jeudi 22 mai 2008

HAITI: L'OCCUPATION AMERICAINES ET SES CONSEQUENCES PROFONDES

Comprendre l’actuelle conjoncture dans ses rapports avec la formation sociale haïtienne et la situation internationale
Haiti : L’occupation américaine et ses conséquences profondes
mardi 20 mai 2008

Deuxième partie d’une étude de Marc-Arthur Fils-Aimé [1]

Document soumis à AlterPresse le 16 mai 2008

Les troubles à travers le pays n’ont été qu’un prétexte pour occuper le pays. D’ailleurs, depuis la déclaration du président Monroe adressée au Congrès de son pays en 1823, les Américains s’étaient spécialisés à envahir soit le Mexique pour lui dérober de grandes parties de son territoire et de ses richesses naturelles soit les pays de l’Amérique Centrale et des Caraïbes comme le Nicaragua, la République Dominicaine. L’amendement Platt de 1901 qui a concédé à l’État américain la baie de Guantanamo à Cuba n’est pas étranger à Monroe. Celui-ci a développé sa doctrine vulgarisée sous le nom de Doctrine de Monroe en interdisant aux Européens de faire de nouvelles conquêtes dans les Amériques tout en s’abstenant de s’ingérer dans leurs affaires.

C’était tacitement un premier partage du monde avant le traité de Yalta en 1945 qui régala les occidentaux de l’Afrique et l’Union soviétique sous la baguette de Staline de l’est de l’Europe.
Les occupants ont un comportement typique partout où ils se trouvent : l’humiliation des nationaux, l’irrespect des lois du pays en question [2], l’accaparement manu militari de ses richesses. Les élites noires et mulâtres, le gouvernement et l’ensemble de la classe dominante, ont accueilli avec chaleur l’occupation d’après l’amiral Caperton, chef de l’opération dans une lettre au Secrétaire de la Marine. La paysannerie au contraire a résisté pendant plusieurs années avec des moyens inégaux. Elle s’est soulevée sous la direction de Charlemagne Péralte qui, après son lâche assassinat par les marines, a été remplacé par Benoît Batraville. Les Américains parmi leurs premières mesures, ont quasiment nommé leur propre président en la personne de Sudre Dartiguenave le 12 août 1915, ont dissout en 1917 l’assemblée nationale parce que les parlementaires haïtiens refusaient de voter la nouvelle Constitution écrite par l’ancien Sous- Secrétaire de la Navy Franklin Roosevelt lui-même et nommé un Conseil d’Etat. En 1919, ils ont rétabli une vielle loi appelée ‘’ corvée’’ qui obligeait les paysans à fournir six jours de travail gratuits pour la construction et l’entretien des routes. Le témoignage de Leslie Péan sur les accrocs de l’occupation incite à la réflexion profonde :

« En imposant la Constitution de 1918 aux Haïtiens dans laquelle l’inamovibilité des juges est abolie, les Américains font une triple entorse à l‘établissement d’une société et d’un Etat de droit. D’une part, la loi -mère du pays, la Constitution, est écrite par Franklin Roosevelt, ancien Sous- Secrétaire de la Navy et « enfoncé- suivant les mots du président américain Warren Harding- dans la gorge des Haïtiens à la pointe d’une baïonnette » [3]

Pour la première fois, dans toutes nos multiples constitutions même si elles ont été toujours conçues sur la mesure du président établi, est abolie un article qui interdisait aux étrangers de posséder des biens immeubles dans le pays. Grâce à ce changement, ils se sont permis de s’attribuer une quantité énorme de terres qui en 1929 s’élevait d’après Mme Castor à 15.000 hectares. Conséquemment à ces expulsions parfois très brutales, la misère s’est installée sur un autre palier dans les pays et nous en payons les frais jusqu’à nos jours. Les informations de Mme Castor méritent d’être rappelées »

« Criblé de dettes, mal alimenté, privé de son lopin de terre le paysan connaissait une situation encore plus critique qu’avant l’occupation. D’après les rapports de la gendarmerie, le vagabondage augmentait à la campagne’ ; de nombreux paysans allaient dans les villes grossir le nombre de chômeurs. L’émigration prit des proportions considérables et tragiques, démontrant avec évidence le mécontentement du paysan qui s’en allait parfois pour toujours, vers Cuba ou la République Dominicaine à la recherche d’un avenir moins sombre. »

« D’après M. Séjournée, Inspecteur Général des Douanes, plus de 300.000 Haïtiens abandonnèrent le pays pendant 19 ans de l’occupation et aucun de revint à sa terre natale. » [4]
Ecoutons Suzy Castor :
« En 1922, les Américains décidèrent de nommer un nouvel homme de confiance : Louis Borno, un politicien éminent, ancien ministre de Dartiguenave et avocat des grandes entreprises étrangères. Il se montrait disposé à tous les ‘’ compromis’’ dans le cadre de la ‘’coopération’’, laquelle selon lui, était ‘’ la seule politique’’ qui, adaptée à la lettre du traité, se conformait aux intérêts de la nation » « Après sept années ‘’ d’expérience’’ avec Borno, le commandant John Russel écrivait : ‘’Il n’a jamais pris une seule décision sans m’avoir consulté au préalable’’ » [5] . Les occupants ont désarmé les paysans et formé leur propre armée sous le nom de ‘’Gendarmerie’’. Cette nouvelle force militaro- policière qui n’avait jamais démérité de la confiance de leur tuteur avait toujours conservé son rôle de relais. Jusqu’à sa dissolution par Aristide en 1995 lors de son retour d’exil, elle a changé d’appellations à plusieurs reprises sans avoir jamais modifié sa nature. Les classes dominantes réclament de nos jours le retour de cette armée extrêmement répressive et garante fidèle de leurs intérêts et de ceux des capitalistes américains en faisant accroire qu’elle était cette force révolutionnaire qui avait combattu l’armée française et qui a forgé la nation haïtienne. Péan a rapporté les propos suivants tirés du même ouvrage :

« Nous préparons les Haïtiens à être des subordonnés, écrit la Women’s International League for peace and Freedom en 1926, à travailler sous les autres, lesquels prennent les responsabilités. Nous leur enseignons à accepter le contrôle militaire comme la loi suprême et à acquiescer à l’usage arbitraire de l’autorité. » [6]

Effectivement, les gouvernements haïtiens qui se sont succédé après le retrait de droit et non de fait des troupes américaines se sont toujours pliés à la volonté du pouvoir du grand voisin du Nord. La soumission et la corruption des classes dirigeantes et dominantes se sont conjuguées pour déboucher sur cette catastrophe écologique et sur la perte économique découlant du contrat de la Société Haïtiano- Américaine de Développement Agricole (SHADA). Entendons bien ce que nous a écrit Leslie Péan à ce sujet :

« D’ abord les activités de la (SHADA) se concentrèrent sur la production du sisal. La SHADA avait signé un contrat avec la Defense Supplies Corporation des États-Unis, une filiale de la RFC, pour produire 25 millions de livres de sisal pour la période se terminant au 15 novembre 1945. La SHADA sera financée par les investissements américains et obtiendra des concessions spéciales incluant l’accès gratuit à des terres de l’État, l’exemption d’impôts et le droit exclusif d’acheter et de vendre le caoutchouc. La SHADA fit l’acquisition de plantations d’hévéa et de sisal, de 15.000 acres de forêts en pin avec des scieries, deux usines de décorticage et de quelques kilomètres de voie ferrée. Toutefois, l’essentiel des activités de la SHADA concerne la production de la plante à caoutchouc pour laquelle elle fit l’acquisition de plus de 100.000 acres de terre. » [7]

Nous avons deux grandes leçons à tirer de cette citation : 1- La quantité de terre accordée à une société étrangère pour un produit qui n’est pas destiné au marché national. 2- Le sisal est un produit qui détruit l’humus et rend la terre inapte à la culture è moins qu’elle soit mise en jachère pour reprendre sa fertilité et cela demande de longues années.

Aujourd’hui encore, l’actuel pouvoir se trouve en négociation avec le Brésil, les États-Unis d’Amérique pour produire de l’agro-combustible dans ce pays où la carence alimentaire se fait de plus en plus sentir. Jacques Diouf, Directeur Général du Programme alimentaire Mondial des Nations-Unies a cité entre autres parmi les causes de la hausse des prix au niveau international : le changement climatique et surtout la demande de plus en plus élevée de bio- combustible (que nous préférons appeler par son vrai nom : l’agro-combustible). Jean Ziegler ce chercheur suisse bien connu a considéré la politique de l’agro- combustible comme : ‘’un crime contre l’humanité’’. Il faut, selon les dernières données, 1 tonne de maïs pour fabriquer en moyenne 413 litres d’éthanol

III. L’actuelle conjoncture dans ses rapports avec la formation sociale haïtienne et la situation internationale
La crise qui sévit actuellement dans le pays s’abreuve à trois sources distinctes : la formation sociale haïtienne, la dépendance du gouvernement et la crise de la mondialisation mais elles sont toutes dialectiquement imbriquées l’une dans l’autre. La formation sociale haïtienne est structurellement prédisposée à la germination de ces crises qui ont tendance à s’aggraver avec la mondialisation néolibérale.

Le panorama historique ci-dessus nous a permis de découvrir les éléments fondamentaux de la stagnation actuelle. M. Préval, au cours de sa deuxième présidence, n’a pas modifié sa politique antérieure pour attaquer la charpente sociale asymétrique née en 1804 et pour prévenir ou au moins atténuer les multiples crises conjoncturelles inévitables qui vont jalonner tout son quinquennat. Il reste attaché à l’application stricte du néolibéralisme sous les ordres du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale. Pendant que la misère de la grande majorité de la population haïtienne s’intensifie dans les villes comme dans les campagnes, le gouvernement de l’ex- Premier Ministre Alexis a reçu à plusieurs reprises le satisfecit de ces institutions de Breton Wood. Il s’est assigné comme priorité la politique macro-économique qui consiste à faire prévaloir la bonne gouvernance sur celle de la micro- économie pour payer la dette illégitime et gonfler les réserves bancaires. La préparation de la privatisation du secteur public même parmi les plus stratégiques et les plus rentables comme la télécommunication, les ports et les aéroports avec des vagues de révocation massive, occupe une place importante dans sa politique. Le gouvernement n’a tiré aucune leçon des méfaits de sa pseudo capitalisation- euphémisme de privatisation dans le jargon néolibéral- de la minoterie, de la cimenterie durant son premier quinquennat. Les résultats que nous vivons aujourd’hui sont une suite logique de cette ligne.

Les derniers évènements de la première quinzaine du mois d’avril qui se sont acheminés par des heurts violents, des casses, des attaques parfois frontales contre la MINUSTAH et finalement par le vote de non confiance du Sénat qui a conduit à la démission forcée du premier ministre Jacques Edouard Alexis, se seraient produits un jour ou l’autre. Le gouvernement de Préval/ Alexis ne gouvernait ni le quotidien, ni le moyen et le long termes. Dès son accession au pouvoir au cours de l’année 2006, ce gouvernement se livrait à la merci de la communauté internationale. Il se comportait comme un prolongement légitime de l’époque transitoire assurée, suite à l’éjection d’Aristide par les Américains et les Français, par une équipe que ces derniers ont choisie. Le Cadre Intérimaire International ou CCI qui était la seule boussole du gouvernement intérimaire de Alexandre/ Latortue est devenu celle de Preval/Alexis. Le Programme d’Apaisement Social (PAS) ou le Document de Réduction Stratégique de la Pauvreté Intérimaire (DRSPI) ou la formule actuellement en vogue le Document Stratégique National de la Croissance de la Réduction de la Pauvreté (DSNCRP) ressortent comme le prolongement du CCI sous d’autres sigles. Ceux-ci se passent de l’un à l’autre sans une évaluation du précédent et surtout dans l’opacité ou du moins dans l’exclusion de celles et de ceux pour qui les projets sont élaborés.

Parler de l’occupation actuelle du pays ne se limite pas seulement à la présence de la MINUSTAH sur le sol national. Celle-ci expose la présence militaire d’une occupation plus profonde et plus subtile qui se distille à travers la mainmise réelle de notre souveraineté politique et économique. Ce que le commandant Russel a dit de Louis Borno durant la première occupation américaine garde toujours la même pertinence. La dépendance de l’actuelle classe dirigeante saute aux yeux de toutes et de tous. Les premières démarches de l’équipe Préval/ Alexis consistaient à implorer la communauté haïtienne pour lui accorder des fonds pour son fonctionnement qui dépend de plus de 60% d’elle. Sans le concours de cette dernière, les élections qui constituent un acte supérieur de la souveraineté nationale et l’exécution de tous projets d’infrastructure qui doivent obligatoirement répondre aux critères de cette communauté en lieu et place des nécessités nationales, régionales ou locales, demeurent impossibles. Des réunions en Europe, aux Etats-Unis, dans la Caraïbe, et à Port- au – Prince ont eu lieu et sont suivies de promesses de milliards de gourdes ou de dollars d’aide internationale qui n’arrivent que très tard et surtout en gouttes. Le président Préval toujours dans le souci de plaire aux grandes puissances qui n’ont nullement intérêt dans le développement intégral du pays ne considère plus, comme lors de son premier mandat, la question de la réforme agraire comme une priorité pour la reprise de l’agriculture. La bourgeoisie locale et internationale et la classe dirigeante répandent l’idée que la cherté de la vie qui a intensifié la misère de la grande majorité populaire résulte exclusivement de l’évolution du marché mondial. Sans sous- estimer la hausse des prix sur ce marché- ce qui mérite un analyse profonde pour en découvrir les causes factuelles et les causes constitutives- elles minimisent ainsi deux vérités évidentes dont l’une relative à l’ouverture sans réserve du marché national aux produits importés et l’autre à la règle d’or du néolibéralisme qui veut que le marché soit régulé par le marché. Les barrières douanières haïtiennes sont les plus exposées à la concurrence internationale de tous les pays de la Caraïbe du fait de leurs taux les plus bas. Cette politique a mis en berne la production nationale

C’est pourquoi l’ancien premier ministre Alexis et le président Préval pour répondre aux demandes populaires n’ont jamais cessé de ressasser les mêmes formules éculées : créer des milliers d’emplois temporaires dans la réparation de quelques infrastructures, distribuer des plats chauds dans les écoles, arrêter l’insécurité pour attirer les investissement étrangers malgré que les espoirs de la’’ Loi d’Encouragement au Partenariat Hémisphérique’’ ( la loi HOPE) n’ait accouché qu’une souris avec la reprise de seulement trois mille emplois sur la centaine de milliers annoncée. Le président Préval au cours de son discours le troisième jour de la mobilisation populaire, n’a pas dit mieux en répétant les mêmes chants de sirène. Il a reconnu que la situation actuelle est le produit de vingt ans d’une certaine politique sans l’identifier. De ces vingt ans, de combien a-t-il profité pour remplacer les porcs créoles que le gouvernement de Jean-Claude Duvalier avait abattus inutilement sous l’injonction du président Reagan dans les années 80 ? Qu’a- t-il entrepris pour redresser la production nationale face à l’agression des produits importés dont l’agression a débuté à partir de 86 sous la houlette des’ Chicago Boys’ et subventionnés par les pays riches pour prévenir le dumping ? En 1985, Haïti produisait 123.000 tonnes métriques de riz. Aujourd’hui, le rendement s’élève à 90.000 tonnes métriques pour nous arrêter seulement à cette céréale.

Malgré cette autocritique timide, il a continué de nier l’aspect structurel de la crise en proposant des palliatifs comme l’invitation aux employés touchant plus de 30000 gourdes- moins de mille dollars américains dans cette jungle commerciale- de concéder 10% de leur salaire, et aux ministres de s’attribuer moins de pers diem pour leurs voyages à l’étranger. Les grands importateurs d’aliments de leur côté ont demandé la baisse ou l’abolition de taxe pour arrondir davantage leurs profits déjà exorbitants, quitte au peuple à avoir quelques grains de riz de plus dans son assiette. On croirait réduire ce peuple à un animal apprivoisé qui pour survivre attend des grains à bon marché. Le changement qualitatif de la consommation traditionnelle avec plus de produits importés qu’auparavant n’a pas inquiété non plus les autorités politiques et économiques alors que ce changement participe fortement de la crise. Autrefois, on ne mangeait le riz qu’une fois par semaine dans la plupart des familles. La cuisine locale regorgeait d’autres céréales comme le maïs moulu, le petit- mille, et de tubercules. L’insatisfaction presque générale ne se réduit pas à la faim. Le délabrement de la couverture sanitaire nationale, le système scolaire abandonné à plus de 80% au secteur privé et entretenu très mal par lui d’où le phénomène ‘’ d’écoles borlette’, ce phénomène qui infecte de plus en plus le milieu universitaire, l’habitat, l’arrêt de la dégradation de l’environnement dénudé à plus de 98%, etc. font partie de l’ensemble des revendications qui ont secoué le pays. Une bouteille de gaz propane de 25 livres coûte plus chère chez nous qu’une bouteille de 50 livres de ce même gaz dans la République voisine. Des chômeurs et des victimes des licenciements massifs et arbitraires des entreprises publiques en voie de privatisation participaient activement aux grandes mobilisations de ce début d’avril et couraient aussi les rues. Quelle réponse leur a-t-on proposé ? Toutes les instances internationales interviennent pour offrir de l’argent, de la nourriture qui affectera davantage la production nationale et aggravera avant longtemps la situation. Le fond structurel des problèmes auxquels on veut donner un vernis économique, est politique. Ce fond n’est pas même effleuré.

Au nom de la mondialisation néolibérale, le chef de L’État a concédé le rôle régalien et régulateur de l’État à une classe d’affairistes qui augmente le prix des marchandises de façon non proportionnelle à leur hausse réelle sur le marché international. Pendant que le Sénat recevait le Premier ministre Alexis, le premier citoyen de la nation au Palais négociait avec cette classe d’affairistes qui, d’après plus d’un, ont lâché la bride des prix pour punir le gouvernement qui a augmenté le salaire minimal à 150 gourdes sur les 350 demandées par les syndicats. Faisons ensemble avec l’Association Nationale des Agro- Professionnels Haïtiens (ANDAH) le constat suivant :

« Haïti importe comme la République Dominicaine du blé qui est transformé en farine. La hausse du prix du blé qui s’est traduite en trois dollars de plus sur le sac de farine en République Dominicaine alors qu’en Haïti on assiste à un doublement de prix. Le prix de sac de farine est passé de USD 20.5 à USD 41 dollars en Haïti » « La hausse du prix du riz sur le marché mondial est indéniable mais est-elle proportionnelle à la nette augmentation de prix noté au niveau local ? Est-il nécessaire de rappeler la nette et rapide augmentation du prix de la petite marmite sur le marché local au cours des cinq derniers mois ; cet état de fait alimentant toutes les conversations ? Rappelons que le prix de la petite marmite de riz a subi en moins de 5 mois une augmentation de près de 8 gourdes ( 17,1 gourdes en octobre 07 et 25 gourdes fin février 2008) ce qui est énorme. » [8]

Dans le même document, la ANDAH a expliqué que le prix moyen du riz américain est plus élevé que celui d’autres pays producteurs asiatiques. La situation dépendante de notre gouvernement l’empêche même de chercher les avantages les plus immédiats ailleurs. L’avenir s’annonce plus triste d’après les experts de la FAO, de la PAM, du FMI et même du Secrétaire de l’ONU avec l’augmentation continue du prix des principales céréales et du pétrole sur le marché international. L’échec de la politique du gouvernement Préval/Alexis et du prochain qui sans doute restera attaché aux grands axes du néolibéralisme, signifie aussi l’échec du mode de production dominant haïtien et celui de la mondialisation capitaliste.

Le mouvement populaire est acéphale

En 1986, la mobilisation populaire a atteint son paroxysme au point tel que le gouvernement américain, les classes dominantes locales et la hiérarchie de l’église catholique ont dû s’interposer pour envoyer Jean-Claude Duvalier en exil et monter un pouvoir militaire de sensibilité duvaliériste. Le peuple a perdu une bataille qu’il a préparée pendant près de trente ans de dictature. Dans la clandestinité, des organisations révolutionnaires ou de droite acceptaient tous les sacrifices jusqu’à la mort pour miner la présidence à vie. Le mouvement populaire dans sa spontanéité a devancé les calculs de toutes les forces de l’opposition, et ses ennemis traditionnels ont récupéré tout le bénéfice de ses engagements. Les organisations révolutionnaires n’ont pas eu la capacité d’emboîter le pas aux avancements démocratiques et se sont laissés noyer, dans leur grande majorité, par le charisme et la démagogie d’Aristide en 1990. Jusqu’ à présent, elles n’arrivent pas à s’en sortir pendant que la maturité politique du peuple continue à se développer. Les politiciens traditionnels aveuglés par la tentation du pouvoir, s’émiettent en de multiples particules. Ils ont créé l’habitude, pour pallier leur incapacité de former des militants malgré toute la batterie médiatique à leur portée, de coopter les gens et de puiser leurs candidats aux postes électifs dans des organisations de base, qui pour de multiples raisons dont la pauvreté, restent très fragiles.

Les dernières manifestations populaires peuvent être comprises dans la même logique de manque de direction politique évidente. Les conditions objectives de lutte invitent les grandes masses à présenter dans les rues leurs revendications, mais l’inexistence de partis politiques capables d’embrasser l’ensemble de ces revendications freine prématurément leurs élans qui souvent frisent ou tombent dans la dérive. Finalement, ces revendications sont ramassées par celles-là et ceux- là mêmes que ces masses croient combattre. Si le mouvement féministe avec la Coordination Nationale de Plaidoyer pour les Droits des Femmes, la CONAP, commence à fédérer des organisations de femmes, la situation diffère des autres grandes catégories sociales populaires comme des organisations paysannes, étudiantes. Le syndicalisme ouvrier s’essouffle de plus en plus et frôle l’abîme après son apparition en force après la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986.

Le temps est venu pour un meilleur encadrement du mouvement populaire par un leadership organisationnel responsable, doté d’une vision à court terme pour résoudre les problèmes immédiats, et d’une vision plus éclairée pour placer le pays sur la voie de son développement national. Le concours international viendra en appoint suivant les demandes du pouvoir et les besoins du pays. La dépendance tue les initiatives nationales au lieu de les promouvoir et les encourager. L’obéissance du gouvernement de rentrer dans l’agro- combustible pour alimenter les voitures américaines se veut une preuve convaincante.

En attendant, le président Préval se trouve empêtré dans un dilemme : concevoir un plan de remise en valeur de la production nationale en rupture avec le néolibéralisme ou se perdre dans des solutions partielles et conjoncturelles avec des sorties répressives des forces policières et militaires pour briser l’ardeur des manifestantes et des manifestants. Grâce à la faiblesse des partis politiques traditionnels et à cause de la léthargie du mouvement populaire, les conflits sociaux ont dominé essentiellement les contradictions politiques.

Quelques lignes de perspective

Jamais, ce gouvernement n’a proposé de décisions élaborées pour combattre la corruption et l’impunité, pour contrôler l’ensemble de nos importations afin d’accumuler des fonds frais nationaux disponibles au service de la grande population. Avec de nouvelles décisions fermes, rationnelles et réelles pour structurer les petites et moyennes entreprises et mettre à la disposition du monde agricole un montant plus raisonnable que les quelque 4% prévu au budget national, le pays pourrait reprendre son ancienne autonomie dans bien des domaines comme dans celui de la souveraineté alimentaire. L’importation des produits alimentaires jusque vers la fin des années 70 était complémentaire alors qu’aujourd’hui, elle est devenue l’essentielle et notre production complémentaire. Seulement 1% du crédit des banques commerciales est alloué à l’agriculture. Le concept de développement induit souvent en erreur en le confondant avec la croissance qui signifie autre chose. Le développement ne désigne nullement de refaire les chemins parcourus par la plupart des pays riches. Éthiquement et objectivement, nous ne pouvons plus coloniser d’autres pays pour une nouvelle accumulation du capital. Nous ne détenons pas non plus les moyens techniques modernes et sophistiqués pour exploiter la richesse d’autres pays.

Avec une réforme agraire sérieuse accompagnée d’un crédit agricole abordable pour les paysans, tout pouvoir qui désire sortir Haïti de ce marasme conjoncturel et structurel se trouve dans l’obligation de concevoir un plan de développement social intégré et endogène c’est-à-dire un plan qui vise en premier lieu le marché national sans ostracisme de la majorité populaire ni autarcie. La petite et la moyenne entreprises doivent y servir de point d’assise avec un accent spécial pour l’artisanat traditionnel comme la couture, la cordonnerie, l’ébénisterie, la charpenterie etc. Il s’avère indispensable que cette branche de l’industrie traditionnelle qui s’essouffle péniblement avec la percée sans précédent sur le marché local des produits d’occasion communément appelés ‘’ pèpè ‘’achetés surtout aux États-Unis d’Amérique relève de ses cendres. Le président peut bien faire des miracles avec un choix politique indépendant contrairement à ce qu’il a encore répété dans sa dernière intervention publique de façon plus voilée. Pour cautériser l’hémorragie des cadres professionnels, intellectuels, et des travailleurs manuels,- en deux ans de ce gouvernement, la République Dominicaine seulement a rapatrié plus de 33.000 de ces travailleurs- des solutions urgentes et à notre portée doivent être prises.

La nouvelle conscience qui se développe dans les pays du Nord envers la biodiversité corroborera cette nouvelle approche du bien-être des peuples. Un miracle qui n’a pas besoin de provenir du ciel. La crise est éminemment politique et attend des réponses éminemment politiques qui accompagneront les mesures économiques, sociales et culturelles.

PS :
Voir la première partie de l’article
[1] Directeur de l’Institut Culturel Karl Lévêque
[2] Dantès Bellegarde : « L’une des conséquences morales les plus désastreuses de l’Occupation, c’est le mépris général de la loi qu’elle a fait naître, la loi, étant devenue un simple instrument de règne qu’ un pouvoir absolu fait, défait et modifie à son gré, n’impose plus aucun respect : on n’ y obéit que pour échapper à ses sévères sanctions, décrétées et appliquées par la force brutale. » Citation tirée du même ouvrage de Péan tome III. P 108.
[3] Leslie Péan : Économie Politique de la Corruption. T.III.Le saccage 1915-1956.p !08. Péan a cité François Blancpain, Louis Borno.P171.
[4] Suzy Castor : ‘’L’occupation américaine d’Haïti’’. Imprimerie Henri Deschamps.P. 97-98. Premier Prix 1987 de la Société Haïtienne d’Histore.
[5] Suzy Castor : L’Occupation américaine d’Haïti.P88 Premier Prix 1987 de la Société Haïtienne d’Histoire. Imprimerie Henri Deschamps.
[6] Leslie Péan : ibid. P108-109
[7] Leslie Péan : Haïti. Économie politique de la corruption Tome III. Le Saccage (1915-1956) P.255
[8] Analyse de l’ANDAH sur la hausse du coût de la vie, en particulier des produits alimentaires en Haïti, propositions de mesures urgentes à adopter. P7

mardi 20 mai 2008

HAITI: LES PREMIERES RACINES DE NOTRE MAL-DEVELOPPEMENT

Comprendre l’actuelle conjoncture dans ses rapports avec la formation sociale haïtienne et la situation internationaleHaiti : Les premières racines de notre mal- développement
lundi 19 mai 2008

Première partie d’une étude de Marc-Arthur Fils-Aimé [1]

Document soumis à AlterPresse le 16 mai 2008

I- Les stigmates de la colonisation française ou la question de couleur

a- la force de la question de couleur
Parmi toutes les blessures que nous a léguées la colonisation française, nous privilégions dans cette étude la question raciale à cause de la place qu’elle a toujours occupée dans toutes les confrontations politiques depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours. Tout d’abord, le racisme, l’un des supports idéologiques du colonialisme et du capitalisme, est un produit historique. Avant l’établissement et la légalisation de l’esclavage au cours de la deuxième moitié du XVIIè siècle, la France avait réservé aux quelques étrangers venus d’autres continents un accueil imprégné surtout de curiosité. Ses habitants s’inquiétaient davantage de la religion non chrétienne par exemple des Orientaux que de la couleur de leur peau ou de leurs cheveux. Ce scepticisme revêtait un caractère culturel plutôt que racial. L’Édit Royal du mois d’octobre 1716 et le Code Noir en 1685 ont institutionnalisé tout le préjugé racial que l’esclavagisme et le colonialisme ont inventé et nourri pour donner une arme subjective à leur forfait et à la domination occidentale sur le reste du monde. Le colonialisme a sciemment organisé et secrété dans presque dans tous les esprits de ses sujets ce facteur subjectif qu’est le préjugé de couleur. Le fouet et les sévices les plus rebutants ne suffisaient pas pour immobiliser les Africains dans leur situation. Le racisme ou la supériorité raciale devenaient un ajout indispensable à cela. Immanuel Wallerstein a donné l’explication suivante :

« Un système capitaliste en expansion (ce qui est le cas la moitié du temps) requiert toute la force de travail disponible puisque c’est ce travail qui produit les biens dont le capital est extrait pour être accumulé. L’expulsion hors du système est alors sans objet. Même si l’on veut maximiser l’accumulation du capital, il faut simultanément, minimiser les coûts de la force de travail) et minimiser également les coûts des troubles politiques (et par conséquent minimiser- et non éliminer, car cela est impossible- les revendications de la force de travail). Le racisme est la formule magique favorisant la réalisation de tels objectifs. » [2]

Les Blancs malgré l’absurdité d’une certaine classification de l’être humain à partir de la couleur de la peau, qui ne répond à aucun critère scientifique se faisaient passer supérieurs aux Noirs. Cette croyance n’interdisait pas aux colons de pénétrer la case des Négresses pour leur donner des enfants mulâtres. De là s’est découlé à un certain moment de l’histoire sociale à Saint-Domingue une bataille farouche entre trois catégories humaines sur une base du pourcentage de plus ou de moins de mélanine. Les Mulâtres condescendaient à la supériorité de leur père et acceptaient parallèlement l’infériorité de leur mère. Dans leurs premières revendications politiques, ils ne réclamaient que la jouissance des mêmes droits civils et politiques que leur ascendant mâle tout en se souciant peu de la majorité noire. Dans leur sein, se développait une nouvelle fraction de semi- colons grâce à une certaine reconnaissance sentimentale de leur père qui leur facilitait l’accès à s’instruire même en France et à accumuler une certaine richesse. Ils possédaient eux aussi des esclaves qu’ils traitaient sans aucun aménagement. Il leur manquait l’accès aux superstructures étatiques pour intégrer dans toute sa dimension la classe des colons. Ils ne partageaient pas les mêmes intérêts avec la classe de esclaves.

« Ainsi, il y avait trois castes fondamentales d’hommes à Saint-Domingue. 1o la caste des colons blancs 2o la caste des affranchis (majorité mulâtre et minorité noire) et 3o la caste des esclaves (majorité noire et minorité mulâtre). A la veille de la révolution de 1789, les blancs étaient au nombre de 40000, les affranchis au nombre de 28000 et les esclaves au nombre de 452000 » [3]

La montée de Toussaint et de ses lieutenants se montrait de plus en plus menaçante. Trois camps hostiles qui s’attiraient ou se repoussaient suivant la conjoncture, s’entre-déchiraient dans la colonie. Les alliances ente Blancs et Mulâtres contre les Noirs ou des Noirs et les Blancs contre les Mulâtres se faisaient et se défaisaient. Ce qui a porté la France sous le poids des circonstances par la voix du commissaire Sonthonax à proclamer le 29 août 1793 la suppression de l’esclavage dans les provinces du Nord. Polvérel, un autre commissaire a adopté une mesure similaire dans celles du Sud un mois plus tard. Un nouvel élément s’est ajouté à la complexité des luttes de classe dans la colonie. L’affranchissement général des esclaves favorisa l’émergence de Noirs riches et propriétaires d’esclaves face aux nouveaux libres dont les forces de travail constituaient leur seule richesse.

« Si nous passons aux affranchis, nous constatons que leurs intérêts de classe sont contradictoires : ces hommes libres ou plus précisément la fraction privilégiée de cette caste ont conquis de haute lutte une position très solide à Saint-Domingue, puisqu’en 1789, ils possèdent le quart des esclaves et le tiers des propriétés. Sur la base de cette position, les grands propriétaires de cette caste avaient partie liée avec les colons mais la politique de caste rigide de ces derniers et de la Métropole liera, en définitive, le sort des affranchis au sort des esclaves. » [4]

b. La naissance de la pauvreté de la paysannerie haïtienne

Les Toussaint, les Dessalines, les Christophe, les Pétion pour ne citer que ceux-là parmi tant d’autres généraux et grands chefs qui se sont emparés de la direction des luttes qui ont conduit à l’Indépendance, sont devenus plus tard les premiers chefs du nouvel État. Dans la colonie, ils exploitaient férocement leurs congénères. C’est pourquoi leur intérêt de classe les avait bien souvent situés à côté de la métropole pour guerroyer et terroriser la masse des nouveaux libres qui voulaient non seulement briser inconditionnellement leur chaîne, mais aussi devenir citoyennes et citoyens libres et propriétaires de leur terre. Le Noir Dessalines qui portait les armes sous les couleurs françaises, le mulâtre Pétion qui était membre de l’expédition de Bonaparte sous le commandement de son beau-frère Leclerc ont regagné le rang de l’armée révolutionnaire des masses travailleuses sous la pression des circonstances. Ils ont changé de camp quand ils se sont rendu compte que cette expédition cachait la mission secrète de rétablir l’esclavage. Cette critique objective de la situation de classe de ces grands stratèges ne signifie nullement une sous-estimation ou un mépris de leur apport dans la guerre de l’indépendance. Le général Giap du Vietnam a écrit que la tactique de guerre de Dessalines l’a aidé à combattre les Américains.

Cette tranche de notre histoire nous a permis de comprendre l’origine de la première formation sociale haïtienne. Les anciens libres à majorité mulâtres et à minorité noire grâce à leur expérience faite des luttes de guérilla contre le colonialisme et leur apprentissage auprès de l’armée expéditionnaire ont subtilisé la direction de la guerre des mains des anciens esclaves qui étaient dépourvus de biens meubles et immeubles. Les Dessalines, les Pétion, les Henri Christophe accompagnés d’une trentaine d’autres gradés de l’armée indigène révolutionnaire, ont proclamé l’Indépendance d’Haïti le premier janvier 1804 après avoir donné une leçon inoubliable à l’armée de Napoléon sous le commandement général de Rochambeau. Napoléon jouissait de la réputation de disposer de l’armée la plus puissante de l’époque.

Rappelons-nous que l’économie commande en dernière instance la politique. Les intérêts de classe ont subjugué tout sentimentalisme reposant sur une identité de couleur de la peau. Les premiers dirigeants de la première nation noire, ou disons de cette seule nation noire qui ait vaincu l’armée de ses oppresseurs coloniaux, étaient des anciens riches qui ne s’apprêtaient pas à divorcer d’avec leur pratiques anciennes. Au contraire au timon des affaires, ils s’étaient offert toutes les latitudes pour augmenter leur richesse en s’accaparant des biens des anciens colons et en organisant des distributions de terre à des grands généraux, à des amis. Le vocable grandon que celles et ceux d’entre vous qui connaissent Haïti ont l’habitude d’entendre vient de là. La majorité des anciens esclaves étaient acculés à habiter dans les mornes ou à travailler les terres des grandons.

Le nouveau pouvoir n’hésita pas à publier des lois très dures qui dans la plupart d’entre elles, rappela bien l’époque prétendument révolue pour retenir les paysans dans leurs champs. La paysannerie pauvre est née le même jour que la nouvelle République qui a recouvré son nom originel aborigène : Haïti. Le latifundiste côtoyait quotidiennement le minifundiste. Même les actes de naissance des paysans jusque sous la présidence d’Aristide, mentionnaient encore leur origine sociale. Le mot paysan y était inscrit en grande lettre sous le fallacieux prétexte de leur délivrer l’acte gratuitement. Si certains courants de sociologues ont avancé la thèse de la dualité c’est-à-dire de l’existence parallèle d’une Haïti des villes et d’une Haïti de la campagne ou le monde en dehors- les paysans sont appelés moun mòn ou bien moun andeyò, ce qui a inspiré à Gérald Barthélemy le titre de son ouvrage ‘’Le pays en dehors’’, pour nous il s’agit d’un seul pays à développement inégal selon les exigences du capitalisme. Les pays du centre ont toujours besoin de la périphérie pour perdurer leur avancement. Les classes riches de la périphérie parasitent la paysannerie pour assurer leur domination avec un gouvernement central pour perpétuer le statu quo.

c. Les premières racines de notre mal-développement

Pour dominer leurs sujets, la faction noire et la faction mulâtre ont emprunté le chemin de la lutte de couleur que nous appelons le noirisme versus le mulâtrisme. Cette fausse identité qui a l’avantage de cacher les contradictions de classe, a traversé toute l’histoire d’Haïti jusqu’à nos jours. Les noiristes ont toujours évoqué l’arithmétique du nombre et les mulâtristes, la géométrie de la capacité en sous-entendant tout le racisme que cela recèle, pour s’accaparer de la direction politique du pays et s’enrichir malhonnêtement au détriment de la majorité populaire et même de la croissance économique du pays.

1) la surexploitation de la paysannerie

Les trois ailes noire, mulâtre et étrangère des classes dominantes haïtiennes se sont jetées dans l’accumulation de l’argent facile. Les deux premières se sont mises à s’entre-déchirer pour occuper des postes politiques avec la complicité directe de la troisième, et pour s’approprier les bonnes terres légalement ou extra légalement sans les mettre en valeur de façon rationnelle. La vérification des titres de propriété ordonnée par l’Empereur Dessalines a causé parmi, tant d’autres griefs qui bouillonnaient dans toutes les classes sociales en formation pour des raisons différentes, son assassinat le 17 octobre 1806. Ce parricide a eu lieu moins de trois ans après la création du nouvel Etat. Entre-temps, les infrastructures industrielles de l’ex-colonie sont abandonnées à leur triste sort. Seul fleurit le commerce import- export dominé par des étrangers alors que la culture des denrées et des vivres est devenue le lot de paysans parcellaires communément appelés’’ petits paysans ‘’.

Nous savons bien que le commerce ne produit nullement de richesse. Le commerce ne fait que la distribuer, la faire circuler. La fraction compradore de la bourgeoisie que certains théoriciens politiques haïtiens ont identifié comme un lumpen- bourgeoisie en référence au lumpen prolétariat de Karl Marx s’est étonnamment grandie en étouffant toute velléité d’éclosion de sa fraction industrielle. Les Allemands, les Français qui bénéficiaient de la plus grande part de ce commerce n’avaient nul intérêt dans l’avancement structurel du pays. Et les Haïtiens ? Ils étaient obstinés par la voracité du gain rapide et la politique. Il n’a jamais existé une bourgeoisie nationale qui aurait été animée d’un grand désir de propulser une autre Haïti. Ce n’est pas parce que la bourgeoisie compradore a toujours été supplantée par des personnes d’origine européenne et autre, car comme l’a si bien dit Jean Luc :

« Le terme bourgeoisie nationale ne se réfère pas à la nationalité des individus mais au rôle national que leur position de classe leur permet de jouer dans la lutte anti-impérialiste » [5]
Une preuve évidente de cet énoncé. A plusieurs reprises, des gouvernements institués ou des rebelles en marche vers le pouvoir ont offert des parties du pays aux Américains ou aux Français pour se procurer des armes ou des financements.

Les paysans cultivaient leur jardin soit comme propriétaires de petites quantités de terre très souvent peu fertiles au flan des mornes, soit comme ‘’demwatye’’, ou métayer, un mode de production qui rappelle en bien des points le rapport social féodal médiéval. Leur mauvaise situation économique résulte de leur exploitation effrénée, encouragée par leur analphabétisme car les dirigeants politiques jusqu’à ceux d’aujourd’hui n’ont jamais implanté de bonnes écoles dans les milieux ruraux. Non seulement, elles ont toujours été insuffisantes, mais aussi, leur qualité reste à désirer. En ville, l’éducation publique ne connaissait pas un meilleur sort. Ce même écart entre l’éducation réservée aux enfants des gens aisés et celle réservée aux enfants de parents avec des moyens financiers plus précaires tend à s’élargir de nos jours. Elles sont rares, les écoles, en milieu rural qui fonctionnent avec une enseignante ou un enseignant par classe. Généralement, ces derniers ne sont pas plus que trois pour les six classes primaires. Jean Luc dans ce même ouvrage a expliqué que :

« En fait, dans la société haïtienne, la bourgeoisie compradore est constituée d’individus de couleur claire et la quasi- totalité de la paysannerie est de couleur noire. C’est ce que la connaissance sensible révèle au premier abord. Mais si on se détache des premières impressions sensibles pour découvrir les rapports de nécessité, les rapports de cause à effet qui seuls constituent la connaissance rationnelle, on constate que la bourgeoisie compradore exploite les paysans parcellaires non parce qu’elle est de couleur claire, mais parce qu’elle est possesseur de capitaux engagés dans le trafic commercial. L’élément constitutif de son exploitation, de son rôle économique, ce n’est pas la couleur de sa peau, mais sa qualité de possesseurs de capitaux commerciaux »

« Inversement, les paysans parcellaires ne sont pas exploités parce qu’ils ont la peau noir, mais en tant que vendeurs de leurs produits aux bourgeois commerçants. De même les ouvriers noirs des villes et des campagnes ne sont pas exploités parce qu’ils sont noirs, mais en tant que producteurs de plus-value. » [6]

2) les agissements délétères de la fraction internationale de la bourgeoisie et l’encouragement des luttes fratricides

Les grandes maisons de commerce d’origine d’outre-mer ne se contentaient pas de sucer la production agricole qui survivait seulement grâce au savoir faire des petits propriétaires et des petits possesseurs. Elles adoptaient la fâcheuse habitude de financer toutes les luttes inter fractionnelles des classes dirigeantes pour en tirer des avantages de toutes sortes allant jusqu’à des franchises douanières. Le nouveau gouvernement qui se mettait en place pour fonctionner empruntait de fortes sommes d’argent à des taux d’intérêt exagéré. Les grandes maisons réclamaient à tort et à travers des dédommagements énormes aussi pour compenser les prétendues pertes dont elles furent victimes durant les’’ révolutions’’ qu’elles avaient elles-mêmes financées parfois sous la menace de l’ambassade ou de la flotte de leur pays quand cela s’avérait nécessaire. Ce mode d’investissement rapportait tellement que la même maison finançait en même temps les deux camps rivaux. La plupart des propriétaires ou des responsables de ces maisons jonglaient avec leur double nationalité : l’une pour profiter des avantages que les lois nationales accordaient aux Haïtiennes et aux Haïtiens, l’autre pour se faire protéger de la puissance étrangère dans l’esprit de soutirer de l’argent au gouvernement haïtien. Les réticences qui ont marqué toutes nos constitutions quant à l’acceptation de la double nationalité sont liées à ces épisodes malheureux de notre histoire.

« On trouve en Haïti des étrangers vraiment honnêtes et dignes du plus grand respect. Ils sont malheureusement en petit nombre, et à côté d’eux grouille tout le rebut des nations étrangères : véritables scories que les sociétés rejettent de leur sein et qui, pour notre malheur, viennent s’accumuler en Haïti. Ils sont les artisans de nos discordes civiles ; on retrouve leur main dans presque toutes nos luttes intestines. Ils fournissent de l’argent aux mécontents pour les inciter à la révolte, et l’insurrection une fois proclamée, ils s’empressent de prêter au gouvernement les sommes nécessaires pour les combattre... soit que le gouvernement ou que l’insurrection triomphe, cela leur importe peu : ils sont sûrs d’encaisser de l’argent. A part le taux élevé auquel ils ont avancé aux contendants les sommes dont ceux-ci avaient besoin, ils ont toujours en poche d’inépuisables réclamations qu’avec un cynisme éhonté ils produisent au bon moment. Et ils trouvent des ministres, des représentants de grandes puissances pour soutenir leurs singulières et lucratives réclamations. » [7]

Leslie J. Péan a rapporté la pensée d’un grand écrivain haïtien Roger Dorsainville qui durant une longue période de sa carrière politique et intellectuelle adhérait au noirisme.

« Dorsainville argumente que si Haïti a raté le rendez-vous de la modernité, cela est dû essentiellement aux pressions des grandes puissances étrangères qui sont intervenues avec leurs bateaux de guerre, tout au cours du XIXe siècle, dans les affaires internes haïtiennes, pour empêcher l’établissement d’une paix durable. Les nombreuses interventions de bateaux américains et européens dans les eaux territoriales haïtiennes pour défendre les intérêts de leurs ressortissants commerçants ne s’expliquent pas autrement. Les inquiétudes des puissances extérieures pour garantir leur part de marché les ont portées à s’impliquer dans les luttes qui se déroulaient entre les villes et les campagnes, entre anciens et nouveaux libres, entre les paysans producteurs et la bourgeoisie étatique alliée au commerce extérieur, pour empêcher que la balance ne penche dans le sens des intérêts des masses paysannes. Essentiellement, les intérêts de ces puissances ont œuvré pour qu’Haïti soit un pays au rabais, se réduisant à un marché ouvert à tous les vents » [8].

Le constat de R. Dorsainville recèle une part de vérité. Cependant, la responsabilité imputée aux forces étrangères est mal proportionnée car ce sont les classes dirigeantes et dominantes haïtiennes qui ont pavé la voie aux interventions externes mal intentionnées. Dans toute tension dialectique interne/ externe, l’interne joue le rôle principal de la contradiction. Les luttes fratricides pour des motifs parfois peu nobles ont paralysé l’évolution positive de la nation. Les ressources physiques, mentales et naturelles suffisaient pour un départ dynamique. La volonté politique a toujours manqué. Comme le professeur Leslie Manigat eut à le déclarer à plusieurs reprises :

« Haïti, mutatis mutandis, n’était pas alors si dissemblable à la France, du point de vue de la structure sociale. Redisons-le une nouvelle fois et mieux encore : une petite minorité dirigeante hégémonique, culturellement raffiné à la parisienne, véritable race gouvernante dotée du monopole de l’avoir (la grande richesse), du savoir (de l’instruction supérieure), du savoir-faire (l’instruction supérieure), du savoir-faire (raffinement de la socialisation et du pouvoir (les moyens de la puissance publique et de la condition légitime). Le’’ peuple ‘’ était à l’opposé : en gros un conservatoire bariolé d’un état de pauvreté persistante mais décente, de l’ignorance superstitieuse de la majorité rurale analphabète mais pas nécessairement « bête »malgré ses limites, d’une « vulgarité des mœurs » et du langage relevant des périmètres d’une autre culture, et de la soumission propre à la race des gouvernés. La modernisation économique et technique par l’industrialisation a reçu son impulsion décisive sous le Second Empire français et continuera sous la 3ème république qui enclenchera le processus rapide de démocratisation. Haïti, a raté le train de la modernisation et celui de la démocratisation, corollaires partout ailleurs de l’industrialisation, et son retard accumulé va la faire entrer en sous-développement » [9].

La question de la couleur de la peau sciemment soignée par les classes dominantes a toujours visé à embrumer la conscience de classe de la majorité populaire alors que ces classes dominantes se sont toujours entendues pour briser tous les soulèvements de cette majorité. Avant et jusqu’en 1915 avec l’occupation américaine, des chefs militaires et grands propriétaires fonciers armèrent des bandes de paysans pour chasser le président en fonction et se hisser au pouvoir avant de les abandonner tristement à leur sort en attendant l’offre d’un nouveau soupirant. Il a fallu attendre jusqu’en 1874 pour qu’un président en l’occurrence Nissage Saget laissât de plein gré le Palais National à la fin de son mandat constitutionnel de quatre ans. En deux ans, soit du 4 mai 1913 au 27 juillet 1915, quatre présidents se sont succédés au pouvoir. Les Américains ont saisi cette occasion pour envahir le pays et l’occuper pendant dix-neuf ans.

(A suivre)

[1] Directeur de l’Institut Culturel Karl Lévêque
[2] Immanuel Wallerstein dans son article : Universalisme, racisme, sexisme : les tensions idéologiques du capitalisme paru dans le livre publié en duo avec E. Balibar sous le titre : Race Nation Classe. Les identités ambiguës. Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein.P 48. Editions la Découverte
[3] Etienne Charlier : Aperçu sur la formation historique de la nation haïtienne.P 18. Les Presses Libres
[4] Etienne Charlier : ibid P20
[5] Jean Luc :ibid. P70. Editions Nouvelles Optiques.
[6] Jean Luc :Structures Economiques et lutte nationale populaire en Haïti.63-64. Editions Nouvelles Optiques.
[7] Jacques Nicolas Léger, Haïti, son Histoire et ses détracteurs. Notre citation est tirée de « Haïti, Un cas. La société des Baïonnettes » de Alix Mathon. P 183-184
[8] Leslie J.R. Pean : Haïti, économie politique de la corruption.TIII. Le Saccage. (1915-1956). P.93
[9] Leslie F. Manigat : Éventail d’Histoire Vivante d’Haïti. Des préludes à la révolution de Saint-Domingue jusqu’à nos jours 1789-2003).T 3 P5-6

lundi 19 mai 2008

HAITI: PLUS DURE SERA LA CHUTE

Haïti : Plus dure sera la chute
samedi 17 mai 2008

Par Nancy Roc
Soumis à AlterPresse le 16 mai 2008

Un mois, jour pour jour, après le vote de censure du Sénat contre Jacques Édouard Alexis et son gouvernement, c’est au tour du Premier ministre désigné, Éricq Pierre, d’essuyer un échec devant la Chambre des Députés.
Ces derniers ont, en effet rejeté, le 12 mai, sa nomination par cinquante et une voix contre, trente-cinq pour et neuf abstentions.

C’est le second camouflet infligé en onze ans par la Chambre basse à Éricq Pierre officiellement, en raison, notamment, d’une absence de cohésion « dans les pièces d’identité du récipiendaire, dont le nom (Éricq Pierre ou Pierre Éricq) apparaîtrait dans des arrangements différents selon le document consulté. [1] ».

Si cet échec ne nous étonne pas, il semble avoir choqué plusieurs partis politiques, autant qu’une grande partie du public. La population haïtienne, toutes couches sociales confondues, est durement touchée par la hausse du coût de la vie, du pétrole et des produits de première nécessité. Sur les ondes des différentes stations de la capitale, elle ne peut plus cacher une fatigue frisant l’écœurement, face aux pratiques sans éthique qui caractérisent certains parlementaires, en particulier certains députés.

Faisant fi des menaces qui ont pesé sur certains de leurs confrères pendant les émeutes d’avril et feu de paille des attentes du peuple face à la vie chère, le bloc des parlementaires « anti-Pierre » est allé « jusqu’au bout d’un scénario qu’on redoutait dans l’opinion publique depuis plusieurs jours » [2].

Haïti se retrouve donc face à une énième impasse politique qui risque de plonger le pays dans une nouvelle zone de hautes turbulences aux conséquences graves pour une population déjà à bout de souffle.

Quelles sont les raisons officieuses de ce rejet ? Quels sont les principaux mandataires qui n’ont cure de la faim qui tenaille leurs mandants dans ce jeu macabre ? Quelles en seront les possibles conséquences pour l’avenir du peuple haïtien ? Quels sont les enjeux politiques qui se profilent à l’horizon de part et d’autre ?

Telles sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre dans ce texte.

Tractations dans les coulisses du pouvoir
Le 12 mai, à l’issue de plusieurs heures de débats souvent houleux, la Concertation des parlementaires progressistes (Cpp) a confirmé sa force politique au sein de l’assemblée en réunissant les 51 voix ayant permis d’écarter la candidature d’Éricq Pierre.

Cette décision a été qualifiée de « revancharde » par de nombreux partis politiques, et la population a clairement exprimé sa désapprobation face à ce rejet qui oblige le pays à faire face à une nouvelle impasse politique alors que la situation socioéconomique est critique.
Même son de cloche du côté de l’Église et du secteur privé : « C’est un jeu politique » a déclaré l’évêque de Jacmel, Monseigneur Poulard, pour qui cette sanction ne fera qu’aggraver la situation du pays. De son coté, le président de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti (Ccih), Jean Robert Argant, a affirmé que le rejet du choix d’Éricq Pierre aura des conséquences négatives pour le pays, précisant « que l’absence d’un gouvernement légitime est un obstacle aux efforts des différents secteurs pour relancer l’économie nationale. Il est important que le vide soit comblé dans le meilleur délai [3] ».

Quant à la communauté internationale, alors qu’elle s’attelait à faciliter le déblocage de fonds d’urgence face à la crise alimentaire, elle a désormais les mains liées. L’Ambassadeur du Canada, Claude Boucher, a déclaré, cette semaine sur les ondes de Radio Métropole, que « le vide est préoccupant (…) Un mois sans gouvernement est une hypothèque très lourde pour le pays », a-t-il souligné en ajoutant que « les délais sont scandaleux et on connaît les enjeux », a lancé le diplomate canadien en espérant un sursaut des acteurs politiques pour normaliser la situation.

D’autre part, il a précisé que « la crise actuelle suscite des interrogations de la part des autorités canadiennes désireuses d’accompagner le pays sur la voie du progrès économique. Il faut répondre à ces interrogations par des actions, telles le vote de la Loi électorale et la ratification du Premier ministre » [4], a-t-il conclu.

La désapprobation est donc générale, et l’intérêt mesquin et personnel des députés de la Cpp est fustigé de toutes parts. Ils ont voté pour leurs intérêts et à l’encontre de ceux d’une nation en état d’urgence. « En mercenaires », a même lancé un port-au-princien, outré par l’attitude des députés, lors d’un micro-trottoir diffusé cette semaine sur Radio Métropole.

Que s’est-il donc passé dans les coulisses du pouvoir et de la Chambre basse ?
Les dissensions entre les députés pro-Éricq Pierre et anti-Éricq Pierre ont rapidement fait surface, notamment à travers les déclarations du député Dorson Jean Beauvoir. Ce dernier a révélé que « des députés de la Concertation des parlementaires progressistes (Cpp), tombeurs du Premier ministre désigné Pierre Ericq Pierre, ont, à travers des maires, des Casecs et des organisations bidon de leurs circonscriptions, obtenu de la Primature, à l’initiative de Jacques Edouard Alexis, des chèques allant de 400.000 à 600.000 gourdes pour financer des projets fictifs, dont la réhabilitation d’écoles ».

« Ce sont des accusations gratuites. Il faut faire de la politique autrement », a rétorqué le député Gasner Douze de la Cpp. « À la primature, il y a une liste de projets. Cela ne date pas d’aujourd’hui », a-t-il ajouté, en rejetant les accusations de favoritisme et de corruption. « C’est normal. Les fonds ont été débloqués. Il faut maintenant vérifier sur le terrain si les travaux sont réalisés [5] », a-t-il conclu.

Selon certains observateurs, à travers ce jeu macabre et cruel qui démontre le désintérêt total des députés de la Cpp par rapport aux préoccupations d’un peuple affamé, c’est bien la course à la présidence de 2011 qui est déjà lancée, et une course contre la montre a donc poussé les députés à cet acte irresponsable.

En effet, les élections pour le renouvellement de la Chambre basse auront lieu dans un an et les présidentielles dans deux ans, pour aboutir à la mise en place du prochain chef de l’État en 2011.
Or, c’est sous la gestion du prochain Premier ministre que seront organisées ces élections.
Il n’est donc pas étonnant que ces députés- qui avaient déjà été accusés d’avoir été monnayés par Jacques Édouard Alexis pour l’obtention du vote de confiance du 28 février dernier- se soient, une fois de plus, laissés tenter mais, cette fois-ci, en se désolidarisant du président. Ils veulent désormais assurer leurs arrières autant que leur éventuelle réélection.

Les déclarations du député Dorson Jean Beauvoir ne viennent que confirmer les rumeurs de monnayage de certains parlementaires par Jacques Édouard Alexis qui n’a certainement pas avalé le vote de sanction qui lui a été décerné par le Sénat le 12 avril dernier.
Homme orgueilleux et ambitieux, il avait tenu à souligner que sa chute « ne signifiait pas la fin de sa carrière politique » [6], en promettant au peuple de ne jamais l’abandonner en chemin. Les ambitions présidentielles d’Alexis sont connues de tous.

Y a-t-il eu un affrontement à distance entre Préval et Alexis à la Chambre basse ?
Oui, répondent sans hésitation certains observateurs. Pour eux, cet affrontement démontre aussi que Préval a sous-estimé Alexis et que ce dernier a conforté sa base au détriment de celle de Préval, au sein même de Lespwa [7].

Ainsi, trois tendances s’annonceraient-elles pour les prochaines élections :
D’un côté, Jacques Édouard Alexis pourrait se présenter comme candidat avec une base plus solide et former son propre parti. Une source parlementaire nous a d’ailleurs confirmé l’existence de conciliabules au sein de la Cpp pour que cette Concertation se transforme en parti politique. De plus, certains observateurs avaient avancé l’hypothèse que Préval aurait pu avoir laissé les émeutes d’avril s’empirer pour démettre Alexis. Ce dernier aurait donc pris sa revanche à travers le rejet du Premier ministre désigné par le Chef de l’État ; D’un autre côté, 72 heures après le rejet de son Premier ministre désigné, René Préval n’avait toujours pas fait de déclaration, malgré le grave blocage que pourrait entraîner la décision de la Chambre basse dans une situation de crise déjà alarmante. Or, les noms de trois personnes pouvant remplacer Éricq Pierre sont déjà cités au plus haut niveau. Le Ministre sortant de la Planification et de la Coopération externe, Jean Max Bellerive, Robert Manuel et Joanas Gué, Secrétaire d’État à l’Agriculture, font figure de favoris pour occuper le prochain poste de Premier ministre désigné. Tous les trois sont proches du président et, à travers le choix du prochain chef de gouvernement, Préval révèlera son poulain pour les prochaines élections ;

Enfin, l’ombre d’Aristide persiste sur l’échiquier politique haïtien. Selon certaines sources, Préval ne souhaiterait pas le retour de l’aile dure de Lafanmi [8] au pouvoir. Or, le Père Gérard Jean-Juste est cité ouvertement sur les ondes des stations lavalassiennes de Floride comme le poulain d’Aristide pour 2011.

Le rejet d’Éricq Pierre : quelles conséquences ?
Le rejet d’Éricq Pierre par les députés de la Concertation des parlementaires progressistes (Cpp) prouve que ces derniers ne sont, contrairement à leur appellation, non seulement pas progressistes, mais ils ont confirmé l’échec de la Chambre basse comme institution de la République.
D’autre part, après la déception du vote de confiance accordé le 28 février à Jacques Edouard Alexis, certains émeutiers avaient clairement montré leur hostilité à l’encontre de certains députés. Cependant, ces derniers ont bien vite oublié qu’en démocratie, la politique est l’art de supprimer les mécontentements [9].

L’acte posé le 12 mai par les députés de la Cpp a aussi renforcé le constat de l’échec de la Plateforme Lespwa, n’en déplaise aux présidents des deux Chambres, qui ont qualifié « d’exercice démocratique » le rejet du 12 mai, alors que Lespwa est l’objet de toutes les critiques. Ainsi, si Alexis avait été un fusible en avril dernier, à l’avenir, lors de l’éventuel -et très prévisible- éclatement de nouvelles émeutes, les nouveaux fusibles seront-ils certainement les députés de la Cpp et même, possiblement, René Préval.

Quant aux accusations du député Dorson Jean Beauvoir, elles sont virtuellement soutenues par la circulation, sur l’Internet, des copies de chèques de la BRH [10]signés par Alexis. Voilà donc une occasion en or de vérifier si l’allégeance, fièrement proclamée du Commissaire de Gouvernement Claudy Gassant à Préval, est réelle, autant que ses prétentions de vouloir lutter contre la corruption !

Au moment où l’on évoque la possibilité de représenter Éricq Pierre devant la Chambre basse, il faut espérer que cet homme de savoir-faire et de bonne volonté, ne se laissera pas humilier une troisième fois à la face du monde entier !

Alors que Joseph Jasmin, coordonnateur de Lespwa et ministre chargé des relations avec le Parlement a affirmé que la page Éricq Pierre a été tournée après le vote de la Chambre basse, l’ex-Premier ministre désigné a donné une conférence de presse à l’Hôtel Montana le jeudi 15 mai.

Avec une rare élégance, Éricq Pierre a remercié tout le monde : du Président de la République jusqu’à la Concertation des parlementaires progressistes (Cpp), en passant par les partis politiques, la société civile et la presse objective. Toutefois, il a aussi mis les points sur les « i » en révélant ceci : « dès le début du processus, je me suis heurté aux forces de la corruption. Mon refus de pactiser avec elles me vaut aujourd’hui d’être écarté par la Chambre des Députés. Les mots « patrie » ou « intérêt du pays » n’ont jamais été présents dans les messages des émissaires qui me pressuraient pour négocier en faveur de leurs protégés des postes de Ministres, des enveloppes d’argent ou des projets pouvant faciliter leur réélection. J’ai toujours professé que je n’accepterais pas d’être Premier Ministre à n’importe quel prix. Et je ne pouvais pas non plus prendre des engagements qui hypothèqueraient les ressources du Trésor Public avant même d’entrer à la Primature. J’ai aussi voulu jouer cartes sur table, refusant d’entrer dans le jeu de ceux-là qui pensent pouvoir se cacher indéfiniment derrière un masque anti-néolibéral ».

Éricq Pierre a tenu aussi à avouer qu’il avait sous-estimé le poids des forces de la corruption. D’un calme olympien, il a précisé qu’il ne vivait pas la décision de la Chambre des Députés comme un drame personnel. Il a noté qu’après sa rencontre avec les députés de la Concertation des parlementaires progressistes, qui avaient accepté de le rencontrer sur demande du Premier ministre Jacques Édouard Alexis qui, lui-même, avait acquiescé à la requête du Président de la République, il était convaincu que la Cpp n’allait pas l’appuyer : « à moins que le Président de la République et le Premier ministre Jacques Édouard Alexis arrivent à persuader les membres de la Plateforme Lespwa et les membres de Cpp de m’accorder leur vote. Ceci n’a pas eu lieu et je ne veux pas spéculer sur ce qui s’est passé ».

Éricq Pierre a donc, semble-t-il, tiré sa révérence, et il l’a fait avec courage et une grande classe, malgré la bassesse des différentes autorités en place qui l’ont amené à la boucherie.
En effet, Préval sachant pertinemment qu’Éricq Pierre ne disposait pas de base politique, aurait dû faire campagne pour la candidature de son Premier ministre désigné, autant auprès du public qu’auprès de la Plateforme Lespwa. Mais il n’a rien fait, absolument rien, ce qui prouve encore l’acuité de la pensée de Sénèque qui disait qu’ « aucun vent n’est favorable à celui qui ne sait pas où il va ». D’autre part, les déclarations d’Éricq Pierre viennent confirmer les informations de corruption contre la Cpp, notamment celles qui évoquaient que ces derniers souhaitaient obtenir cinq ministères au sein du prochain gouvernement.

Une chose est certaine : plusieurs masques sont tombés après ce rejet du Premier ministre désigné. De plus, le mécontentement est palpable à tous les niveaux de la société et les signes d’exaspération de la population pourraient facilement s’envenimer.
En effet, on apprenait le 5 mai dernier que « des leaders populaires de la Savane des Cayes, la zone la plus défavorisée de la région du Sud, avaient lancé un ultimatum au Parlement haïtien et au président René Préval pour qu’ils s’assurent de la ratification d’un nouveau Premier Ministre ». Ces « leaders populaires » - qui avaient organisé les émeutes de la faim dans la ville des Cayes au début du mois d’Avril - ont prévenu que des manifestations plus violentes que celles tenues récemment pourraient avoir lieu si, d’ici le 12 mai, « un nouveau Premier Ministre n’était pas ratifié, pour que ce dernier puisse commencer au plus vite à s’attaquer aux problèmes de la faim, du coût élevé de la vie et de la hausse vertigineuse des prix des produits de première nécessité » [11].

Enfin, dans cette nouvelle impasse politique dans laquelle se trouve Haïti, comme stipulé par l’économiste Marc L. Bazin, « nous sommes une fois de plus à la croisée des chemins. La conjoncture est pleine de périls. Entre un président omni présent et un Parlement divisé, de plus en plus décidé à ne pas céder la moindre parcelle de son pouvoir, un nouveau Premier ministre va devoir se frayer sa voie vers l’efficacité. La crise alimentaire va certainement s’aggraver, car les causes qui l’ont engendrée -notre faiblesse de production et la montée des prix internationaux- ne vont pas disparaître du jour au lendemain » [12].

Les conséquences du prolongement du vide gouvernemental actuel risquent donc d’être incalculables, et plus dure sera la chute pour tout le monde.
Charles Péguy disait que « la politique se moque de la mystique, mais c’est encore la mystique qui nourrit la politique même [13] ».

Connaissant le côté mystique qui domine l’imaginaire haïtien, si l’on se réfère à l’image du récent naufrage du bateau dénommé « Dieu soit loué » en provenance de Pestel… alors, nous préférons ne pas nous prononcer sur la vision de la catastrophe nationale qui se profile à l’horizon.

À bon entendeur, salut !

Nancy Roc, Montréal, le 14 mai 2008

[1] Haïti en Marche, Les députés rejettent la nomination d’ Éricq Pierre, 15 mai 2008
[2] Radio Kiskeya, 13 mai 2008
[3] Radio Métropole, Des représentants de divers secteurs critiquent la chambre basse, 14 mai 2008.
[4] Radio Métropole, Le Canada est préoccupé par les retards dans la formation d’un nouveau gouvernement, 14 mai 2008
[5] Le Nouvelliste, Les tombeurs monnayés, 13 mai 2008
[6] Radio Kiskeya, Le premier ministre Jacques Edouard Alexis renvoyé par le Sénat, 12 avril 2008
[7] Parti politique du président Préval
[8] Parti de Jean-Bertrand Aristide
[9] Louis Latzarus, Extrait de La Politique
[10] Banque de la République d’Haïti
[11] Le Nouvelliste, Des groupes populaires des Cayes lancent un ultimatum. Le 6 mai 2008
[12] Le Nouvelliste, 2008-2011 : Une feuille de route, 9/11 mai 2008.
[13] Extrait de Notre jeunesse