mercredi 10 novembre 2010

LA FIN DU DOLLAR AU G20 DE SEOUL ET LA DECONSTRUCTION DE L'ETAT-PROVIDENCE

La fin du dollar au G20 de Seoul et la déconstruction de l’État-providence

mercredi 10 novembre 2010

par Leslie Péan *

Les élections américaines du 2 novembre 2010 devraient donner le signal d’importants changements dans la gestion de la crise économique et financière qui a éclaté en 2007 par suite de la politique de dérégulation promue par le président Ronald Reagan de 1981 à 1989. Cette crise a connu plusieurs étapes avant de se répandre sur toute la planète. Par suite de la réduction de la part des salaires dans le revenu national, d’une part, et, d’autre part de la diminution de 70% à 28% des taxes sur les riches, aussi bien les ménages que l’État s’engageront dans une politique d’endettement qui fera passer la dette nationale entre 1981 et 1989 de 978 milliards à 2170 milliards de dollars. Celle-ci s’est accrue annuellement de 23,6% et a augmenté de 189% par rapport à son niveau en 1980, dernière année de la présidence de Carter.

Le crash des banques d’épargne et de crédit (Savings and Loans) de 1987 fut un moment significatif des malheurs créés par la dérégulation et le laxisme dans le secteur financier sous le président Reagan. Mais aucune leçon ne fut retenue car l’État utilisait l’argent des contribuables pour voler au secours des barons de la finance. L’interventionnisme étatique était mis en œuvre fort paradoxalement au profit des riches. Mais depuis les années Reagan, la dette nationale américaine a pris de gigantesques proportions. Si officiellement au 30 juin 2010, elle est de 14 000 milliards de dollars, soit 90.5% du PIB, en réalité selon les estimations de Laurence Kotlikoff, professeur à Boston University et ancien membre du Comité des Conseillers Économiques (Council of Economic Advisers) du président Reagan, la dette nationale américaine serait de 200 000 milliards de dollars, soit 840% du PIB [1]. Une situation masquée à travers des étiquettes dans le budget américain qui ne reflètent pas la réalité. Maquillage des comptes par un judicieux choix terminologique pour minorer la profondeur du déficit public.

« L’économie américaine est en banqueroute »

Pour éviter la débâcle d’une grande dépression, le président Georges W. Bush avait recouru au renflouement des banques en octobre 2008. Politique suivie par le président Obama en janvier 2009, puis renforcée avec un plan de relance dont les résultats sont mitigés car il considère la crise comme une crise de liquidité et non comme une crise de solvabilité. Ce refus d’aller au fond des choses s’est traduit par le retour en force de la droite américaine pure et dure aux élections à mi-mandat du 2 novembre 2010. Une droite sans état d’âme qui a juré de poursuivre la politique initiée par le président Ronald Reagan, une politique de démantèlement de l’État providence. Activation d’une pensée alarmiste sur le rôle de l’État et insistance pour des coupures budgétaires qui affectent essentiellement les dépenses sociales. Ayant gagné la bataille des élections législatives de mi-mandat, la déferlante des Tea Parties ne va pas s’arrêter en si bon chemin.

Avec l’agressivité qui les caractérise, les croisés des Tea Parties vont s’atteler à pratiquer une cure d’amaigrissement budgétaire répondant à leur fondamentalisme de marché mais aussi à la nécessité d’empêcher la réélection de Barack Obama en 2012. Voie de la confrontation nécessaire pour rentabiliser la victoire législative obtenue en conformité avec le dogme conservateur d’un État dont la matérialité est d’être au service des puissants. Telle est aujourd’hui la situation à la veille du sommet du G-20 en Corée du sud les 11 et 12 novembre 2010, mais une semaine après la décision controversée du 3 novembre 2010 de la banque centrale américaine (la Fed) d’envahir les marchés avec 600 milliards de dollars au cours des huit prochains mois, soit 75 milliards de dollars par mois d’ici au mois de juin 2011. « L’économie américaine est en banqueroute », écrit le professeur Laurence Kotlikoff dans la revue du Fonds Monétaire International (FMI). Elle ne peut plus continuer à vivre sur des dettes qui ne font qu’augmenter en disant aux Américains qu’il ne faut pas augmenter les taxes mais plutôt les diminuer comme l’avait fait le président Reagan. L’argent doit venir de quelque part pour financer les programmes de santé (Medicaid et Pharmacaid) et la sécurité sociale. Comme le dit si bien Kotlikoff, “Alors que les États-Unis subissent toujours les retombées d’une terrible crise financière, un problème budgétaire plus inquiétant les menace. La première économie mondiale fait face à une situation dangereuse, avec une hausse continuelle du coût de la santé et des retraites et une limitation des sources de recettes, qui pèsera très lourd sur sa santé budgétaire [2].”

Contre la vérité des prix

Les citoyens américains ne resteront pas les bras croisés si les programmes de santé et la sécurité sociale devaient être abolis par leur gouvernement pour manque de financement. La société américaine est à la croisée des chemins. Elle est confrontée au choix entre démocratie intérieure et impérialisme. Le recours à l’épargne mondiale, utilisé à 80% par les Etats-Unis, est de plus en plus problématique. La politique du dollar faible poursuivie par la Fed décourage les investisseurs internationaux. Les créanciers ne veulent pas courir le risque d’accumuler des dollars qui ne valent même pas le prix du papier sur lequel ils sont imprimés. Il faut donc réduire le déficit budgétaire en faisant un sacrilège, c’est-à-dire en coupant dans les dépenses improductives, les dépenses militaires.

La banqueroute de l’économie américaine est due essentiellement à sa lourde machine de guerre, mais aussi à la corruption et au copinage [3] conduisant au pillage, pour répéter George Akerlof, prix Nobel d’économie, qui sévit dans les milieux du complexe militaro-industriel et de la haute finance de la Corporate America [4]. La responsabilité de l’échec est imputable aux 800 bases militaires dans plus de 150 pays à travers la planète dont le coût représente 47% des dépenses militaires mondiales, alors que l’économie américaine ne représente que 21% du PIB mondial [5]. La crise économique est enracinée dans le pillage des ressources qui se fait à travers l’organisation des faillites au bénéfice de la mafia économique. Cette dernière a ses tentacules dans les hautes sphères gouvernementales pour défendre ses intérêts par les programmes de renflouement (bail out) à travers des prêts et des baisses d’impôt.

En effet, le plan de sauvetage de Wall Street adopté en octobre 2008 constitue une injection massive de capitaux provenant de l’État ainsi que le changement des règles comptables, délaissant les principes fondamentaux de la vérité des prix du marché capitaliste. Les prix des actifs ne sont plus déterminés par le marché (offre et demande) mais par les prix d’acquisition. La porte fut ainsi ouverte non seulement pour cacher les pertes dans les bilans des entreprises mais aussi et surtout pour vendre les titres pourris adossés aux crédits subprimes (crédits immobiliers). Et enfin, l’État à travers le Trésor américain achetait 250 milliards de dollars de ces titres pourris des neuf plus grandes banques américaines [6] et augmentait ainsi le déficit fédéral.

Les bolcheviks à Washington ?

La crise n’a pas diminué les dépenses militaires américaines qui représentent toujours en 2010 le premier poste du budget (895 milliards de dollars), avant la santé et les retraites. En s’autorisant un tel budget militaire, les États-Unis ne semblent pas vouloir se tirer d’affaire. Pourtant ils savent le danger de telles dépenses puisque c’est grâce à elles qu’ils ont fait s’écrouler l’URSS, contrainte de dépenser pour garder la parité militaire, ce qui ne lui a pas permis de produire en même temps les biens de consommation nécessaires à l’augmentation du niveau de vie de sa population. Non seulement les canons ont pris la place du beurre, mais les Etats-Unis semblent appliquer à la lettre le mot de Lénine qui veut que "Pour détruire le régime bourgeois, il suffit de corrompre sa monnaie". Les États-Unis seraient donc en train de détruire le dollar comme l’avaient fait les bolcheviks avec les émissions massives de sovznak en 1921 [7]. Avec l’assouplissement monétaire mis en œuvre par la Fed qui déprécie le dollar, on comprend pourquoi certains critiques du Tea Party pensent que les bolcheviks ont pris les rênes à Washington. En effet Grégori Sokolnikov, le bolchevik ministre des finances sous Lénine et Staline eut à dire "La planche à billets est la mitrailleuse du prolétariat ’ratatinant’ la classe des riches [8]."

Les Etats-Unis déprécient le dollar par de massives émissions monétaires tentant de résoudre leur problème de chômage et de booster leurs exportations au détriment de leurs partenaires européens et du reste du monde. Attitude que l’hebdomadaire allemand Der Spiegel [9] qualifie de désespérée. Les Allemands savent de quoi ils parlent, eux qui ont vécu la crise de Weimar en 1930-1931. Ils dressent le panorama de la crise dans ses fondements dont le fait que les Etats-Unis d’Amérique vivent depuis des décennies au-dessus de leurs moyens. Selon Paul Krugman, prix Nobel d’économie, le président Ronald Reagan [10] porte la responsabilité de cette politique fondamentaliste de marché qui a fait grimper l’endettement des ménages de 60% de leurs revenus en 1981 à 119% en 2007. Cet endettement des ménages est de 108% en 2010 [11]. Une vraie catastrophe.

Un pacte avec le diable

Les Allemands ne sont pas les seuls à tirer la sonnette d’alarme puisque le FMI avertit que « les faillites futures sont inévitables [12]. » La décision de la FED d’injecter 600 milliards de dollars dans l’économie est d’autant plus réprouvée que le gouvernement américain avait fait des promesses contraires au sommet du G20 à Toronto au mois de juin 2010. En ne respectant pas leur parole d’honneur, les Etats-Unis se donnent un terrible coup devant l’opinion publique nationale et internationale. En effet, une grande puissance ne peut pas se permettre d’agir n’importe comment. Des dirigeants sérieux ne peuvent pas lancer des paroles en l’air comme le font les amateurs d’une « république bananière qui ne produit pas de bananes ». Comment pourraient fonctionner les marchés à terme, la bourse, bref l’économie tout court, sans le respect des contrats et de la parole donnée ? Ce n’est pas une bonne chose de se défiler ainsi. Le leadership américain aurait compris la nécessité de retrouver le sens de l’honneur en enterrant samedi 6 novembre à Seoul son idée de fixer un seuil quantitatif aux excédents des balances des paiements des pays – 4% du PIB, pour les déficits comme pour les excédents. Ou encore s’agit-il des effets de l’alliance de Pékin et de Berlin contre cette proposition américaine ? Ou enfin des conséquences du combat contre l’insanité manifesté dans le « Rassemblement pour rétablir la santé mentale » organisé par l’humoriste américain John Stewart le samedi 30 octobre 2010 ?

Toutefois, la décision américaine d’injecter 600 milliards dans l’économie a provoqué des réactions négatives à travers la planète de l’Europe à la Chine, de la Thaïlande à l’Afrique du sud, de l’Inde au Brésil. Dans ce dernier pays, Dilma Rousseff, la présidente élue qui prendra fonction le 1er janvier 2011 reconnaît que la dernière fois que le monde a connu une politique de dévalorisation compétitive, cela a abouti à la deuxième guerre mondiale. En achetant 75 milliards de dollars par mois d’obligations d’État pendant huit mois jusqu’en juin 2011, la FED continue la politique d’assouplissement monétaire (quantitative easing) engagée depuis le dernier trimestre de 2008. En effet la FED a déjà injecté 1700 milliards de dollars dans l’économie à travers des achats d’obligations d’État, une politique aux antipodes de la politique d’austérité des Européens appliquée par la Banque centrale européenne. Au regard des maigres résultats obtenus par cette politique monétaire en termes de relance de l’activité économique et en création d’emplois, le pari est risqué quand ce n’est pas carrément un pacte avec le diable comme l’observe Thomas Hoenig, président de la FED du Kansas [13].

Le glas de l’hégémonie du dollar ?

L’assouplissement monétaire américain sonne le glas de l’hégémonie du dollar [14] comme monnaie de réserve internationale. Cela prendra le temps qu’il faut pour mettre en place le nouveau système financier international comme se propose de le faire le président français Nicolas Sarkozy lors de sa prochaine présidence du G20. Mais le signal est donné [15]. En s’engageant dans la guerre monétaire, les États Unis d’Amérique se mettent à dos toute la planète à un moment où ils semblaient prôner la mondialisation. Il leur est difficile de mettre fin à un ordre normatif qu’ils imposent à la communauté internationale depuis le 5 avril 1933 à travers le Décret exécutif 6102 dépréciant le dollar [16] et qui leur permet de faire fonctionner leur planche à billets sans limites. Une situation qui fut sévèrement critiquée par le président français Charles de Gaulle le 4 février 1965 [17]. Quarante cinq ans plus tard, l’eau a coulé sous les ponts. De la CNUCED aux Nations Unies, de la Malaisie aux pays du BRIC, la nécessité de mettre fin à l’hégémonie du dollar est reconnue et acceptée dans la plupart des instances de réflexion sérieuses.

Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, et un groupe d’une vingtaine d’experts qui se sont penchés sur la crise du système financier international, reconnaissent la nécessité du changement. « La crise actuelle, disent-ils, offre une occasion idéale de surmonter les résistances politiques à un nouveau système monétaire mondial. … Un système de réserve mondial serait un grand pas dans l’effort pour résoudre ces problèmes et garantir que l’économie mondiale, lorsqu’elle se rétablira, suivra une trajectoire de croissance forte sans poser les bases d’une nouvelle crise à venir. Nous sommes aussi à un moment propice parce que les États-Unis pourraient bien juger leur statut de pays à monnaie de réserve de plus en plus coûteux et intenable. Le dollar ne peut être une monnaie de réserve que si les autres acceptent de le détenir à ce titre, et puisque le rendement chute et que le risque augmente, le doute grandit ouvertement sur son rôle de monnaie de réserve [18]. » L’écho de cette prise de position s’est fait sentir même à la Banque mondiale où le président Robert Zoellick « prône la mise en place d’un système monétaire international basé sur l’étalon or [19] ». Mais un écho qui garde son étanchéité en ce qui concerne la suprématie et l’hégémonie de l’Occident à faire les choix épistémologiques de base pour le reste de la planète. De l’esclavage aux guerres de l’opium, de la lutte contre la corruption à la course aux armes de destruction massive. La planète demande aujourd’hui un regard au-delà de cette emprise.

Les États-Unis ont choisi d’alimenter le doute sur le dollar avec leurs actions d’assouplissement monétaire. En créant des dollars de manière anarchique, les États-Unis s’aliènent les pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) qui voient se réduire comme une peau de chagrin la valeur des réserves importantes en dollars qu’ils détiennent. Mais aussi et surtout, les États Unis, en diminuant la valeur du dollar pour augmenter leurs exportations, se mettent à dos les pays de la zone Euro qui s’estiment lésés. Enfin les pays émergents sont obligés d’instituer des contrôles de capitaux afin de protéger leur appareil productif et leur monnaie. On ne saurait aussi négliger les dommages collatéraux de l’assouplissement monétaire en termes d’inflation et de hausse des prix des denrées et matières premières. À moins d’un changement de cap, des émeutes de la faim seraient au rendez-vous.

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* Economiste, écrivain

[1] Laurence Kotlikoff, « Une crise budgétaire cachée », Finance et développement, Septembre 2010.

[2] Ibid, p. « 30.

[3] Leslie Péan, « La crise financière internationale et Haïti (III) », Le Nouvelliste, Haiti, 30 mai 2008.

[4] George A. Akerlof et Paul M. Romer, “Looting : The Economic Underworld of Bankruptcy for Profit”, National Bureau of Economic Research (NBER), Washington, D.C., April 1994.

[5] Chalmers Johnson, Nemesis : The Last Days of the American Republic, New York, Holt, 2007.

[6] Deborah Solomon, Damian Paletta, Jon Hilsenrath et Aaron Lucchettu, "U.S. to Buy Stakes in Nation’s Largest Banks…", Wall Street Journal, October 14, 2008.

[7] Charles Bettelheim, Les luttes de classe en URSS, 2e période 1923-1930, Seuil/Maspero, 1977, p. 49.

[8] R.W. Davies, The Development of the Soviet Budgetary Process, London, Cambridge University Press, 1958. Voir également R. J. Gordon, "The Demand For and the Supply of Inflation", The Journal of Law and Economics, vol. 18, no. 3, 1975.

[9] En jouant sur les mots « vereinigten » (unis) et « verzweifelten » (désespéré), Der Spiegel, au lieu de parler de « Die Vereinigten Staaten von Amerika » (Les États-Unis d’Amérique) a titré « Die Vereinigten Staaten von Amerika » c’est-à-dire « Les États désespérés de l’Amérique » avec en sous-titre « Eine Nation verliert ihren Optimismus” (Une nation perd son optimisme), Hamburg, 30 octobre 2010.

[10] Paul Krugman, « Reagan Did it », New York Times, May 31, 2009.

[11] Federal Reserve, Flow of Funds Accounts of the United States, Board of Governors of the Federal Reserve System, Washington DC, Second Quarter 2010, September 2010.

[12] « Le FMI exhorte les Etats à se préparer à une faillite du type de celle de Lehman Brothers », Paris, Le Monde, 3 novembre 2010.

[13] Thomas Hoenig, The Economic Outlook and Challenges Facing Monetary Policymakers,” Kansas University, Business School’s Chandler Lecture Series, October 25, 2010.

[14] Jeff Cox, « Dollar at Risk of Crashing, Triggering Inflation : Strategist”, CNBC, November 4, 2010.

[15] Jeremy Warner, “The age of the dollar is drawing to a close”, The Telegraph, London, November 5, 2010.

[16] Jacques Rueff, Le péché monétaire de l’Occident, Paris, Plon, 1971, p. 70.

[17] Leslie Péan, « La crise financière internationale et Haïti (II) », Le Nouvelliste, Haïti, 13 mai 2008.

[18] Joseph E. Stiglitz, Le rapport Stiglitz, Paris, Les Liens qui Libèrent, pp. 2010, 251-252.

[19] Robert Zoellick, « The G20 must look beyond Bretton Woods II », Financial Times, London, November 7, 2010.