samedi 27 novembre 2010

ENTRE SAVOIR ET DEMOCRATIE... (BONNES FEUILLES 2)

Entre Savoir et Démocratie
Les Luttes de l’Union Nationale des Étudiants haïtiens sous le gouvernement de Duvalier (Bonnes feuilles 2)

samedi 27 novembre 2010

par Leslie Péan *

Soumis à AlterPresse le 15 novembre 2010

Le charbon et la farine

On ne saurait nier l’existence du préjugé de couleur en Haïti, mais en faire la question sociale par excellence en accentuant les horreurs qui en découlent représente une imposture. L’emploi abusif du préjugé de couleur par les noiristes pour prendre le pouvoir politique est diabolique. En citant Jean Price-Mars, l’UNEH fait une critique de la propagande noiriste du gouvernement dans le numéro 5 de la Tribune des étudiants, daté du 27 janvier 1961. Notre histoire enseigne que, depuis les luttes pour l’indépendance de 1804, Noirs et Mulâtres ont su surmonter les contradictions racistes et coloristes instituées par la puissance coloniale. Il est absolument faux de croire et de faire croire que les devoirs antagonistes des Blancs, des Mulâtres et des Noirs ont épousé uniquement les lignes de couleur.

Qu’on lise l’Histoire de Toussaint Louverture de Pauléus Sannon [1] pour apprendre que des Blancs, parmi lesquels des curés, des prêtres et des abbés dont le père Corneille Brelle, ont contribué à la préparation de la cérémonie du Bois-Caïman [2]. Nos aïeux, les pères fondateurs de la nation haïtienne, ne se sont pas laissés prendre au piège racialiste, coloriste et discriminatoire des colons français. Ils ont ouvert leurs bras aux 5,000 blancs polonais et 1,000 blancs allemands qui ont rejoint les troupes indigènes dans la guerre de l’Indépendance et versé leur sang pour contribuer à créer Haïti, un projet de liberté ancré dans tous les esprits. Mais s’ils ont su coaliser leurs forces avec d’autres en y acceptant même un Blanc Français comme le colonel Malet, signataire de l’Acte de l’Indépendance d’Haïti, leurs efforts ont été vaincus par le racisme dominant à l’échelle internationale, qui les a ensuite divisés. Ils se retrouvèrent donc comme Sisyphe, poussant le rocher de l’égalité des races et des couleurs, mais prétendant être contraints de le laisser retomber avant d’avoir atteint le sommet.

Lors de la guerre du Sud, le Mulâtre Rigaud avait des Noirs parmi ses partisans dont Lamour Dérance, Goman, Sanglaou et d’autres chefs de bande noirs. Des deux fils de Toussaint Louverture, c’est Placide, le mulâtre, qui le soutient dans la lutte contre la France, tandis qu’Isaac, le noir, appuie et rejoint les Français. Lors de rares élections à la présidence qui furent témoins du duel entre deux candidats mulâtres, Boisrond Canal et Boyer Bazelais en 1876, ou encore entre Boyer Bazelais et Lysius Salomon en 1879, ce sont les considérations financières et non coloristes des milieux affairistes qui primèrent.

Rony Durand, un des économistes de l’école noiriste qui devint doyen de la Faculté de droit et des sciences économiques en 1986, a disséminé pendant quatre décennies le venin du racisme noiriste dans les têtes des étudiants haïtiens. Exprimant à haute voix le dogme noiriste et le rentrant à coups de marteau dans les consciences de la jeunesse, Rony Durand a complètement évacué la complexité de la question sociale et a déclaré que « la bourgeoisie « mulâtre » qui gouverne Haïti depuis les jours enfiévrés de « l’indépendance » porte la responsabilité historique de notre stagnation [3] ». Et il a du même coup légitimé la corruption financière, le vol des deniers publics et le brigandage des noiristes. Dans son entendement, leur accumulation sauvage est légitime car, dit-il, « la bourgeoisie « noire » a retourné contre la bourgeoisie « mulâtre » ses propres armes. Au demeurant, aucune bourgeoisie n’a les mains pures dans la formation du capital [4] ».

De telles représentations semant la haine et véhiculées par le discours noiriste sont prégnantes dans le corps social. Pour bien saisir comment le peuple haïtien se pense et se représente, il faut aller aux sources réelles de la négrophobie et démystifier l’aliénation de l’homme haïtien (noir et mulâtre), comme Anténor Firmin, dans son magnum opus oparum intitulé De l’égalité des races humaines. La réduction à néant d’Haïti est justement due au triomphe de certaines alliances politiques pernicieuses.

L’alliance infantilisante Duvalier/Rigal, on le sait, a permis d’isoler Louis Déjoie lors de la campagne électorale de 1957. Antoine Rigal fait alors une déclaration révoltante qui provoque la colère de la majorité de l’électorat. En proclamant dans un discours tristement célèbre, « Maintenant toutes les avenues du pouvoir sont encombrées par les ruraux [5] », Antoine Rigal écœure les Noirs, leur donne un goût amer à la bouche et assassine les idéaux d’industrialisation et de développement que représentait Déjoie. Le candidat François Duvalier reprendra pourtant cette phrase méprisante de Rigal pour mettre en marche une machine électorale broyant tout sur son passage. Il l’utilisera comme une lamentation afin que les Noirs adhèrent, même passivement, à sa candidature et voient en lui une raison d’espérer. Duvalier déclamera le message discriminatoire de Rigal au cours de ce fameux discours intitulé « Ils sont devenus fous » et dans lequel il dira :

“Heureux et se congratulant d’être enfin seuls, entre honnêtes gens, entre gens du monde, entre gens de société, débarrassés enfin des « ruraux » que nous sommes, selon l’acrimonieuse et imprudente expression de Me Antoine Rigal, ils ont concerté eux-mêmes, la mise en place de leurs dispositifs d’élimination. Ils sont devenus fous [6].”

Duvalier utilisait Rigal pour créer un fossé irrémédiable entre les masses noires et Déjoie. Le coup allait porter surtout quelques années après le mouvement de 1946, qui a modelé la conscience populaire sur la question de couleur. Rigal sera récompensé par l’attitude bienveillante de François Duvalier à son endroit, jusqu’à sa mort en 1971. Le discours de Rigal a cassé en quelques jours le lien social que Déjoie a construit pendant vingt ans avec la paysannerie noire à Saint Michel de L’Attalaye, aux Cayes, sur ses plantations agricoles. Déjoie se retrouve la victime d’un mulâtrisme qui bloque la cohésion sociale, entretient la méfiance et freine l’exécution d’un projet social collectif. Le mulâtrisme, en charriant la blanchitude occidentale et en mettant des Mulâtres incompétents aux commandes du système politique, des affaires, de l’administration et de la diplomatie, contribue à maintenir la société dans le dénuement tout comme le noirisme, en faisant la promotion de Noirs ignares à des postes de prestige, renforce le préjugé voulant que les Noirs soient incompétents.

Le noirisme boit à la même source coloriste et racialiste que le mulâtrisme en avançant la thèse de l’infériorité congénitale des Mulâtres. Les révocations de Mulâtres en 1946, simplement parce qu’ils sont des Mulâtres, sont aussi exécrables que les pratiques discriminatoires envers les Noirs sous les gouvernements mulâtristes. Les victimes deviennent des bourreaux en adoptant les attitudes et le type de pensée discriminatoires reprochés aux bourreaux. C’est de la mauvaise foi que de vouloir continuer dans la voie de la racialisation des rapports sociaux, que de vouloir l’instauration d’une pyramide sociale toujours basée sur la hiérarchie des couleurs de peau et la structuration coloriste. La vision de l’UNEH, présentée à chaud, combat cette forme de pensée racialiste dans son numéro 5 de Tribune des étudiants, daté du 27 janvier 1961.

Des destructions tous azimuts

Tout au long de l’histoire d’Haïti, le libéralisme en tant que principe sacro-saint de la bourgeoisie a été combattu par le dirigisme d’État appuyé sur la pensée racialiste et coloriste. Les efforts de développement national se sont révélés futiles, qu’ils viennent de l’État ou de l’activité productrice privée, car le minimum de connaissances nécessaires à un tel développement a toujours fait défaut. Les luttes de pouvoir ont surfé sur l’ignorance encouragée et maintenue à travers les manipulations coloristes de toutes sortes. Le combat des adversaires noiristes et mulâtristes s’est poursuivi au détriment de l’entité nationale, qui a périclité pendant deux siècles jusqu’à atteindre aujourd’hui son point d’effondrement, pour utiliser le langage de Jared Diamond [7]. Il y a en effet de sérieux indicateurs qui révèlent l’agonie de la société haïtienne. Cette agonie résulte de l’incapacité des adversaires noiristes et mulâtristes, en lutte pour l’hégémonie, à s’entendre sur un minimum d’objectifs pour répondre aux défis de l’environnement extérieur hostile. La possibilité de la disparition de la civilisation haïtienne, tout comme celle des Vikings démontrée par Jared Diamond, est donc bien réelle. Par-delà les théories fumeuses de l’essence de l’homme noir qui serait d’une radicale altérité par rapport aux autres êtres humains, les brigands de l’école des Griots sont parfaitement conscients de la « nourriture intellectuelle et morale [8] » qu’ils offraient à la population haïtienne, tant dans leur journal Les Griots que dans les autres publications dans lesquels ils exposaient leurs marchandises.

Sous le fallacieux prétexte de la « régénération des grandes masses », François Duvalier et Lorimer Denis utilisent, pour prendre le pouvoir, des processus identitaires et des pratiques mystificatrices qui privilégient la couleur noire de la peau et une certaine apparence physique. Les brigands des Griots s’amusent à brouiller la question sociale par ce que Frantz Fanon, en 1954, a nommé « l’apparente surdétermination par l’ordre « racial » du classement hiérarchique qu’opère la société sur elle-même [9] ». L’hégémonie de la pensée coloriste mulâtriste jusqu’en 1946 et la domination du courant de pensée noiriste qui s’en est suivi ont détruit les possibilités de formation d’une bourgeoisie nationale capable de propulser le développement. Ici encore, l’idéologie des jeunes de l’UNEH, dans l’éditorial du numéro 6 de Tribune des étudiants de juin 1960, a pris le contre-pied en appelant à la mobilisation de la bourgeoisie nationale. En présentant le Problème des classes à travers l’histoire d’Haïti comme leur Mein Kampf, les idéologues noiristes mettaient dans les têtes de la jeunesse les bases fascistes de leur future puissance, mais aussi les bases de l’enterrement de la nation haïtienne. Leur désir de gouverner n’avait d’égal que leur passion d’un pouvoir à retentissement chaotique. Paradoxalement, même des professeurs réputés progressistes recommanderont les thèses pernicieuses des Griots à leurs élèves. Avec un discours à la fois misérabiliste et moderne, la logorrhée de François Duvalier et de Lorimer Denis s’est propagée comme un SIDA de l’esprit. En manipulant l’histoire, les brigands des Griots ont préparé en toute sérénité le naufrage de la nation haïtienne. Leur passion pour le pouvoir a été étalée avec une grande charge affective et une sentimentalité qui ont séduit leurs disciples et que ceux-ci ont intériorisées. Leur œuvre continue de s’insinuer partout où le désespoir règne.

On pourra se demander ad nauseam s’ils savaient qu’ils préparaient les ruines d’Haïti. L’obscurantisme et la déchéance qu’a entraînés la pensée duvaliériste ont perverti la société dans ses valeurs existentielles de base, et il sera trop tard quand Jean Price-Mars [10] ou Roger Dorsinville dénonceront la débilité du discours noiriste. En 1990, Roger Dorsinville écrira :

« Pour ce qui concerne le bilan chez nous de ces trente dernières années, il est tragique, mais facile à établir, si bien qu’il faut espérer n’entendre plus jamais parler de « noirisme » en tant que doctrine ou définition de projets politiques. Le résultat n’est pas seulement la ruine économique, et, sur le délabrement des institutions, l’établissement de l’autorité publique d’une armée de faucons. Il faut surtout déplorer la disparition de toutes les vertus civiques ou morales, ce qu’un auteur étranger [11] a pu décrire « la démocratisation de la corruption [12]. » Les cris du cœur de Price-Mars et de Dorsinville n’auront d’échos que dans les esprits d’une faible minorité d’intellectuels. La fibre nationale était détruite et la tombe de la société haïtienne était déjà creusée. Les pratiques et les conduites nihilistes des tontons macoutes Ti Bobo, Boss Pinte, et autres Ti Cabiche s’étaient déjà propagées. Le pouvoir était remis à la jeunesse des Roger Lafontant et autres briseurs de grève qui attendaient leur tour pour cueillir les fruits mûrs de ce travail commencé en 1932, persuadés à tout jamais que ce qui sied à Haïti, c’est la démocratie des cadavres. Jacques Fourcand dira qu’il vaut mieux faire un Himalaya de cadavres que de perdre le pouvoir. La messe était dite. Faisant le bilan de ce voyage en enfer, Roger Dorsinville écrivait en 1990 : « Cette république qui se déglingue de partout, c’est le résultat de trente ans de Pouvoir Noir [13]. » Il ne croyait pas si bien dire sur cette époque « de nuit, de guerre et de mort » pour employer le langage de Jan Patocka [14]. Mais en laissant de côté l’arrière-fond de cette dégringolade, Roger Dorsinville ne permet pas de comprendre les origines et le déclenchement de ce malheur qui s’est abattu sur la société haïtienne au XXe siècle. Des origines qui ne remontent pas à 30 ans, mais plutôt à 55 ans, c’est-à-dire à 1932. Toutefois, il donne l’ampleur et la dimension de la mort organisée sous le régime duvaliériste :

« Nous avons ouvert la porte à des gens traditionnellement méprisés pour leur bâtardise, dans un pays où la légitimité des imitateurs date tout juste d’hier, et ces bâtards avaient des comptes à régler tous azimuts, y compris entre eux. Ils ont tué, embastillé, avili hommes, femmes et enfants, de cent manières et dans toutes les directions. Quant au paysan, ce noir, prétexte du combat pour le « plus grand nombre », il s’est trouvé plus que jamais trituré par les hommes nouveaux, une « élite lorage calé » sans tradition de bonté, de générosité, de solidarité, acharnée à se laver du souvenir de son abjection de naguère. Dès lors, où était la promesse : « C’est à nous, opprimés, de lutter pour tous les opprimés » ? Et, parce que l’État s’était avili, il y a eu le retour de bâton : la disparition de son autorité civique et morale, l’évacuation de sa pertinence à gouverner, l’instauration pure et simple du banditisme officiel [15]. »

Les brigands voulaient garder le pouvoir en transformant Haïti en un vaste camp de concentration. Ils exécutaient le travail des capos et décidaient de la destruction, de la récupération, de la conservation et de la classification des rebuts d’humanité créés par leur politique mortifère. Les recettes pour détruire l’âme du peuple haïtien seront de plus en plus sophistiquées. Elles passeront par la destruction de la mémoire, des travailleurs, des entrepreneurs, des cochons créoles, de l’armée, de l’intelligentsia, etc. Un anéantissement tous azimuts. Une dévastation sans cesse perfectionnée. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer, pour bien les comprendre, les luttes de l’UNEH, qui représentent un moment crucial du combat de la jeunesse haïtienne contre ceux et celles qui voulaient garder le pouvoir à tout prix. Les jeunes de l’UNEH avaient su reconnaître les caractéristiques fondamentales qui soutenaient le courant des Griots et avaient subodoré leur démarche d’élimination d’une civilisation. Ils firent de leur mieux pour empêcher ces cannibales d’entamer leur festin et la grève de 1960-1961 en est le témoignage fondamental.

[1] Horace Pauléus Sannon, Histoire de Toussaint Louverture, Tome I, Collection Patrimoine, Presses Nationales d’Haïti, 2003, p. 179-188.

[2] Jacques de Cauna, Haïti : L’éternelle révolution. Histoire de sa décolonisation (1789-1804), PRNG Editions Pyremonde, Monein, France, 2009, p. 146.

[3] Rony Durand, Regards sur la croissance économique d’Haïti, Imprimerie des Antilles, 1965, p. 165.

[4] Ibid., p. 117.

[5] Arthur Rouzier, Les belles figures de l’intelligentsia jérémienne. Du temps passé et du présent, Imprimerie Service Multi-Copies, 1986, p. 117.

[6] Colbert Bonhomme, Révolution et contre-révolution en Haïti, op. cit., p. 277.

[7] Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Gallimard, 2006.

[8] François Duvalier et Lorimer Denis, Le problème des classes…, op. cit. p. 89.

[9] Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs. Paris, Le Seuil, 1954.

[10] Jean Price-Mars, Lettre ouverte à René Piquion sur son « Manuel de la négritude » ; le préjugé de couleur est-il la question sociale ?, Éditions des Antilles, P-au-P, 1967.

[11] André Corten.

[12] Roger Dorsinville, Marche arrière II, Éditions des Antilles, 1990, pp. 223-224.

[13] Ibid, p. 233.

[14] Jan Patocka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier, Paris, 1981.

[15] Roger Dorsinville, Marche arrière II, Éditions des Antilles, 1990, p. 223-224.

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