jeudi 14 mai 2009

QUAND L'ECONOMIE ET LA DEMOGRAPHIE HAITIENNES SONT EN DISCORDANCE...

Quand l’économie et la démographie haïtiennes sont en discordance

(Journal Le Matin No 34074 .11-12 mai 2009, p.2, Port-au-Prince, Haïti)

Par Guichard DORE

Le pays se caractérise par une production nationale en chute libre, une urbanisation anarchique et une explosion démographique exerçant une forte pression sur les maigres ressources disponibles. Certaines régions mal desservies se trouvent dans un cycle infernal de reproduction de la pauvreté. Les ressources matérielles et humaines se font rares. Les compétences territorialement acquises impactant l’économie, faute d’une gouvernance stratégique, sont progressivement disparues. Toutes les filières de l’économie institutionnelles et productives font face au problème de compétences institutionnellement validées. La formation liée au développement économique n’est pas encouragée voire ignorée par les autorités. Au lieu de dresser une cartographie des compétences haïtiennes par champ et niveau de formation et engager le pays dans une dynamique de changement global, les autorités continuent, hélas, à faire preuve d’une appétence inouïe pour les conseils et recettes de certains experts internationaux qui ne font qu’engloutir le pays dans le sous-développement. Comment parler de développement socioéconomique en niant l’expertise et le savoir-faire haïtiens qui, avant la chasse à l’homme, ont pu doper l’économie nationale ? Refuser de regarder la société avec les lunettes de stratège et récuser la culture de dépassement quand l’essentiel va mal c’est choisir de sacrifier les projets porteurs susceptibles de permettre au pays de tourner le dos à l’industrie grimaçante de l’assistanat. Sans une vision cohérente l’on ne peut pas bâtir des stratégies viables en vue d’inscrire les territoires dans une logique d’aménagement, de compétitivité et d’animation économique, de croissance de la production aussi bien dans les villes que dans les campagnes.

Le poids du monde paysan diminué

Les caractéristiques sociologiques et démographiques du milieu productif paysan ont été modifiées sous l’impulsion des forces externes sans que les autorités aient pu développer une stratégie de contre-offensive et adopter des mesures pour éviter la désorganisation du tissu social et économique. La démographie agricole, jusqu’à récemment pléthorique, connaît de profondes modifications sans une réaction intelligente et mesurée des autorités de l’Etat. 60% des travailleurs agricoles se situent dans la tranche d’âge de 50 ans et plus, la reproduction sociobiologique de la force productive en milieu rural est menacée. Les formes d’organisations sociales du travail paysan perdent leur importance, leur poids historique ainsi que leur dimension symbolique sous le regard impuissant des spécialistes du monde rural. La paysannerie qui, représentait dans la littérature anthropologique voire ethnologique haïtienne le terreau de l’identité nationale, se rétrécit et laisse l’espace de réflexion aux groupes marginaux des quartiers suburbains pestiférés. La faiblesse de la production en milieu rural s’accompagne d’une sous représentation des ruraux dans la pensée haïtienne. Dans la bibliométrie haïtienne, il y a plus d’écrits consacrés aux affamés, marginaux et prolétaires urbains que de documents mettant en scène la vie des paysans. Les ruraux perdent leur poids économique ainsi que leur influence dans la construction de l’imaginaire national (Benedict Anderson, 1983).

Une économie violentée

L’économie haïtienne après avoir cru et enregistré un taux de croissance de 36% pour période 1970-1979 soit un taux de croissance en rythme annuel moyen de 3,6%, le PIB a diminué en valeur relative de 88,8% au cours de la décennie 1980 par rapport à la performance des années 1970 et a poursuit sa chute au cours des années 1990 pour se situer en dessous de zéro soit un taux de croissance négative de 12%. Le produit intérieur brut est marqué par une contraction sévère en 1992 où il a accusé en terme réel un taux de -13,19%. De 1992 à 1995, l’économie nationale était toujours en récession. Après avoir affiché un taux de croissance de -2,44% en 1993, l’économie haïtienne continuait sa chute en 1994 accusant une croissance dégradante de – 8,24% pour enfin stabiliser en 1995 à un taux de croissance de l’ordre de - 3,95%.

L’économie nationale connaît une longue période de déclin.

L’agriculture et les industries de substitution à l’importation furent terriblement affectées par la libération commerciale des années 1980. L’économie nationale ne s’est pas encore remise des chocs occasionnés par le coup d’Etat militaire de 1991-1994 et les crises politiques et macro institutionnelles de l’après 1997 qui fragilisent davantage les filières sensibles de la production (tourisme). Au cours de cette décade, le secteur des industries du textile qui générait plus de 3/4 des recettes d’exportations et employait une part significative des habitants de basse qualification de l’aire métropolitaine a amplement souffert des gênes provoquées par l’embargo économique décrété contre le pays pour assurer le retour du Président Jean-Bertrand Aristide au pouvoir, le 15 octobre 1994. Le prélèvement d’impôt et le contrôle des dépenses publiques furent terriblement affectés et l’animation économique du territoire fut délaissée. L’économie institutionnelle est systématiquement mise en déroute par des pratiques éhontées de la corruption. Le pays est passé d’une trappe au chômage à la trappe à pauvreté.

Les incertitudes politiques et l’insécurité qui ont marqué les années comprises entre 2000 et 2006 ont sérieusement affecté l’investissement et la croissance économique. Le taux de croissance réelle du PIB s’est situé en dessous de zéro pour les années 2001, 2002 et 2004 soit respectivement – 1,04% et – 0,26%, -3,53%. En moyenne annuelle, l’inflation était de 17% pour la période 2000-2003 et le déficit budgétaire atteignait 3,1% du PIB. Cette situation économique morose s’est greffée sur la crise financière de l’année 2000 provoquée par l’effondrement des coopératives qui offraient aux épargnants des taux d’intérêt mensuel de l’ordre de 10% dans une économie en pleine dépression. La crise des coopératives a amplifié les tensions entre les groupes sociaux et provoqué des manifestations violentes dans les principales artères de la capitale et les villes de province. Avec l’accumulation des crises multiples, le pays s’est retrouvé en 2004 dans une situation de marasme économique. Le niveau de réserve pour l’importation s’est considérablement diminué en 2004.

La souveraineté monétaire hypothéquée

La politique monétaire d’étranglement financier des classes moyennes appliquée et poursuivie par la Banque de République d’Haïti (BRH), ajoutée à l’absence d’une politique de développement économique, a eu un impact désastreux sur la monnaie nationale. Elle connaît actuellement une dévaluation de plus de 800% par rapport à sa valeur de 1986. La politique monétaire appliquée depuis plus de 20 ans en Haïti a facilité la dollarisation illégale de l’économie. Cette dollarisation, violente et inconstitutionnelle, accélère la paupérisation d’un segment important des classes moyennes et contribue à l’asphyxie financière des masses urbaines et rurales. La circulation de deux monnaies dans le pays, en violation des lois de la République, est l’expression évidente de la faillite et l’abandon par l’Etat de l’une de ses fonctions régaliennes (unité monétaire du territoire). Cette dollarisation illégale met à nu la faiblesse de la politique monétaire appliquée dans le pays depuis 1986 et traduit la perte par les pouvoirs constitués de l’Etat le contrôle de l’une de ses ressources stratégiques : la devise étrangère. Cette pagaille porte atteinte à la souveraineté monétaire du pays et affecte la gourde comme symbole de l’identité nationale.

Le socle de l’économie est maltraité

Les infrastructures de soutien à l’activité économique sont endommagées. Faute d’entretien, les routes nationales et tertiaires de grandes utilités économiques sont détériorées. Pour la période 2002-2004, le pays a enregistré des destructions d’emplois et une chute vertigineuse de la production nationale estimée à 5% du PIB[1]. Les crises économiques et sociopolitiques de ces dernières années sont greffées sur une crise environnementale qui menace l’homme haïtien dans son devenir. Le déboisement à outrance représente une menace constante pour le pays. Entre 1923 et 2008, la couverture végétale est passée de 60 à 1,44% (R. Cheriza, 2008). Faute d’une politique d’aménagement du territoire, les zones les plus mal desservies font les frais des cyclones et ouragans saisonniers qui frappent la région bon an mal an. La ville des Gonaïves, située en dessous du niveau de la mer, était inondée et ravagée par deux cyclones meurtriers : Jeanne en 2004 et Hanna en 2008. Les Haïtiens continuent à développer des rapports conflictuels avec leur territoire et ne prennent pas, hélas, en compte son positionnement, sa dimension historique et symbolique comme facteurs créateurs de richesse et stimulateurs de croissance économique.

Une pression démographique non maîtrisée

Si l’économie connaît des moments de récession, la population, quant à elle, ne cesse d’augmenter. Cette augmentation se fait de manière perpétuelle à un rythme assez rapide. En 1950, la population d’Haïti était 3 097 220 habitants, en 1971, elle passait à 4 329 991 habitants ; 1982, elle franchissait le chiffre de 5 053 191 habitants, elle atteignait en 2003, selon les données du recensement général de la population et de l’habitat, le nombre de 8 373 750 d’habitants.

En ce qui a trait au nombre d’habitants au mètre carré, en 1950, la densité de la population haïtienne était de 114, en 1971, de 160, en 1982, de 187 et en l’an 2003 de 310. Ces chiffres sont évocateurs et permettent de constater dans un intervalle de 21 ans, la population haïtienne a augmenté de 46 habitants par kilomètre carré ; de 27 habitants par kilomètre carré en 11 ans ; de 123 habitants par kilomètre carré en 21 ans. Or, en 1992, les Etats-Unis et le Canada comptaient 15 habitants par kilomètre carré et la moyenne des pays de la Caraïbe était 22 habitants par kilomètre carré (G. DORE, 2002).

En 53 ans, la population haïtienne a plus que doublée en passant de 3 097 220 habitants en 1950 à 8 373 750 d’habitants en 2003 soit une progression de 170,4%. Plus de la moitié de la population a moins de 21 ans. Les personnes âgées de moins de 15 ans représentent 36,5% de la population, celles de 15 à 64 ans accusent un taux de 58,3%. La structure d’âge de la population haïtienne fait apparaître une faiblesse de la population âgée de plus de 65 ans accusant le taux de 5,1%. Ce qui traduit une espérance de vie très faible. La structure d’âge laisse présager une forte demande en termes d’éducation, de formation et des services sociaux de base. La pyramide des âges laisse à penser qu’une forte pression va être exercée sur les réserves et les maigres ressources du pays dans les prochaines années. Et si le pays n’enclenche pas un cycle vertueux de croissance économique tout en limitant le taux de naissance, il connaîtra, dans les prochaines années, un taux de violence et de criminalité très élevé.

Une stratégie insensée

Pour éviter le scénario du pire, une planification globale à tout point de vue parait nécessaire. Les autorités ont pour devoir d’éviter le cycle infernal de reproduction de la misère qui est, en partie, une conséquence évidente du déséquilibre persistant entre une croissance économique faible et une croissance démographique forte. La gestion des flux de la population, à travers des politiques de limitation des naissances, s’est arrêtée depuis le départ de Duvalier en 1986. A défaut de l’instrument de planning familial et d’exécution d’une politique de limitation des naissances, les cataclysmes naturels, les épidémies, les pandémies et l’émigration sont les instruments régulateurs des flux de la population en Haïti. En fait, sommes-nous des criminels?