le dépositaire des lourds secrets de ce culte. Il a affirmé qu’il en tirait le « vitalisme mystique » qui désignerait l’essence de la race en Haïti. Dans ce sillage, qui prend la race comme unité de référence, Duvalier se veut le porte-drapeau intellectuel et fédérateur des aspirations de la classe moyenne noire. Il le dira lui-même : « Il jaillit de la matrice de la race un de ces leaders qui, dans leur équation personnelle, synthétisent la conscience de cette collectivité [8]. » Tous les intellectuels avisés prendront leur distance vis-à-vis de l’approche mystique de Duvalier et de sa bande. L’école des Griots de Duvalier, qui remonte à la période 1932-1940, réunit un groupe de penseurs parmi lesquels se trouvaient entre autres Lorimer Denis, Louis Diaquoi, Carl Brouard, Clément Magloire Fils, René Piquion et Kléber Georges Jacob. Sous prétexte de trouver une doctrine sociale authentiquement haïtienne, ils ont en commun adopté et propagé les thèses racistes de Georges Montandon en Haïti. Ils ont soutenu que les Haïtiens possédaient des particularités sociales, psychologiques et culturelles spécifiques découlant de leur origine africaine, et que le caractère singulier résultant de ces particularités demandait la formulation d’un système politique dictatorial et autoritaire dans lequel sont absents les éléments tels que la liberté de la presse, les élections libres, l’opposition constitutionnelle et les principes démocratiques. L’école des Griots a disséminé ses idées autour des années 1930 dans un certain nombre de publications dont L’Action Nationale, Haïti Journal, La Relève, L’Assaut, Le Nouvelliste. Elle recevra le soutien de Gérard de Catalogne dans la production d’un fascisme créole adapté aux conditions haïtiennes. Le moteur de ce fascisme sera la création d’une mystique pour mobiliser la jeunesse haïtienne et créer de nouvelles élites professionnelles [9].

Né au Cap-Haïtien au tournant du XXe siècle, Gérard de Catalogne fait ses classes en France, alimenté par le royalisme et la pensée ultraréactionnaire. Disciple de Charles Maurras, ardent défenseur de l’Action Française, Gérard de Catalogne brave vents et marées pour implanter les théories fascistes en Haïti. Pétri de cette idéologie d’extrême droite opposée aux idées démocratiques, Gérard de Catalogne expose ouvertement ses intentions : « Nous ne croyons ni aux droits des peuples, ni aux Droits de l’homme, qui représentent dans le ciel des nuées, des abstractions illogiques [10] … » Il explique aussi que « celui qui dirige les affaires publiques doit rester parfaitement indifférent aux soubresauts d’une multitude souvent inconsciente et toujours ignorante [11] ». Gérard de Catalogne sera de tous les gouvernements jusqu’à celui de François Duvalier et sera le guide spirituel de la révolution duvaliérienne [12]. Pour monopoliser la parole et entraver la compréhension de tout phénomène macro-sociologique, Duvalier décide d’éliminer tous les intellectuels qui ne partagent pas sa théorie énoncée dans son ouvrage Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti. Cet ouvrage, composé d’articles écrits par François Duvalier et Lorimer Denis au cours des années 1946-1947 dans le journal Chantiers, constitue, selon leur disciple Rodolphe Dérose, « le Mein Kampf haïtien de la Nouvelle Période inaugurée depuis le 22 octobre 1957 [13] ». On peut ainsi se faire une idée de la conception nazie et/ou fasciste [14] qu’avaient les brigands de Duvalier de la conduite du pays. Rodolphe Dérose avait probablement entendu Duvalier déclarer que « Hitler fut un grand homme incompris comme moi [15]. »

Mais l’influence du nazisme ne s’arrête pas là. Le slogan duvaliériste « Un seul peuple ! Une seule patrie ! Un seul chef ! » n’est que la traduction française du slogan nazi « Ein Volk ! Ein Reich ! Ein Führer ! » de Hitler. Duvalier était pétri d’hitlérisme au point qu’il référa ouvertement à Gœbbels dans une dédicace faite en 1957 à son ami Antoine Rodolphe Hérard, son propagandiste de la station Radio Port-au-Prince. Il écrivit : « Au Gœbbels de la campagne électorale de 1957, mon ami de toujours Antoine Rodolphe Hérard [16] ». On ne s’étonnera donc pas que Morille Figaro, secrétaire d’État de l’Intérieur, parle de Duvalier comme du « Führer » et que le « SD » (Service de dépistage) soit ainsi nommé d’après le SD hitlérien. On peut aussi comprendre la confusion actuelle quand on sait que le ronron épistémologique duvaliériste des manuels scolaires a servi, pendant plus d’un demi-siècle, à formater les jeunes esprits et à leur faire ânonner les thèses noiristes de l’école des Griots. Et quant aux moins jeunes qui ne voulaient pas internaliser la bêtise, Gérard de Catalogne, dans le quotidien Le Jour, avait proposé dès le 12 novembre 1957 de débarrasser le pays de ces indésirables.

Les thèses noiristes de l’école des Griots alimentèrent les pulsions destructrices des brigands dès 1946. Dix ans plus tard, en 1957, les candidats noirs se braquèrent, puis se coalisèrent, donnant ainsi la victoire à François Duvalier. De toute façon, Duvalier n’avait cessé de tisser sa toile dans l’armée au point où cette dernière sera divisée en deux factions (Léon Cantave contre Pierre Armand) sur la question de couleur. Cette bible du noirisme politique bétonne les principes qui rendront impossible toute distinction entre la croyance vraie et la croyance tenue pour vraie concernant les Mulâtres et les Noirs dans la société haïtienne. Les historiens noiristes, en se voulant les nouveaux gestionnaires de la mémoire nationale, orientent l’opinion dans des directions précises et définissent des règles qui donnent une légitimité à leurs interventions dans le débat politique. On reconnaîtra ici comment les factions rivales renvoient aux pratiques théoriques qui leur sont propres, chacune dans ce que Michel Foucault a appelé son « régime de vérité » :

« Chaque société a son régime de vérité, c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai [17]. »

Face à la « vérité » mulâtriste renforcée par l’occupation américaine de 1915 à 1946, le noirisme affirme sa « vérité » en établissant son propre système de pouvoir avec ses dispositifs d’exclusion et de domination ainsi que ses effets de subjectivation. En marquant des points dans les milieux intellectuels des classes moyennes, Duvalier et sa bande ont pu convaincre les militaires noiristes que le pays ne devait pas se laisser faire et avaler la pilule d’un président mulâtre. La marchandise du noirisme est manipulée avec dextérité, car les idéologues du gouvernement argumentent qu’ils ont des mulâtres et gens au teint clair dans leurs rangs parmi lesquels Frédéric Duvignaud, Fritz Saint Thébaud, André Théard, Jean Magloire, Marc Charles, Arthur Bonhomme, Rindal Assad, André Simon, Auguste Denizé, Lucien Chauvet, Jules Blanchet, Paul Blanchet, Maurice P. Flambert, Karl Bauduy, Pierre Merceron, France Foucard Saint Victor, etc. La vérité est que la l’idéologie duvaliériste se porte comme un charme en septembre 1957 et que c’est le noirisme qui gagne à la ligne d’arrivée. Laminée par la question de couleur et ballottée entre les quatre principaux candidats aux élections de 1957, la gauche haïtienne est en convalescence à la prise du pouvoir par Duvalier. Duvalier représente l’archétype de ce que Jacques Stephen Alexis nomme le petit bourgeois aigri ayant la nostalgie de salons où il n’est pas invité [18], combattant les vrais intellectuels susceptibles d’utiliser leur connaissance contre son pouvoir. C’est donc à partir de ses représentations antérieures qu’une fois au pouvoir il énonce le discours terrifiant de « bat yo nan tèt » (frappez-les à la tête), car il avait peur des vrais intellectuels qui le disqualifiaient et proposaient pour Haïti une autre direction et une autre gestion. Appliquant sa théorie farfelue que les intellectuels des classes bourgeoises et moyennes constituent le sommet de la pyramide sociale, suivis « par la bourgeoisie, la classe moyenne, le prolétariat urbain, et enfin la grande masse rurale [19] », Duvalier passe la corde au cou de tous ceux qui lui font ombrage, mais aussi à certains de ceux qui l’ont hissé au pouvoir. Il concentre ainsi sa répression sur l’intelligentsia, afin d’avoir les mains libres pour engourdir les esprits de la jeunesse et les enfermer dans un étau. Pour se protéger contre l’intelligentsia, Duvalier décide de les tenir à distance. Ceux qui échappent à la mort ou à la prison doivent partir. Pour débarrasser le pays des étudiants diplômés de l’École normale supérieure, considérés comme des menaces imminentes pour le gouvernement, René Piquion, nommé doyen par Duvalier de 1961 à 1981 et intraitable défenseur du régime, ne trouvera pas mieux que de dresser une liste qu’il enverra au bureau du recrutement des Nations Unies pour l’Afrique afin qu’ils soient embauchés. Pour pouvoir agir sans restriction aucune, la dictature met une distance maximale entre elle et tous ceux qui sont perçus comme des êtres de conscience. La politique duvaliériste en matière d’éducation consiste à construire des bâtiments tout en éliminant les professeurs compétents.

……………………..

* Economiste, écrivain



[1] Eddy Cavé, De mémoire de Jérémien. Ma vie, ma ville, mon village, Éditions CIDIHCA, Montréal, 2009, p. 20.

[2] Jurgen Habermas, « Scientifisation de la politique et opinion publique », La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973.

[3] W. Brand, Impressions of Haiti, Mouton & Cie, The Hague, 1965, p. 55.

[4] Max Chancy, « Éducation et développement en Haïti », dans Emerson Douyon, Culture et développement en Haïti, Editions Leméac, Montréal, Canada, 1972, p. 145.

[5] Le Nouvelliste, P-au-P, 30 septembre 1935, repris dans Œuvres essentielles, troisième édition, Presses Nationales d’Haïti, tome 1, p. 53.

[6] Jean Florival, Duvalier. La face cachée de Papa Doc, Mémoire d’encrier, Montréal, 2007, p. 103.

[7] Bernard Diederich, Le prix du sang, Éditions Henri Deschamps, P-au-P, Haïti, 2005, p. 140.

[8] Lorimer Denis et François Duvalier, Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti, Imprimerie de l’État, P-au-P, Haïti, 1959, p. 19-20.

[9] Les thèses principales de Gérard de Catalogne sont développées dans son ouvrage écrit en 1939 intitulé Haïti devant son destin.

[10] Gérard de Catalogne, Haïti devant son destin, Imprimerie de l’État, P-au-P, Haïti, 1939, p. X.

[11] Ibid., p. 233.

[12] Le président Duvalier confia à Gérard De Catalogne la responsabilité de réaliser l’édition de ses Œuvres essentielles. Gérard de Catalogne ne se contenta pas d’examiner et de corriger les travaux des comités qui travaillaient à cette tâche. Il congédia d’abord le Comité des recherches composé de MM. Vianney Dennerville, André Bistoury, Lamartinière Adé, René Mompoint et Morille Figaro. Puis, il fit de même avec le Comité de coordination composé de MM. Paul Blanchet, Léonce Viaud, René Chalmers, Max Antoine, Hénock Trouillot, Jacques Oriol et Jean Montès Lefranc. Il leur reprochait leurs intrigues et manigances ainsi que leur faible capacité de travail. Il y mit tant de son style personnel que les trois tomes des Œuvres essentielles de François Duvalier portent les titres des trois parties son ouvrage Haïti devant son destin c’est-à-dire « Éléments d’une doctrine », « Une nation en marche » et enfin « Les théories au pouvoir ».

[13] Rodolphe Dérose, « Le problème des classes à travers l’Histoire d’Haïti ou une Doctrine de Gouvernement », Le Jour, P-au-P, Haïti, 10, 12, 22 et 24 novembre 1958. Ce texte a été repris en guise de postface à la 3e édition de l’ouvrage Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti, Imprimerie de l’État, P-au-P, Haïti, 1959.

[14] Dans les premiers jours après sa prise de pouvoir par les élections frauduleuses du 22 septembre 1957, Duvalier ne perdit pas de temps pour conférer avec l’ancien président Sténio Vincent, alors âgé de 89 ans, qui lui conseilla vivement d’engager immédiatement Frédéric Duvigneaud, l’ancien protégé de Mussolini en 1940, comme secrétaire d’État de l’Intérieur et de la Défense Nationale.

[15] Gérard Pierre-Charles, Radiographie d’une dictature, Éditions Nouvelle Optique, Montréal, Canada, 1973, p. 97.

[16] Le Nouvelliste, 3 janvier 1969 et Le Nouveau Monde, 26 avril 1971, cité dans Jacques Barros, Haïti de 1804 à nos jours, Tome II, L’Harmattan, Paris, 1984, p. 566.

[17] Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » (1977), Dits et écrits, Tome III, Gallimard, Paris, 1994, p. 158.

[18] Jacques Stephen Alexis, « La main dans le S.A.C. », Le Nouvelliste, P-au-P, 11 mars 1958.

[19] Lorimer Denis et François Duvalier, Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti, op. cit., p. 102.

DIX MILLIONS DE PERSONNES PAIENT L'IRRESPONSABILITE DE CEUX QUI GOUVERNENT EN HAITI

jeudi 25 novembre 2010

Débat

par Leslie Péan *

Soumis à AlterPresse le 15 novembre 2010

L’’occasion est venue de faire le bilan de l’action de ceux qui gouvernent en Haïti dix mois après le séisme du 12 janvier 2010. Dix mois qui ont été importants pour mesurer leur performance et pour déterminer s’ils méritent une continuation. Face à ceux qui disent que quoi qu’il advienne nous devons continuer, nous présentons le bilan d’un échec qui laisse le peuple haïtien dans l’insatisfaction. À tous les niveaux. Le courant Préval-Inité n’a pas été à la hauteur. Le peuple haïtien doit tirer les conséquences pour ne pas le reconduire. C’est le moment de divorcer. On ne dit pas « je t’aime » à celui ou celle qui vous fait voir toutes les misères du monde.

Le premier domaine d’évaluation est celui de la gestion de l’aide d’urgence. Le bilan se révèle catastrophique. Aucun plan sérieux n’a été élaboré. Aucune concertation n’a eu lieu avec les secteurs vitaux de la nation. Rien n’a été pensé pour les sans-abris qui n’ont pas été déplacés dix mois après pour être logés dans des maisons en dur. Les tentes qu’on leur avait données sont actuellement déchirées. Il n’y a pas d’eau potable suffisante dans les camps et chaque famille n’a accès qu’à une bokit dlo par jour pour quatre personnes. La quantité de chlore dans l’eau n’est pas mesurée et les gens se retrouvent avec des coliques et de la diarrhée, ceci longtemps avant l’apparition du choléra.

En ce qui concerne le secteur de l’éducation, l’offre scolaire a été déficiente. 750 000 enfants d’âge scolaire n’ont pas pu aller à l’école au mois d’octobre 2010. Pour ceux qui vivent sous les tentes et qui vont à l’école, on note une diminution notable de leur rendement. En effet, les élèves ne peuvent pas étudier correctement dans des abris provisoires ou dans des conditions de transit prolongé. Par exemple, dans la localité de Morne Lazarre, les élèves qui avaient des notes de 8 sur 10 avant le séisme n’ont maintenant que 4 sur 10 [1].

En ce qui a trait à la gestion des débris, 90% des 20 millions de mètres cubes (soit 26 millions de yard cubes) de débris créés par le séisme n’ont pas été enlevés. Le gouvernement haïtien n’a pas compris que c’était une priorité avant toute reconstruction. Cela lui a pris plus de huit mois pour passer les contrats d’enlèvement des débris qui ont été signés par ailleurs dans une absence totale de transparence. Et pour cause car les prix payés par le pauvre gouvernement haïtien sont plus élevés et parfois le double que ceux payés par le riche gouvernement américain pour enlever les débris après le passage de l’ouragan Katrina à New Orléans. Le gouvernement haïtien paie entre 32.50 et 48 dollars le mètre cube [2] tandis que le gouvernement américain paie 23 dollars le mètre cube [3]. Ce prix de 23 dollars est déjà très élevé car un entrepreneur qui a témoigné au Congrès américain en 2006 a déclaré que son entreprise était capable d’enlever les débris au prix de 12.90 dollars le mètre cube, soit 44% moins cher que son concurrent [4]. Six mois après le séisme, les quatre entités contractées par la USAID pour enlever les débris sur certains sites n’avaient pas encore enlevés 500 000 mètres cubes.

La continuation de la politique d’exclusion

La participation de la société civile a été complètement négligée. C’est la même petite clique du Palais national qui contrôle tout et oriente toute action en fonction de ses intérêts immédiats et des ses moyens technologiques limités. Elle rate du même coup la possibilité d’étendre son cercle d’influence, se contentant d’une gestion en cercle fermé, très fermé des programmes d’enlèvements des débris. Ce sont les autorités politiques qui font le choix des travailleurs. En dépit de multiples avertissements pour l’inclusion des organisations communautaires haïtiennes dans la reconstruction, ces dernières sont exclues aussi bien dans le choix des objectifs que dans le choix des moyens pour les réaliser [5]. Comment assurer le suivi et l’évaluation des projets exécutés quand la population est tenue à l’écart de l’établissement des priorités et de l’allocation des ressources ?

Le réaménagement urbain est confié à la Banque de la République d’Haïti (BRH) qui fait à sa guise avec ses bulldozers qui détruisent le bas de la ville à leur rythme. Non seulement la population n’est pas informée mais même les commerçants sont dans le noir et ne savent pas ce qui est planifié. Certains commerçants font des réparations au risque de perdre leur argent car à tout moment la BRH peut dire que tel endroit est retenu pour un édifice public ou un monument. C’est la rénovation chaotique.

Sur le plan sanitaire, la catastrophe est criante. Le gouvernement fait installer des toilettes dans lesquelles souvent il n’y a pas d’eau, contribuant ainsi à la création de conditions propices à l’apparition et à la propagation d’épidémies comme le choléra. Non seulement il n’y a pas d’eau dans les toilettes et quand il y en a, aucun endroit n’est prévu pour évacuer les eaux usées. Une firme privée, la SANCO, se fait même surprendre -photo à l’appui- en train de déverser des excréta dans une rivière, sans encourir la moindre amende, le moindre rappel à l’ordre. L’hygiène publique est absente. Quand le président Préval est contacté pour faire quelque chose dans ce domaine, il répond à qui veut l’entendre qu’il n’est pas responsable et que ce n’est pas lui qui a fait le tremblement de terre.

Au comble de l’incompétence, l’équipe au pouvoir n’a jamais mis en place ou communiqué des plans d’urgence visant à une intervention efficace en cas d’épidémie. Ceci explique que la première poussée de choléra a donné l’illusion d’être maitrisée alors que le pire est à venir. Si l’on prend en considération les dernières prévisions faites par l’Organisation Panaméricaine de la Santé (OPS), on devrait s’attendre à 270000 cas dans les semaines à venir. Ce nombre représenterait une valeur plancher si l’on tient compte du fait que seulement un cas sur quatre est déclaré. L’irresponsabilité est érigée en politique et dix millions de personnes sont sacrifiées sur l’autel de l’incurie du chef pour qui l’épidémie n’a été que l’occasion de faire campagne à propos des interventions du Centre National des Équipements (CNE-Célestin non éligible). Le peuple haïtien découvre un Préval totalement impotent, même sur le terrain de la manœuvre politique où on le pensait jusque là habile. La corruption et l’achat des votes

Au niveau de la création d’emplois, le gouvernement Préval a laissé se développer le programme food-for-work en milieu rural sans tenir compte de ses incidences négatives sur la disponibilité de la main d’œuvre pour la production agricole. Après le tremblement de terre, la préoccupation immédiate des bailleurs de fonds était d’empêcher une révolution socio-politique. À coté des marines sécurisant l’aéroport de la capitale, les bailleurs de fonds ont distribué de l’argent pour pacifier la population. En milieu rural, cette distribution s’est faite à travers le food-for-work qui n’a pas tenu compte du calendrier agricole. Ainsi les paysans ont été embrigadés dans des programmes de construction de murs de soutènement au détriment de la culture des produits vivriers tels que les pois, les patates, le manioc et le sorgho. Les résultats nets du food-for-work risquent d’être la famine, la destruction de la production nationale et un changement dans les habitudes alimentaires des paysans avec l’achat de produits vivriers à l’étranger.

En milieu urbain, le cash-for-work financé par l’USAID Office of Transition Initiatives (OTI), est utilisé essentiellement à des fins politiques par INITÉ. Ce programme financé à hauteur de 20 millions de dollars est exécuté par deux ONG américaines Chemonics et Development Alternatives. Les objectifs du programme cash-for-work sont clairs. Il s’agit d’“appuyer le Gouvernement d’Haïti, de promouvoir la stabilité, et de diminuer les chances de troubles [6].” Les travaux ne sont qu’un prétexte pour pacifier les gens en leur donnant une pitance. L’USAID avait planifié la création de trois millions de jours de travail à cinq dollars (200 gourdes) par jour, soit 124 000 bénéficiaires totalisant des salaires de 15 millions de dollars. Cela signifie essentiellement un mois de travail de 24 jours par bénéficiaire, soit des revenus de 4800 gourdes par bénéficiaire. Mais cette pitance n’a pas pu être payée car le rapport salaires/autres coûts d’opération de 70/30 n’a pas pu être atteint. Les entreprises ont dû acquérir des équipements et au lieu de 30% les autres coûts d’opération représentent 75%.

La situation est encore plus grave du fait que INITÉ monopolise les rares emplois créés. L’USAID reste de marbre malgré les dénonciations de la population et des leaders politiques. À Carrefour Feuilles, au Bel-Air, au Fort national, il y des morts dans les affrontements causés par les protestations de la population dénonçant le cash-for-work comme un programme de cash-for-vote. Seuls les gens qui sont pour INITÉ sont payés pour les travaux cash-for-work [7]. Les personnes qui affichent les sympathies pour des candidats autres que Jude Célestin sont immédiatement révoquées. Le gouvernement américain est pour la stabilité mais non pour appuyer les assassins de paisibles citoyens comme Robert Marcello et les agressions criminelles contre des citoyens comme c’est le cas avec Mme Cottin à Pèlerin 5 dans la nuit du 29 au 30 octobre. Le pouvoir de Préval appuie Jude Célestin non seulement à travers l’argent de l’USAID mais aussi à travers la MINUSTAH qui lui donne un soutien militaire sans lequel son gouvernement n’existerait pas.

Contre la continuation

Avec le gouvernement de Préval, Haïti est actuellement une entité chaotique ingouvernable. Il n’existe aucun plan d’ensemble. Chacun fait ce qu’il veut. Par exemple, au lieu de procéder rapidement à la réhabilitation du local de la Primature qui aurait pu se faire en quatre mois, le gouvernement a laissé s’installer sur ce site un camp de réfugiés de plus de 4000 personnes. La Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH) n’existe que de nom. Pour punir Jean-Max Bellerive, Préval a torpillé la CIRH. Il l’a placée sous une tente à l’ancien local de l’ambassade américaine au bicentenaire. Il a mis à sa direction générale son ami Gabriel Verret, qui n’est pas un expert en exécution de projets, pour neutraliser Bellerive.

Dix mois après le séisme, c’est l’insalubrité généralisée. Les gens défèquent partout et même sur les pelouses du Palais national. Sur la route des rails à Carrefour, la population aux abois occupe le séparateur et habite entre deux rues, sur un espace de un mètre cinquante de profondeur. La saleté est partout. Quand le président René Préval parle de la continuité, il s’agit de la continuité des kidnappings et assassinats de paisibles citoyens, 1,3 millions de gens sous les tentes, 750 000 enfants qui ne vont pas à l’école, corruption généralisée, impunité, crétinisme, inaptitude, irresponsabilité, et j’en passe. En fait la continuité est une façon déguisée de restauration de la présidence à vie. La société haïtienne a-t-elle encore des ressorts et des ressources pour ne pas accepter l’inacceptable et ne pas supporter l’insupportable ? Le peuple est appelé à répondre à cette question le 28 novembre prochain. Bénéficiera-t-il du support des démocrates de l’intérieur et de la diaspora ? Eux aussi devront répondre à cette question le 28 novembre prochain.

………………….

* Economiste, écrivain

[1] Darren Ell, « Education and the Cataclysm in Haiti : An Interview with Rea Dol”, Upside Down World, September 8, 2010.

[2] Le mètre cube est égal à 1.30 cubic yard. Voir Deborah Sontag, “Weary of Debris, Haiti Finally Sees Some Vanish”, The New York Times, 17 Oct 2010.

[3] United States House of Representatives, Waste, Fraud, and Abuse in Hurricane Katrina Contracts, Special Investigation Division, Washington, DC., August 2006.

[4] House Committee on Government Reform, Testimony of David Machado, Necaise Brothers Construction, Hearings on Contracting and Hurricane Katrina (May 4, 2006).

[5] Institute for Justice and Democracy in Haiti. Neglect in the Encampments : Haiti’s Second Wave Humanitarian Disaster. March 23, 2010. http://ijdh.org/archives/10671

[6] Office of Inspector General, Audit of USAID’s Cash-for-Work Activities in Haiti (Report No. 1-521-10-009-P), San Salvador, El Salvador, p. 4.

[7] “The Pitfalls of "Cash for Work", Haiti Grassroots Watch, Haiti Liberté, November 3 - 9, 2010 Vol. 4, No. 16

mercredi 10 novembre 2010

LA FIN DU DOLLAR AU G20 DE SEOUL ET LA DECONSTRUCTION DE L'ETAT-PROVIDENCE

La fin du dollar au G20 de Seoul et la déconstruction de l’État-providence

mercredi 10 novembre 2010

par Leslie Péan *

Les élections américaines du 2 novembre 2010 devraient donner le signal d’importants changements dans la gestion de la crise économique et financière qui a éclaté en 2007 par suite de la politique de dérégulation promue par le président Ronald Reagan de 1981 à 1989. Cette crise a connu plusieurs étapes avant de se répandre sur toute la planète. Par suite de la réduction de la part des salaires dans le revenu national, d’une part, et, d’autre part de la diminution de 70% à 28% des taxes sur les riches, aussi bien les ménages que l’État s’engageront dans une politique d’endettement qui fera passer la dette nationale entre 1981 et 1989 de 978 milliards à 2170 milliards de dollars. Celle-ci s’est accrue annuellement de 23,6% et a augmenté de 189% par rapport à son niveau en 1980, dernière année de la présidence de Carter.

Le crash des banques d’épargne et de crédit (Savings and Loans) de 1987 fut un moment significatif des malheurs créés par la dérégulation et le laxisme dans le secteur financier sous le président Reagan. Mais aucune leçon ne fut retenue car l’État utilisait l’argent des contribuables pour voler au secours des barons de la finance. L’interventionnisme étatique était mis en œuvre fort paradoxalement au profit des riches. Mais depuis les années Reagan, la dette nationale américaine a pris de gigantesques proportions. Si officiellement au 30 juin 2010, elle est de 14 000 milliards de dollars, soit 90.5% du PIB, en réalité selon les estimations de Laurence Kotlikoff, professeur à Boston University et ancien membre du Comité des Conseillers Économiques (Council of Economic Advisers) du président Reagan, la dette nationale américaine serait de 200 000 milliards de dollars, soit 840% du PIB [1]. Une situation masquée à travers des étiquettes dans le budget américain qui ne reflètent pas la réalité. Maquillage des comptes par un judicieux choix terminologique pour minorer la profondeur du déficit public.

« L’économie américaine est en banqueroute »

Pour éviter la débâcle d’une grande dépression, le président Georges W. Bush avait recouru au renflouement des banques en octobre 2008. Politique suivie par le président Obama en janvier 2009, puis renforcée avec un plan de relance dont les résultats sont mitigés car il considère la crise comme une crise de liquidité et non comme une crise de solvabilité. Ce refus d’aller au fond des choses s’est traduit par le retour en force de la droite américaine pure et dure aux élections à mi-mandat du 2 novembre 2010. Une droite sans état d’âme qui a juré de poursuivre la politique initiée par le président Ronald Reagan, une politique de démantèlement de l’État providence. Activation d’une pensée alarmiste sur le rôle de l’État et insistance pour des coupures budgétaires qui affectent essentiellement les dépenses sociales. Ayant gagné la bataille des élections législatives de mi-mandat, la déferlante des Tea Parties ne va pas s’arrêter en si bon chemin.

Avec l’agressivité qui les caractérise, les croisés des Tea Parties vont s’atteler à pratiquer une cure d’amaigrissement budgétaire répondant à leur fondamentalisme de marché mais aussi à la nécessité d’empêcher la réélection de Barack Obama en 2012. Voie de la confrontation nécessaire pour rentabiliser la victoire législative obtenue en conformité avec le dogme conservateur d’un État dont la matérialité est d’être au service des puissants. Telle est aujourd’hui la situation à la veille du sommet du G-20 en Corée du sud les 11 et 12 novembre 2010, mais une semaine après la décision controversée du 3 novembre 2010 de la banque centrale américaine (la Fed) d’envahir les marchés avec 600 milliards de dollars au cours des huit prochains mois, soit 75 milliards de dollars par mois d’ici au mois de juin 2011. « L’économie américaine est en banqueroute », écrit le professeur Laurence Kotlikoff dans la revue du Fonds Monétaire International (FMI). Elle ne peut plus continuer à vivre sur des dettes qui ne font qu’augmenter en disant aux Américains qu’il ne faut pas augmenter les taxes mais plutôt les diminuer comme l’avait fait le président Reagan. L’argent doit venir de quelque part pour financer les programmes de santé (Medicaid et Pharmacaid) et la sécurité sociale. Comme le dit si bien Kotlikoff, “Alors que les États-Unis subissent toujours les retombées d’une terrible crise financière, un problème budgétaire plus inquiétant les menace. La première économie mondiale fait face à une situation dangereuse, avec une hausse continuelle du coût de la santé et des retraites et une limitation des sources de recettes, qui pèsera très lourd sur sa santé budgétaire [2].”

Contre la vérité des prix

Les citoyens américains ne resteront pas les bras croisés si les programmes de santé et la sécurité sociale devaient être abolis par leur gouvernement pour manque de financement. La société américaine est à la croisée des chemins. Elle est confrontée au choix entre démocratie intérieure et impérialisme. Le recours à l’épargne mondiale, utilisé à 80% par les Etats-Unis, est de plus en plus problématique. La politique du dollar faible poursuivie par la Fed décourage les investisseurs internationaux. Les créanciers ne veulent pas courir le risque d’accumuler des dollars qui ne valent même pas le prix du papier sur lequel ils sont imprimés. Il faut donc réduire le déficit budgétaire en faisant un sacrilège, c’est-à-dire en coupant dans les dépenses improductives, les dépenses militaires.

La banqueroute de l’économie américaine est due essentiellement à sa lourde machine de guerre, mais aussi à la corruption et au copinage [3] conduisant au pillage, pour répéter George Akerlof, prix Nobel d’économie, qui sévit dans les milieux du complexe militaro-industriel et de la haute finance de la Corporate America [4]. La responsabilité de l’échec est imputable aux 800 bases militaires dans plus de 150 pays à travers la planète dont le coût représente 47% des dépenses militaires mondiales, alors que l’économie américaine ne représente que 21% du PIB mondial [5]. La crise économique est enracinée dans le pillage des ressources qui se fait à travers l’organisation des faillites au bénéfice de la mafia économique. Cette dernière a ses tentacules dans les hautes sphères gouvernementales pour défendre ses intérêts par les programmes de renflouement (bail out) à travers des prêts et des baisses d’impôt.

En effet, le plan de sauvetage de Wall Street adopté en octobre 2008 constitue une injection massive de capitaux provenant de l’État ainsi que le changement des règles comptables, délaissant les principes fondamentaux de la vérité des prix du marché capitaliste. Les prix des actifs ne sont plus déterminés par le marché (offre et demande) mais par les prix d’acquisition. La porte fut ainsi ouverte non seulement pour cacher les pertes dans les bilans des entreprises mais aussi et surtout pour vendre les titres pourris adossés aux crédits subprimes (crédits immobiliers). Et enfin, l’État à travers le Trésor américain achetait 250 milliards de dollars de ces titres pourris des neuf plus grandes banques américaines [6] et augmentait ainsi le déficit fédéral.

Les bolcheviks à Washington ?

La crise n’a pas diminué les dépenses militaires américaines qui représentent toujours en 2010 le premier poste du budget (895 milliards de dollars), avant la santé et les retraites. En s’autorisant un tel budget militaire, les États-Unis ne semblent pas vouloir se tirer d’affaire. Pourtant ils savent le danger de telles dépenses puisque c’est grâce à elles qu’ils ont fait s’écrouler l’URSS, contrainte de dépenser pour garder la parité militaire, ce qui ne lui a pas permis de produire en même temps les biens de consommation nécessaires à l’augmentation du niveau de vie de sa population. Non seulement les canons ont pris la place du beurre, mais les Etats-Unis semblent appliquer à la lettre le mot de Lénine qui veut que "Pour détruire le régime bourgeois, il suffit de corrompre sa monnaie". Les États-Unis seraient donc en train de détruire le dollar comme l’avaient fait les bolcheviks avec les émissions massives de sovznak en 1921 [7]. Avec l’assouplissement monétaire mis en œuvre par la Fed qui déprécie le dollar, on comprend pourquoi certains critiques du Tea Party pensent que les bolcheviks ont pris les rênes à Washington. En effet Grégori Sokolnikov, le bolchevik ministre des finances sous Lénine et Staline eut à dire "La planche à billets est la mitrailleuse du prolétariat ’ratatinant’ la classe des riches [8]."

Les Etats-Unis déprécient le dollar par de massives émissions monétaires tentant de résoudre leur problème de chômage et de booster leurs exportations au détriment de leurs partenaires européens et du reste du monde. Attitude que l’hebdomadaire allemand Der Spiegel [9] qualifie de désespérée. Les Allemands savent de quoi ils parlent, eux qui ont vécu la crise de Weimar en 1930-1931. Ils dressent le panorama de la crise dans ses fondements dont le fait que les Etats-Unis d’Amérique vivent depuis des décennies au-dessus de leurs moyens. Selon Paul Krugman, prix Nobel d’économie, le président Ronald Reagan [10] porte la responsabilité de cette politique fondamentaliste de marché qui a fait grimper l’endettement des ménages de 60% de leurs revenus en 1981 à 119% en 2007. Cet endettement des ménages est de 108% en 2010 [11]. Une vraie catastrophe.

Un pacte avec le diable

Les Allemands ne sont pas les seuls à tirer la sonnette d’alarme puisque le FMI avertit que « les faillites futures sont inévitables [12]. » La décision de la FED d’injecter 600 milliards de dollars dans l’économie est d’autant plus réprouvée que le gouvernement américain avait fait des promesses contraires au sommet du G20 à Toronto au mois de juin 2010. En ne respectant pas leur parole d’honneur, les Etats-Unis se donnent un terrible coup devant l’opinion publique nationale et internationale. En effet, une grande puissance ne peut pas se permettre d’agir n’importe comment. Des dirigeants sérieux ne peuvent pas lancer des paroles en l’air comme le font les amateurs d’une « république bananière qui ne produit pas de bananes ». Comment pourraient fonctionner les marchés à terme, la bourse, bref l’économie tout court, sans le respect des contrats et de la parole donnée ? Ce n’est pas une bonne chose de se défiler ainsi. Le leadership américain aurait compris la nécessité de retrouver le sens de l’honneur en enterrant samedi 6 novembre à Seoul son idée de fixer un seuil quantitatif aux excédents des balances des paiements des pays – 4% du PIB, pour les déficits comme pour les excédents. Ou encore s’agit-il des effets de l’alliance de Pékin et de Berlin contre cette proposition américaine ? Ou enfin des conséquences du combat contre l’insanité manifesté dans le « Rassemblement pour rétablir la santé mentale » organisé par l’humoriste américain John Stewart le samedi 30 octobre 2010 ?

Toutefois, la décision américaine d’injecter 600 milliards dans l’économie a provoqué des réactions négatives à travers la planète de l’Europe à la Chine, de la Thaïlande à l’Afrique du sud, de l’Inde au Brésil. Dans ce dernier pays, Dilma Rousseff, la présidente élue qui prendra fonction le 1er janvier 2011 reconnaît que la dernière fois que le monde a connu une politique de dévalorisation compétitive, cela a abouti à la deuxième guerre mondiale. En achetant 75 milliards de dollars par mois d’obligations d’État pendant huit mois jusqu’en juin 2011, la FED continue la politique d’assouplissement monétaire (quantitative easing) engagée depuis le dernier trimestre de 2008. En effet la FED a déjà injecté 1700 milliards de dollars dans l’économie à travers des achats d’obligations d’État, une politique aux antipodes de la politique d’austérité des Européens appliquée par la Banque centrale européenne. Au regard des maigres résultats obtenus par cette politique monétaire en termes de relance de l’activité économique et en création d’emplois, le pari est risqué quand ce n’est pas carrément un pacte avec le diable comme l’observe Thomas Hoenig, président de la FED du Kansas [13].

Le glas de l’hégémonie du dollar ?

L’assouplissement monétaire américain sonne le glas de l’hégémonie du dollar [14] comme monnaie de réserve internationale. Cela prendra le temps qu’il faut pour mettre en place le nouveau système financier international comme se propose de le faire le président français Nicolas Sarkozy lors de sa prochaine présidence du G20. Mais le signal est donné [15]. En s’engageant dans la guerre monétaire, les États Unis d’Amérique se mettent à dos toute la planète à un moment où ils semblaient prôner la mondialisation. Il leur est difficile de mettre fin à un ordre normatif qu’ils imposent à la communauté internationale depuis le 5 avril 1933 à travers le Décret exécutif 6102 dépréciant le dollar [16] et qui leur permet de faire fonctionner leur planche à billets sans limites. Une situation qui fut sévèrement critiquée par le président français Charles de Gaulle le 4 février 1965 [17]. Quarante cinq ans plus tard, l’eau a coulé sous les ponts. De la CNUCED aux Nations Unies, de la Malaisie aux pays du BRIC, la nécessité de mettre fin à l’hégémonie du dollar est reconnue et acceptée dans la plupart des instances de réflexion sérieuses.

Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, et un groupe d’une vingtaine d’experts qui se sont penchés sur la crise du système financier international, reconnaissent la nécessité du changement. « La crise actuelle, disent-ils, offre une occasion idéale de surmonter les résistances politiques à un nouveau système monétaire mondial. … Un système de réserve mondial serait un grand pas dans l’effort pour résoudre ces problèmes et garantir que l’économie mondiale, lorsqu’elle se rétablira, suivra une trajectoire de croissance forte sans poser les bases d’une nouvelle crise à venir. Nous sommes aussi à un moment propice parce que les États-Unis pourraient bien juger leur statut de pays à monnaie de réserve de plus en plus coûteux et intenable. Le dollar ne peut être une monnaie de réserve que si les autres acceptent de le détenir à ce titre, et puisque le rendement chute et que le risque augmente, le doute grandit ouvertement sur son rôle de monnaie de réserve [18]. » L’écho de cette prise de position s’est fait sentir même à la Banque mondiale où le président Robert Zoellick « prône la mise en place d’un système monétaire international basé sur l’étalon or [19] ». Mais un écho qui garde son étanchéité en ce qui concerne la suprématie et l’hégémonie de l’Occident à faire les choix épistémologiques de base pour le reste de la planète. De l’esclavage aux guerres de l’opium, de la lutte contre la corruption à la course aux armes de destruction massive. La planète demande aujourd’hui un regard au-delà de cette emprise.

Les États-Unis ont choisi d’alimenter le doute sur le dollar avec leurs actions d’assouplissement monétaire. En créant des dollars de manière anarchique, les États-Unis s’aliènent les pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) qui voient se réduire comme une peau de chagrin la valeur des réserves importantes en dollars qu’ils détiennent. Mais aussi et surtout, les États Unis, en diminuant la valeur du dollar pour augmenter leurs exportations, se mettent à dos les pays de la zone Euro qui s’estiment lésés. Enfin les pays émergents sont obligés d’instituer des contrôles de capitaux afin de protéger leur appareil productif et leur monnaie. On ne saurait aussi négliger les dommages collatéraux de l’assouplissement monétaire en termes d’inflation et de hausse des prix des denrées et matières premières. À moins d’un changement de cap, des émeutes de la faim seraient au rendez-vous.

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* Economiste, écrivain

[1] Laurence Kotlikoff, « Une crise budgétaire cachée », Finance et développement, Septembre 2010.

[2] Ibid, p. « 30.

[3] Leslie Péan, « La crise financière internationale et Haïti (III) », Le Nouvelliste, Haiti, 30 mai 2008.

[4] George A. Akerlof et Paul M. Romer, “Looting : The Economic Underworld of Bankruptcy for Profit”, National Bureau of Economic Research (NBER), Washington, D.C., April 1994.

[5] Chalmers Johnson, Nemesis : The Last Days of the American Republic, New York, Holt, 2007.

[6] Deborah Solomon, Damian Paletta, Jon Hilsenrath et Aaron Lucchettu, "U.S. to Buy Stakes in Nation’s Largest Banks…", Wall Street Journal, October 14, 2008.

[7] Charles Bettelheim, Les luttes de classe en URSS, 2e période 1923-1930, Seuil/Maspero, 1977, p. 49.

[8] R.W. Davies, The Development of the Soviet Budgetary Process, London, Cambridge University Press, 1958. Voir également R. J. Gordon, "The Demand For and the Supply of Inflation", The Journal of Law and Economics, vol. 18, no. 3, 1975.

[9] En jouant sur les mots « vereinigten » (unis) et « verzweifelten » (désespéré), Der Spiegel, au lieu de parler de « Die Vereinigten Staaten von Amerika » (Les États-Unis d’Amérique) a titré « Die Vereinigten Staaten von Amerika » c’est-à-dire « Les États désespérés de l’Amérique » avec en sous-titre « Eine Nation verliert ihren Optimismus” (Une nation perd son optimisme), Hamburg, 30 octobre 2010.

[10] Paul Krugman, « Reagan Did it », New York Times, May 31, 2009.

[11] Federal Reserve, Flow of Funds Accounts of the United States, Board of Governors of the Federal Reserve System, Washington DC, Second Quarter 2010, September 2010.

[12] « Le FMI exhorte les Etats à se préparer à une faillite du type de celle de Lehman Brothers », Paris, Le Monde, 3 novembre 2010.

[13] Thomas Hoenig, The Economic Outlook and Challenges Facing Monetary Policymakers,” Kansas University, Business School’s Chandler Lecture Series, October 25, 2010.

[14] Jeff Cox, « Dollar at Risk of Crashing, Triggering Inflation : Strategist”, CNBC, November 4, 2010.

[15] Jeremy Warner, “The age of the dollar is drawing to a close”, The Telegraph, London, November 5, 2010.

[16] Jacques Rueff, Le péché monétaire de l’Occident, Paris, Plon, 1971, p. 70.

[17] Leslie Péan, « La crise financière internationale et Haïti (II) », Le Nouvelliste, Haïti, 13 mai 2008.

[18] Joseph E. Stiglitz, Le rapport Stiglitz, Paris, Les Liens qui Libèrent, pp. 2010, 251-252.

[19] Robert Zoellick, « The G20 must look beyond Bretton Woods II », Financial Times, London, November 7, 2010.

lundi 11 octobre 2010

OU VA CUBA?

Ou va Cuba ?

lundi 11 octobre 2010

Extrait de OCL/Courant Alternatif *

Repris par AlterPresse

L’annonce de la suppression d’un demi million de postes de travail dans un délai de six mois a été faite par la CTC (Centrale des Travailleurs de Cuba) : « En concordance avec le processus d’actualisation du modèle économique et les projections pour 2011-2015 sont prévus l’année prochaine la suppression de 500 000 emplois dans le secteur public et leur transfert dans le secteur non public. » La population active cubaine est évaluée à un peu plus de 5 millions de personnes, dont environ 90 % sont employés par l’État. Il n’y a pas de donnée précises mais il est estimé à près de 600 000 personnes environ le nombre de personnes employées dans le privé, dont une écrasante majorité dans le secteur agricole et une minorité - 143 000 - dans les secteurs liés à l’industrie touristique et aux services : coiffeurs, taxis, loueurs de chambres d’hôtes, petits restaurateurs.... Les licenciements annoncés concernent donc près de 12% des travailleurs cubains du secteur d’État !

En avril dernier, à l’occasion d’un congrès de la jeunesse communiste, Raúl Castro avait préparé le terrain : « Nous savons que des centaines de milliers de travailleurs sont de trop dans les secteurs subventionnés et dans les entreprises, au point que certains observateurs parlent de plus d’un million de personnes excédentaires. C’est là une question très sensible que nous avons le devoir d’affronter en faisant preuve de fermeté et de sens politique. » Soit 20% de la population active !

Fidel Castro : « Le modèle cubain ne marche même plus pour nous »

En août dernier, Raúl Castro avait déclaré devant l’Assemblée nationale : « Nous devons éradiquer pour toujours l’idée selon laquelle Cuba est le seul pays au monde où l’on puisse vivre sans travailler. »

Début septembre, le grand frère Fidel, dans une interview à deux journalistes étatsuniens de Atlantic Magazine qui lui demandaient si le modèle cubain était exportable, confessait que « le modèle cubain ne marche même plus pour nous. »

Certains, parmi les fidèles orthodoxes du régime y ont vu une manipulation de plus et un démenti alambiqué est venu les conforter dans cette thèse. Mais cette étonnante déclaration de Fidel Castro, ce "lapsus" peut s’interpréter au contraire comme une manière de justifier, de légitimer, les décisions déjà prises et rendues publiques quelques jours plus tard par la direction cubaine. Ainsi peut s’interpréter rétrospectivement la réapparition ces derniers mois de l’ex-Líder Máximo sur le devant de la scène à l’occasion de diverses prises de position et d’un discours public le 3 septembre dernier : donner des gages et légitimer les changements auprès de la fraction staliniste et immobiliste du parti et de la bureaucratie de l’appareil d’État car pour certains croyants indécrottables, "Fidel a toujours raison !".

Pour la CTC, « notre État ne peut et ni ne doit continuer à entretenir des entreprises, des organismes de production, de services subventionnés avec des effectifs en surnombre et des pertes qui pèsent sur l’économie, s’avèrent contre-productives, génèrent de mauvaises habitudes et déforment la conduite des travailleurs. Il est nécessaire d’augmenter la production et la qualité des services, de réduire les énormes dépenses sociales et d’éliminer des gratuités indues, les subventions excessives, les études comme source de revenu et la retraite anticipée. »

« Le succès du processus qui commence maintenant dépendra de l’assurance politique que, depuis le mouvement syndical et sous la conduite du Parti, les dirigeants syndicaux donneront préalablement aux actions qui doivent être entreprises, et du consensus social que nous atteindrons sur la pertinence économique et politique de ce pas en avant. Ces mesures de disponibilité de travail cherchent à identifier les postes qui ne sont plus indispensables et à les réimplanter dans d’autres postes de travail nécessaires et possibles ».

Pour la CTC, « le devoir des cubains est de travailler et de le faire bien », il ne s’agit là que d’un « processus d’actualisation du modèle économique » dont « son exécution est conçue [...] jusqu’au premier trimestre 2011 », soit dans un délai extrêmement court de 6 mois.

Et au cas où le message n’aurait pas été bien entendu, la CTC rappelle ce qu’avait dit Raúl Castro un an auparavant, à savoir qu’il « est connu que le nombre excessif de postes de travail dépasse 1 millions de personnes » dans l’ensemble du secteur public (administrations et entreprises).

Comment ?

Depuis le début de l’année 2010, sur instructions ministérielles, différentes administrations et structures d’État avaient commencé discrètement à dresser des listes de postes excédentaires.

Les chômeurs vont voir leur régime changer. Jusque là, le gouvernement assurait 60 % de leur salaire tant qu’ils ne trouvaient pas un nouvel emploi. Désormais, cette couverture prendra fin après une durée maximale de trois mois de chômage.

En avril 2010, on apprenait que les barbiers, les coiffeurs et les esthéticiennes pouvaient s’établir à leur compte. On apprenait aussi, via l’agence Reuters - et que n’avait pas encore mentionné la presse locale - que le gouvernement proposait à ces travailleurs de louer leur boutique à l’État, de payer des impôts sur leurs recettes, et de garder le solde de celles-ci pour eux-mêmes au lieu de recevoir, comme actuellement, un salaire mensuel. Cette mesure avait été perçue comme un premier signal, très symbolique.

Depuis, une liste très précise de 178 métiers (cordonnier, horloger, maçon, couturier, animateur de fête, mécanicien, jardinier, traducteur, aide-soignante, cireur, masseur, vendeur d’animaux de compagnie, bûcheron, gardien de parking... [1] a été établie, certains étant déjà libéralisés, et le gouvernement cubain s’apprête à délivrer 250 000 nouveaux permis (payants) pour l’exercice privé de ces professions. Dans 83 de ces 178 métiers, les travailleurs indépendants pourront embaucher librement du personnel et plus seulement des membres de leurs familles. Un patronat privé est donc appelé à se constituer.

On l’aura remarqué, il s’agit de métiers et d’activités du petit commerce, de l’artisanat, et des services qui correspondent à un marché local, interne, de proximité et qui donc ne sont pas en concurrence directe avec d’autres produits sur un marché mondial. Par ailleurs, des incitations fortes sont prises pour développer la petite propriété paysanne : les agriculteurs pourront venir vendre leurs produits dans des magasins, moyennant le paiement d’une sorte de taxe de 5%.

Enfin, d’après le quotidien unique et officiel Granma, « à partir d’octobre l’interdiction de louer des logements complets en CUC (peso convertible, équivalant au dollar) sera abrogée [...] La nouvelle réglementation permet au propriétaire qui loue d’embaucher de la force de travail et de réaliser d’autres activités en compte propre » (24 septembre 2010). Et de préciser que sont à l’étude les moyens et les possibilités de faire appel au crédit auprès de la Banque Centrale de Cuba pour développer ces activités.

D’après LatinReporters.com, « des experts espagnols de la Mondragón Corporación Cooperativa, perle du mouvement coopératif basque, et des techniciens de l’Agence espagnole de coopération internationale participent déjà à la préparation de la reconversion d’entreprises publiques en coopératives. » On apprend aussi que des études sur l’implantation du micro crédit à partir de fournisseurs étrangers (Espagne, Norvège, Brésil, UE...) sont en cours.

Depuis quelques temps, les cercles du pouvoir martèlent qu’il faut en finir avec le culte de "l’égalitarisme", avec le "paternalisme", « entendu comme une protection sociale excessive et non comme la confiscation du pouvoir » comme le précise Janette Habel [2]. C’est ainsi que se distille de plus en plus la litanie de la faible productivité, du manque de motivation et des "mauvaises habitudes" prises par les travailleurs comme la cause principale de la faillite de l’économie de l’île et non bien évidemment les lourdeurs et les pesanteurs d’une bureaucratie tatillonne, éléphantesque, complètement corrompue et parasitaire. Les cubains expérimentent l’argument "libéral", bien connu ici, du trop d’égalité et de protection sociale... car bien évidemment il n’est pas question d’accuser la faillite d’un modèle où comme on le disait à propos des travailleurs soviétiques : puisqu’ils font semblant de nous payer, on fait semblant de travailler.

Pendant ce temps, l’équipe dirigeante a entrepris une véritable recomposition du pouvoir politique autour du noyau gestionnaire dont l’épicentre est Raúl Castro et le haut commandement des Forces armées révolutionnaires (FAR). Depuis mars 2009, soit à peine dix-huit mois, une grande partie des dignitaires du régime ont été limogés et remplacés, dont le vice-président Carlos Lage et le ministre des Affaires étrangères Felipe Pérez Roque, ainsi qu’une bonne quinzaine de hauts responsables (directeur de la Banque centrale, ministres de l’Economie, de l’Agriculture, des Transports, des Finances et récemment la ministre des Industries de bases qui chapeaute les secteurs stratégiques de l’exploitation du pétrole, de l’électricité, du nickel...).

Quelques enjeux

Les enjeux de cette mesure sont multiples.

D’un côté il s’agit d’alléger les charges publiques que représentent les salaires versés, mêmes si ceux-ci sont dérisoires. Plus fondamentalement, il s’agit d’opérer un premier tournant vers une libéralisation/privatisation de l’économie.

Depuis longtemps, il existe à Cuba une double situation : l’officielle et la réelle. La première est celle composée par les emplois d’État et les salaires dérisoires payés en peso non convertible, secteur qui donne accès aux rares denrées disponibles dans les magasins d’État à travers la libreta (carnet de rationnement). Le salaire moyen officiel est équivalent à 20$ ce qui permet de vivoter au mieux une semaine par mois, ceci malgré les quelques subventions et les rares services gratuits qui subsistent... La seconde situation est un mélange complexe et contrasté de tout ce qui correspond à la dollarisation de l’économie, depuis la débrouille dans des petits boulots au noir, le commerce illégal (y compris la prostitution, la revente aux touristes et à tout détenteur de dollars de produits "récupérés" sur les lieux de travail...) et surtout les entrées de devises qui parviennent à ceux des cubains qui ont la chance d’avoir de la famille hors de l’île. La débrouille et les petits boulots informels avaient en plus comme conséquence de développer un fort absentéisme sur les lieux de travail officiel...

La libéralisation d’une partie de l’économie, la création d’un secteur privé (possibilité de créer des entreprises, d’embaucher) et donc la création d’un marché du travail, visent tout à la fois à couvrir, à légaliser, à normaliser en grande partie ce secteur déjà florissant mais dont le développement est entravé par son caractère informel, à son illégalité même, ce qui a le désavantage d’échapper à toute fiscalité. Ce faisant il s’agit aussi de l’étendre, en commençant par toutes sortes d’activités pouvant être effectués par des entreprises unipersonnelles, artisanales, à compte propre, jusqu’à des PME de fait (en coopérative ou pas), principalement dans le secteur du commerce, de l’artisanat et des services.

Mais les secteurs clés comme l’industrie touristique ne devraient pas être affectés puisque c’est de là que la fraction moderniste de l’appareil d’État tire sa position dominante en dirigeant les diverses agences de l’État qui contrôlent ce secteur particulièrement lucratif. Il faut en effet savoir que dans le secteur "privé", une loi sur les investissements étrangers de 1995 exige de ces investisseurs qu’ils embauchent les travailleurs via les agences d’emploi de l’État. Dans ce système de joint venture très particulier, les investisseurs (et les clients) payent ces agences en dollars et ces dernières versent les salaires en pesos aux travailleurs, et au passage retiennent jusqu’à 95 % du montant des salaires (le rapport entre le cours officiel du peso et celui dollar au marché noir est en effet de 1 à 25) [3]. Secteur majoritairement du tourisme composé d’une dizaine de chaînes hôtelières détenues par des groupes internationaux aux capitaux espagnols, italiens, français, canadiens (Blau, Accor, Sol Meliá, Iberostar...)

D’un point de vue strictement économique, ces réformes répondent d’abord à une situation d’urgence et de faillite d’un modèle à bout de souffle dont les déséquilibres abyssaux de la balance commerciale ne constituent qu’une des manifestations. Mais, au-delà de cet aspect purement défensif et à court terme, il s’agit de procéder à une sorte d’accumulation primitive, et à travers la fiscalité, de permettre au secteur étatique de se développer, notamment sur des secteurs jugés stratégiques pour l’avenir : l’exploitation des ressources pétrolières (une raffinerie cubano-vénézuélienne est en cours d’agrandissement, un complexe pétrochimique en projet), la recherche médicale pour l’industrie pharmaceutique, les biotechnologies, les nanotechnologies (l’ouverture d’un centre de recherche est annoncée pour très bientôt [4]), etc. Les dirigeants modernisateurs de Cuba savent que dans la perspective d’une insertion du pays dans l’économie-monde actuelle, la maîtrise et le développement de la production de savoirs technologiques représentent un atout important. En la matière (pharmacie, biotechnologie), il est vrai que Cuba a quelques longueurs d’avance sur bien d’autres pays.

De nombreuses inconnues

Ces mesures d’ « actualisation du socialisme » signent en fait le début de la fin du socialisme d’État tel qu’il a vécu pendant un demi-siècle dans la grande île caraïbe. Après tout, Raúl Castro a parlé de plus d’un million de travailleurs excédentaires, des rumeurs parlent de 1,3 millions de postes de travail à supprimer. Mais ces mesures ne signifient pas la fin d’un certain régime politique marqué par l’accaparement du pouvoir d’État par une clique dirigeante qui est aussi une couche bureaucratique gestionnaire des principaux secteurs de l’économie et de l’administration de l’État. A l’instar de la Chine ou du Vietnam, l’entreprise privée et le marché des marchandises comme celui du travail, viennent au secours d’une couche bureaucratique, d’une direction politique d’État aux abois qui se fout pas mal de liquider le "socialisme" du moment que c’est pour conserver le pouvoir politique, symbolique et économique.

Mais les difficultés ne sont pas à exclure. Si l’enjeu est bien de développer un secteur capitaliste privé dans l’île, celui-ci ne pourra se réaliser sans que se développe une insertion grandissante dans l’économie du marché mondial. D’une part, Cuba ne produit pratiquement aucun des matériels et matériaux nécessaires à ces activités (les coiffeurs ont besoin de shampoing, les électriciens de câbles et de transformateurs et de répartiteurs, etc.), il faut donc les importer. Déjà complètement dépendante à près de 80% de ses approvisionnements en nourriture, d’une chute vertigineuse des cours du nickel [5] et d’une récolte de canne à sucre en pleine déroute [6], Cuba va peut-être démarrer un processus d’accumulation interne mais à quel prix et avec quelles conséquences ? D’autre part, et c’est déjà le cas, le développement d’une demande intérieure liée à l’accroissement du pouvoir d’achat d’une minorité qui a accès au dollar, provoque un afflux de marchandises, notamment asiatiques, sur le marché interne, via des intermédiaires et des centres commerciaux qui alimentent les caisses de l’État...

Enfin, cette fin du socialisme d’État devrait logiquement accélérer une tendance déjà à l’oeuvre au sein de la société cubaine : une polarisation sociale toujours plus forte entre les populations pauvres, habitants des quartiers déshérités des grandes villes, dans les zones rurales, et qui regroupe une grande partie de la population noire et métisse et de l’autre, une petite et moyenne bourgeoisie, citadine, blanche, celle qui a déjà accès au dollar, généralement par le fait qu’elle a de la famille en Floride ou ailleurs : 2 millions d’étatsuniens d’origine cubaine ont en effet de la famille dans l’île et depuis avril 2009, peuvent envoyer des remesas sans aucun plafond ou limite.

Parmi les nombreuses interrogations, il convient de se demander comment et selon quels critères sont identifiés les « disponibilités de travail » pour reprendre le communiqué de la CTC, quels sont les « postes qui ne sont plus indispensables » et comment seront-ils « réimplantés dans d’autres postes de travail nécessaires et possibles ». Les maîtres mots sont maintenant productivité et capacité. Or à Cuba, capacité veut dire amis et influence. Comment les 500 000 nouveaux chômeurs, indemnisés 60% de leur salaire pendant une durée d’un mois, plus un autre mois pour chaque tranche de 10 ans d’ancienneté, pourront subvenir à leur besoins et trouver sur le marché interne, c’est-à-dire auprès de ceux qui disposent de dollars, de quoi se rémunérer. Mais il est vrai qu’il n’y a pas de développement capitaliste sans l’existence d’un marché du travail avec un volant de chômeurs conséquent qui fait pression sur les salaires à la baisse et exerce une menace permanente pour les salariés qui ont un emploi.

A cela s’ajoute une dimension plus sociale et culturelle. L’importation d’un modèle à la chinoise ou à la vietnamienne risque bien de se heurter à un "choc des civilisations" miniature : le rapport au travail de la population cubaine n’a rien à voir avec celui que l’on rencontre en Asie par exemple. Si certains sont prêts à tout pour s’enrichir, il n’est pas certain que le sens du sacrifice et de l’effort soit les valeurs les plus partagées, même pour une poignée de dollars ou de pesos convertibles... Le bizness sans doute, l’artisanat aussi, et sans doute bien d’autres activités, mais pour ce qui est de s’investir dans du travail industriel taylorien, ou toyotiste, à outrance, c’est une autre histoire... Pour beaucoup, la crainte est que la flexibilisation de la force de travail voulue par l’État cubain va conduire la grande île à ressembler plus aux pays de son environnement immédiat, caraïbe et Amérique centrale, qu’à une version tropicale de Shanghai ou de Shenzhen.

L’égalitarisme tant décrié par le régime, mais qui est un sentiment assez ancré à Cuba, pourrait bien constituer un facteur de résistance (passive et/ou active) à la mise en place d’un nouveau modèle qui porte en lui la compétition, l’élimination des concurrents et vise l’inégalité et la domination/exploitation des plus faibles par les plus forts. Question dans la question : à partir de ces résistances, et articulées avec elles, quelles contestations politiques et sociales pourront émerger et trouver des brèches dans lesquelles s’exprimer, se constituer comme forces antagoniques et alternatives et s’affronter à la fois au régime (et en particulier à l’état-major des forces armées qui contrôle tous les secteurs clés de l’économie et la direction politico-policière de l’État [7]) et aux diverses dissidences liées à l’exil qui ne rêvent au contraire qu’à une ouverture encore plus grande et plus rapide aux intérêts du capitalisme privé dans lequel elles entendent et peuvent jouer un rôle central. Déjà, des facilités de plus en plus grandes sont accordées aux "exilés politiques" pour séjourner temporairement dans l’île. La puissance financière acquise par une partie de cet exil a de quoi faire réfléchir sur sa capacité à faire main basse dès maintenant et rapidement, par les prêts et les investissements via les liens familiaux, sur ce capitalisme privé naissant à l’intérieur de l’île.

Bientôt de nouvelles mesures ?

Alors que les mesures de licenciements deviennent réalité en ce début du mois d’octobre, hôpitaux, hôtels, compagnies d’États commencent à se séparer d’une partie de leur personnel, le quotidien du PCC Granma a publié un éditorial dans son édition du 5 octobre laissant entrevoir de prochaines mesures. Après avoir annoncé que le budget rectifié de 2009 accusait un déficit de 5,6% du PIB et qu’il manquait 598 millions de pesos (17,5 millions d’euros) selon les estimations de celui de 2010, l’article aborde deux grands thèmes, l’un sur les secteurs les plus coûteux en dépenses et l’autre sur quelques subventions devenues insoutenables.

L’article, rédigé, il faut le souligner, par le directeur adjoint du journal, mentionne que les secteurs de l’éducation et de la santé représentent 46,7% des dépenses courantes du budget de l’État. Quant à la « lourde charge qui pèse sur l’État », le journal évoque les aliments de bases inclus dans la libreta, « les combustibles domestiques et les médicaments. » Cette question du déficit est « un facteur qui provoque, entre autres maux, la démotivation envers le travail ».

Depuis plus d’un an, la libreta est dans le collimateur des autorités qui ont décidé son extinction progressive : certains produits de base disparaissent du panier mensuel (pommes de terre, pois...), d’autres se maintiennent encore mais avec des prix variables... et bien sûr à la hausse.

Quant à l’éducation ou la santé publique, emblèmes de la révolution cubaine, cela fait des années que la situation n’a cessée de se dégrader : manque de matériels, de médicaments, établissements en piteux états où les patients doivent apporter leur repas et leurs draps... Les réductions de personnels vont toucher des secteurs symboliques très important dans la mesure où il y a effectivement beaucoup de médecins et d’infirmières à Cuba au point d’être devenus des produits d’exportation : dans le cadre humanitaire à Haïti certes, mais aussi dans un système d’échanges et de trocs entre pays de l’ALBA (Alliance bolivarienne constituée autour de l’État vénézuélien de Hugo Chávez). Des projets de développement d’un tourisme médical sont également à l’étude.

Mais le quotidien Granma prévient. « La conscience citoyenne » peut beaucoup aider à rendre effectives ces nouvelles mesures « qui passent au premier plan pour l’exigence et la responsabilité des organismes d’État », mais « dans tous les cas, ce qui doit prévaloir, est la discipline sociale par conviction ou par imposition ».

Pour le quotidien du PCC, il est « décisif de promouvoir une culture économique générale capable de parvenir à ce que chaque citoyen soit conscient de son économie personnelle et de ce qu’il doit apporter à l’État au moyen d’un système de contributions et de cotisations » en échange de quoi, l’État reversera ces recettes
du moins une partie - a son bénéfice sous des formes diverses (service gratuits, allocations...) mais « avec justification ». Les droits automatiquement et égalitairement accordés à chacun, c’est fini !

Après 50 années d’enseignement du socialisme, l’appareil d’État et le parti s’apprêtent à enseigner à chaque cubain les vertus du libéralisme, à devenir un homo oeconomicus, capable de se penser selon les règles de l’entreprise de soi et du calcul utilitariste des bénéfices et des coûts, tout ceci dans le cadre maintenu d’une responsabilité citoyenne et du respect « de ce qu’il doit apporter à l’État ». Le post-socialisme semble découvrir, sur le papier du moins, qu’il est encore possible de créer un Homme Nouveau, « par la discipline sociale » et la "flexibilisation" obligatoire de la force de travail, mais cette fois par la fusion de deux grandes fictions traditionnelles de la modernité politique occidentale qui articulerait celle des droits naturels de l’individu à celle du corps des citoyens : l’homme libéral, responsable de lui-même devant la loi commune et au service de l’État de tous.

Conclusion provisoire

Cette situation nouvelle ouvre toute une série de débats et d’interrogations dans les différentes sphères de la société cubaine. Le retrait partiel de l’État-Parti-patron, la crise de l’État entrepreneur que cela signifie, qui est aussi une crise du parti-État en tant qu’il prenait en charge tous les aspects de la vie (santé, éducation, habitat, loisirs, culture...), marque un élargissement d’une société civile jusque là embryonnaire et invisible, avec toutes les limites, les ambiguïtés et les potentialités d’autonomie que cela représente, notamment en terme de défense ou d’élargissement des droits sociaux, d’organisation autonome des travailleurs (contre le syndicat courroie de transmission CTC qui organise les licenciements et contre le paternalisme, l’hégémonie et le rôle dirigeant du Parti) et d’organisations sociales dans les quartiers (face aux Comités de défense de la Révolution, les CDR, à la fois relais et espions du régime dans chaque bloc d’habitation, chaque pouce du territoire). Pour être plus précis, il faudrait dire que le paradigme de la division société civile/État existe déjà à Cuba, mais de manière non dite, invisible comme dans tous les États socialistes où ce qui fait société n’existe pas puisque l’État et le parti sont partout, ont leur mot à dire sur tout et s’occupent de tout (et c’est pour cela que ces États ont été analysés en leur temps comme totalitaristes). Invisibilité paradoxale, qui saute aux yeux dès que l’on vit un peu dans le pays, mais non reconnue institutionnellement, sans miroir, sans éclairage, sans expression manifeste, sans espace de conflictualité. Univers de faux-semblants, théâtral sur la scène officielle avec d’autres mondes situés derrière la coulisse... Invisibilité liée aux pratiques sociales réelles illicites (débrouilles, marché noir, migrations internes et exode rural clandestins, sub-cultures souterraines notamment dans la jeunesse urbaine...), à l’existence de frontières internes et de mondes parallèles, entre d’un côté « les vieilles structures de pouvoir [qui] continuent le même exercice de rhétorique politique » tandis que dans « la société non officielle » se sont mises en place « des formes de distribution des richesses, du pouvoir et du prestige » grâce au marché noir mais aussi des « pratiques (protosocialistes) d’autogestion sociale », ce qui fait qu’au fil des ans, « une société inédite (underground) s’est articulée en face de l’État-autruche. » [8]

La possibilité de créer des coopératives en dehors du secteur agricole (dans les secteurs du transport, de la construction, de l’alimentation, ainsi que dans 40 services comme la restauration ou l’hôtellerie) et ceci dans le cadre d’une économie de marché, comme cela se fait dans d’autres pays d’Amérique latine (Venezuela, Argentine, Brésil...) peut représenter pour ceux qui s’y engageront à la fois une solution économique faute de mieux dans le cadre de ce système, et pas nécessairement dans un esprit entrepreneurial, et un piège visant à intégrer des aspirations égalitaires à la coopération, à l’association et à l’entraide dans cette même économie de marché où des coopératives se retrouveront en concurrence les unes avec les autres ou avec des secteurs encore étatisés. Piège dans lequel peuvent s’engouffrer ceux qui, au sein du PCC ou juste à côté de lui, ne visent qu’à démocratiser un peu ou beaucoup le régime en faveur d’un socialisme plus participatif ou autogestionnaire. Mais piège qui peut aussi s’avérer problématique et se transformer en facteur de tension, de conflit et en affrontements puisqu’à travers ces réformes, il s’agit pour l’État et l’oligarchie qui le contrôle de tirer profit (via la fiscalité) de l’accumulation primitive que ce secteur privé doit permettre, de réaliser en somme une libération des forces productives qu’un cadre de rapports de production antérieur entravaient, pour le dire en termes marxistes.

Les réformes économiques de septembre 2010 marquent un tournant qui avait été initié dès 2008 et semblait depuis en suspens : allongement de 5 ans de l’âge du départ à la retraite (65 pour les hommes, 60 pour les femmes), distribution de terres à des particuliers pour relancer l’agriculture, fin de l’"égalitarisme salarial" par l’introduction d’éléments de rémunération au mérite, suppression de subventions, de bourses pour les étudiants, de cantines dans beaucoup d’entreprises d’État, diminution des inscriptions dans les facs, etc. Pendant qu’était porté le 27 août dernier de 50 à 99 ans la durée des garanties sur les concessions usufruitières de la propriété détenues par le capital étranger afin de rassurer les investisseurs et les encourager à développer des terrains de golf 18 trous, des resorts de luxe, des marinas haut de gamme et de nouveaux complexes touristiques [9]... Sur ces terrains privés, de villégiature et de golf cinq étoiles, une nouvelle loi rend possible de construire des villas et de les vendre à des étrangers. Une première à Cuba depuis... longtemps.

Rétrospectivement, la libération et l’expulsion en Espagne de prisonniers politiques survenus cet été, faisant suite à la grève de la faim mortelle menée par le prisonnier Orlando Zapata Tamayo, à d’autres grèves de la faim menées ensuite, et aux médiations de l’Église catholique et du gouvernement espagnol, trouvent une explication logique et cohérente en forme de signal envoyé aux médias occidentaux disant en gros ceci : voyez, nous libéralisons (un peu) l’économie et nous libérons (un peu) les prisonniers politiques. La direction cubaine a un besoin crucial que les investisseurs reviennent et doit d’une manière ou d’une autre faire des gestes pour "aider" l’administration US à lever, d’un coup ou progressivement, ce qui subsiste de l’embargo économique, d’autant que les compagnies pétrolières étatsuniennes réclament elles aussi la fin du blocus pour pouvoir investir dans les forages sous-marins situés à l’intérieur de la zone des eaux souveraines cubaines, comme le fait déjà la société espagnole Repsol.

Mais il y a aussi beaucoup d’inquiétude à avoir. Alors que 500 000 travailleurs vont être virés en moins de 6 mois, alors qu’un même contingent est appelé à connaître le même sort d’après les données qui circulent le plus officiellement, ce sont les opposants libertaires, alternatifs, anticapitalistes, qui se voient privés d’expression. Le 30 septembre dernier en effet, plusieurs membres de l’Observatorio Crítico [10] se sont vus interdire l’accès à une salle où était organisé un débat par la revue Temas (qui se veut un "espace pour la réflexion critique et le débat d’idées" autour de la culture et la pensée sociale) et où l’un d’entre eux, qui avait été officiellement invité à participer à la table ronde par le directeur de la revue en personne, fut finalement exclu de la session. Il importe d’être particulièrement attentif à ce qui va se passer dans les mois qui viennent comme il importe de soutenir, de faire connaître, les contestations qui se font jour, et d’aider à l’élargissement de leurs espaces d’expression. Le modèle du socialisme d’État a fait long feu depuis longtemps mais c’est dans la pratique que les idées se vérifient et que la réalité se transforme effectivement. La société cubaine est une société relativement politisée, ce qui est un atout pour ceux et celles qui veulent poser des questions de fond à partir des inquiétude de la population, par exemple sur l’organisation politique et économique du pays et donc sur la propre capacité du peuple cubain à récupérer la parole, à récupérer sa capacité d’auto-organisation, d’autonomie et le pouvoir de décision sur ce qui le concerne : sur ce qu’il convient de produire ou pas, sur les manières de fabriquer ces biens jugés utiles, sur les rapports et les médiations entre les unités de la sphère productive et ceux à qui est destinée cette production, sur la division entre ceux qui produisent (généralement les ouvriers et les paysans) et ceux qui élaborent et conçoivent (scientifiques, techniciens, cadres du parti-État...), etc.

Ces questions sont indissociables : ainsi récemment, on a appris que plusieurs coopératives de paysans de la province centrale de Santi Spíritus avaient planté du maïs transgénique produit, officiellement de manière expérimentale, dans une entreprise de la région, mais qui leur a vendu ces semences à 35 kilomètres de sa zone d’expérimentation. Ce qui pose évidemment plein de questions (sur les OGM, recherche, expérimentation, moratoire, transparence...) et au moins une : qu’est-ce que veut dire une autogestion, ici paysanne, et faisant en plus partie d’un mouvement agro-écologique (Movimiento Agroecológico Campesino a Campesino), qui cultive selon des critères de l’agriculture industrielle, capitaliste et productiviste ou même qui, apparemment, sème des produits sans trop savoir de quoi il retourne ? [10] [11] En somme : qui conçoit, qui décide et avec quelles informations ?

Au moins, ces questions commencent à sortir même si c’est encore de manière confidentielle et marginale, même si la très grande partie de la population est maintenue dans l’ignorance.

En tous cas, une chose est sûre, une page se tourne à Cuba. Et la seule chose que l’on sache, c’est que la suivante n’est pas encore écrite, même si l’on devine que quelques données fondamentales ne seront plus exactement à la même place et que quelques nouvelles pièces vont s’introduire dans le jeu tandis que d’autres auront disparu.

Le 9 octobre 2010

J.F.

(pour OCL/Courant Alternatif - reproduction vivement conseillée)

* Titre orginel : Cuba : La fin annoncée du socialisme d’État / Source : http://oclibertaire.free.fr