mercredi 10 juin 2009

LETTRE OUVERTE AU PREMIER MINISTRE

Lettre ouverte au premier ministre Michèle Pierre-Louis
Haïti-Salaire minimum : Une crise de justice sociale et d’économie morale s’annonce

mardi 9 juin 2009

Par Josué Pierre Dahomey, Fritz Calixte, Marie Ensie Paul, Stéphane Alix et James Darbouze, cinq intellectuels de Port-au-Prince, New York, Paris, Genève et Montréal [1]
Document soumis à AlterPresse le 7 juin 2009

Madame le Premier Ministre,

Cette correspondance, normalement, aurait du être adressée à Monsieur René Préval, puisque c’est lui qui, selon les prérogatives de la constitution de la République d’Haïti, est garant de la promulgation des lois votées par le parlement, et en l’occurrence, la loi sur le salaire minimum.

Si cette lettre vous est adressée, Madame le Premier Ministre, c’est que nous avons le sentiment que loin de se hisser à la hauteur de la fonction présidentielle, le président de la République ne fait que mettre cette fonction à la hauteur des intérêts de classe et de caste qui ont longtemps alimenté la fracture économique et l’apartheid social du pays.

C’est donc avec la consternation et l’indignation d’une partie de la jeunesse de ce pays, des fils et filles d’ouvriers, que nous nous adressons à vous en ce moment pour vous convier, en tant que chef de gouvernement, à vous démarquer très clairement des tergiversations inacceptables de la présidence, devant la nécessaire promulgation de la « Loi Benoit » sur le salaire minimum, loi qui n’est que le symbole d’une main tendue à un minimum d’équité dans la société haïtienne.

Madame le Premier Ministre, vous savez comme nous tous que cette décision qui porte le salaire minimum des travailleurs à deux cents gourdes par jour n’est en réalité qu’un palliatif à la précarité et à l’indécence du niveau de vie des travailleurs, et que ce palliatif de deux cents gourdes est en définitive là où il faut commencer pour avancer équitablement vers un ajustement salarial adéquat. Cette loi sur le salaire minimum que nous baptisons ‘loi de l’équité minimale’ et qui touche essentiellement à la question sociale, est à nos yeux un test pour votre gouvernement. Car la crise qui s’annonce avec la non-promulgation de cette loi est une crise de justice sociale et d’économie morale.

En effet, pour faire valoir leurs droits à ne pas concéder l’ajustement salarial de deux cents gourdes, on entend certains patrons, et le Président de la République dans leur sillage, contester ce minimum vital aux plus défavorisés. Dans d’autres contrées, un autre président (réputé de droite par ailleurs) les traiterait de patrons voyous. En Haïti, le président (de la plateforme de gauche que l’on connaît) pense qu’il faut protéger notre cher et dévoué patronat contre le salaire trop dispendieux de deux cents gourdes par jour. Alors, on nous invite à écouter la voix de la raison. Et la raison dans cette affaire, semble être que pour protéger les travailleurs, il faut leur refuser un niveau de vie correspondant à un salaire minimum de deux cents gourdes par jour. Deux cents gourdes pour toute une journée de travail, et le saint patronat crie au sacrilège (seigneur, les pauvres doivent penser à devenir riches !), suivi par les sirènes habituelles des gardiens du temple, les économistes. Il semblerait que, du point de vue des économistes, plus les travailleurs sont pauvres et mal rémunérés, mieux c’est, car plus ils sont ‘compétitifs’ sur un marché où la pauvreté est une ressource à préserver. Deux cents gourdes par jour, Madame le Premier Ministre, pour ceux qui n’ont que leur sang à vendre et leur sueur comme ressource et source de revenu, serait-ce aussi trop à vos yeux ?

Nous souhaitons vous entendre sur cette question, Madame le Premier Ministre, car elle est pour nous un point central où se joue ou non le gâchis de l’espérance. Oui, deux cents gourdes par jour, et on nous brandit le spectre de l’inflation et de la délocalisation. Mais le vrai problème, n’est-il pas plutôt dans la persistance d’une exploitation outrancière qui n’a que trop duré ? La bible « économiciste » des sentiers trop longtemps battus qui ont depuis toujours régulé le rapport d’exploitation dans notre société, ne peut plus faire recette dans notre société et pour la jeunesse de ce pays. On ne peut garantir la cohésion du tissus social, lorsque l’on entend, parmi ceux-là mêmes qui nous brandissaient l’étendard d’un nouveau contrat social, refuser à nos parents, nos ami(e)s, nos frères, nos sœurs, nos cousin(e)s, somme toute, les plus vulnérables d’entre nous, la pitance de deux cents gourdes pour toute une journée de labeur pour des motifs de profit grossiers et d’idéologie de marché la plus cupide. Comment penser un contrat social avec des gens qui peuvent dépenser au moins cinq cents gourdes par jour rien que pour l’essence de leur voiture, mais qui refusent deux cents gourdes comme niveau de vie aux plus fragiles de notre société ? Comment penser la cohésion sociale dans notre société lorsqu’elle reste rongée par l’exploitation insupportable des plus avares ?

En fait, Madame le Premier Ministre, la crise dans laquelle l’irresponsabilité de la Présidence est sur le point de conduire, vient se greffer sur le déboire social séculaire de ceux dont on estime aujourd’hui la force de travail en deçà du misérable prix de deux cents gourdes. Le terrain sur lequel s’insère cette crise est un terrain miné. La colère va monter encore d’un cran. N’avons-nous rien appris des récents événements en Guadeloupe, où des ouvriers, des étudiants, des citoyens se sont soulevés contre une exploitation tout aussi arrogante ? Ainsi, nous faisons-nous le devoir d’en appeler à votre attention, car nous savons que ces dernières années vous avez thématisé mieux que quiconque, et déploré à juste titre, cette pulsion de destruction aveugle qui meut la société haïtienne, lorsque, pour affronter certains problèmes sociaux nous nous livrons au « kraze brize ». Ce reflexe, comme vous avez bien su le démontrer, est apparu avec la naissance même de la nation : « au premier coup de canon, les villes disparaissent… ». Néanmoins, cette façon d’habiter Haïti en étranger, cette façon d’être haïtien comme si Haïti ne nous appartenait pas, n’est pas un reflexe nu de toute pesanteur de l’histoire. Elle est la conséquence des injustices qui ont ponctué notre devenir Haïtien, depuis le temps de l’État esclavagiste jusqu’au présent de cet État qu’on veut préserver en modèle d’État-patron.

Madame le Premier Ministre, vous qui avez emporté notre suffrage moral en vertu de votre constant appel à la transcendance pour le renouveau de ce pays, vous qui préconisez l’adoption d’un nouveau paradigme dans les affaires tant nationales qu’internationales, nous ne pouvons qu’espérer que votre position, dans cette brèche particulière ouverte par cette loi que nous baptisons ‘la loi de l’équité minimale’, nous donnera l’occasion de vous renouveler notre confiance.

Patriotiquement,
Josué Pierre Dahomey
Fritz Calixte
Marie Ensie Paul
Stéphane Alix
James Darbouze

Port-au-Prince, New York, Paris, Genève, Montréal
7 juin 2009

[1] Les auteurs de cette lettre avaient appuyé la nomination de M. Pierre-Louis comme Premier Ministre en 2008 et pris position contre une campagne de dénigrement sur le chef de gouvernement désigné.