samedi 16 novembre 2013

HAITI-HISTOIRE: DE VERTIERES A CE JOUR EN PASSANT PAR LE PONT ROUGE (4 DE 4)

Haiti-Histoire : De Vertières à ce jour en passant par le Pont Rouge (4 de 4)- samedi 16 novembre 2013 - Par Leslie Péan * - Soumis à AlterPresse le 14 Novembre 2013 - Les nouvelles élites dirigeantes ont effacé de la mémoire collective le sacrifice de grands nombres de dirigeants tombés à Vertières. Les morts de Vertières sont simplement oubliés. Par exemple, les noms des héros Paul Prompt et Dominique Granier , deux commandant morts dans les combats, ne sont jamais cités. Les masses de soldats-cultivateurs sont vues comme des trouble-fêtes, au mieux comme des intermédiaires silencieux dans les affaires entre les élites noiristes et mulatristes. Les vieux virus idéologiques racistes de la période coloniale se transmettent et se perpétuent. Le mulatrisme se renforce en rassurant sa propre identité contre toute menace de dilution venant d’un noirisme canalisant ses désirs latents d’hégémonie. Les deux groupes s’emboitent, l’un mettant les pieds dans la trace laissée par son prédécesseur. Et nous avons beau prétendre envoyer au poteau le discours de la racialisation des rapports sociaux, le phénomène continue de déranger. C’est là le propre de l’inconscient. Le double carcan de l’indemnité et de la dette - Le 17 avril 1825, Haïti accepte de payer à la France une indemnité de 150 millions de francs pour la reconnaissance de son indépendance. Une somme astronomique qui représentait alors dix fois les revenus d’Haïti. En même temps, Haïti acceptait de réduire de 50% les droits de douane sur les produits français. Cette indemnité était pratiquement le double payé par les Etats-Unis pour l’achat du territoire de la Louisiane qui était 74 fois plus grand que celui d’Haïti. Cette dette sera allégée en 1838 à 90 millions de francs et ne sera complètement versée qu’un siècle plus tard. Haïti dût s’endetter auprès d’une banque privée française en contractant un autre emprunt de 30 millions de francs au taux d’intérêt de 6% pour payer le premier versement. Mais malgré cette double dette, les nations latino-américaines acquiescent aux pressions américaines et n’invitent pas Haïti à la conférence de Panama du 22 juin au 15 juillet 1826 en dépit de l’aide fournie par Haïti à Simon Bolivar qui fut l’organisateur de cette rencontre historique. Ostracisée pour avoir mis fin à la suprématie blanche dans le monde, Haïti a payé et paie encore un prix élevé. Ce prix est d’autant plus élevé que les élites politiques n’ont pas compris leur rôle historique et ont tout fait pour simplement remplacer les Blancs en continuant le système d’exploitation coloniale par un esclavage déguisé. Ce que Rosalvo Bobo nommera en 1903 « l’esclavage du nègre par le nègre » [1]. Les élites politiques ont appuyé les intérêts étrangers au détriment de l’intérêt national. Dès 1820, les commerçants haïtiens avaient critiqué ce manque de civisme de l’État en écrivant : « le commerce a fleuri pendant quelques années, mais, par une déplorable fatalité, l’insuffisance des mesures législatives, ouvrant un champ illimité au commerce étranger, fit déborder dans nos places des objets de consommation qui, entrant en concurrence avec ceux du même genre manufacturés dans notre pays, ont tué notre industrie naissante [2]. » Ce fut le cas particulièrement avec l’importation des liqueurs étrangères qui contribuèrent à mettre en faillite nombre de guildiveries. Les commerçants haïtiens demandent à l’État d’appliquer une « taxe extraordinaire » sur ces importations. Pour empêcher tout brouillage de leur position, les entrepreneurs haïtiens déclarent : « Notre proposition ne tend à opérer aucune innovation : nous trouvons l’exemple de notre système chez toutes les nations agricoles et manufacturières qui ne veulent pas rester dans une dépendance qui, les rendant tributaires des autres peuples, les empêche de s’élever à une prospérité remarquable [3]. » Les rouages de la chaine de production complexe de notre décadence sont identifiés et présentés. Un maillon de taille de cette chaine est la double dette de l’indépendance de 1825 qui engage le pays dans la voie d’une anarchie savamment entretenue au cours des ans. C’est ce qui ressort de l’orientation prise par l’État haïtien depuis 1804. La politique économique dirigiste est au cœur des difficultés que traverse le pays. La politique agraire favorable aux propriétaires a conduit à la dilapidation du patrimoine foncier. Le Code Rural de Boyer du 1er mai 1826 reprend le caporalisme agraire de Louverture et de Dessalines. C’est aussi le cas avec les politiques fiscale, monétaire, commerciale, agricole qui ont toujours été contraires aux intérêts de la paysannerie. L’État a contracté des emprunts auprès des négociants tout en dilapidant les ressources publiques par la gabegie et des dépenses de prestige. Les caisses de l’État sont considérées comme le patrimoine privé du chef, commandant, empereur, roi, président. Avec la conception du pouvoir absolutiste arbitraire, l’État est devenu le plus grand obstacle au développement de la Nation. L’héritage culturel - L’héritage de Saint Domingue charrié en Haïti est aussi et surtout culturel. Les séquelles du racisme anti-noir sont fortes dans les consciences. L’exclusion semble tenir lieu de colonne vertébrale à la nouvelle société. Du temps de la colonie, les Noirs (esclaves) étaient au bas de l’échelle sociale, suivis par les affranchis hommes de couleur (mulâtres) et enfin au sommet les Blancs, qui étaient les propriétaires, les administrateurs et les gérants. En 1789, il y avait 400 000 esclaves, 28 000 affranchis et 40 000 Blancs. Toutefois, comme l’indique Micheline Labelle, « À Saint-Domingue, en 1789, les affranchis de couleur détiennent un tiers des terres, un quart des esclaves, un quart de la propriété immobilière, une bonne situation dans le commerce et les métiers, et un grand prestige militaire, du fait de leur participation à la guerre d’indépendance des Etats-Unis [4]. » C’est un ciel lourd de nuages, d’autant plus qu’on retrouve des cas de colons noirs propriétaires d’esclaves (cas de Toussaint Louverture par exemple), de 15 000 mulâtres esclaves [5], de 5 000 mulâtresses concubines de Blancs, de quelques Négresses mariées à des Blancs (cas de Marie Bunel mariée au français Joseph Bunel). Les Blancs sont les maîtres d’œuvre et font tout pour maintenir la société coloniale esclavagiste. Les Noirs sont les plus grandes victimes du système, car ils sont assimilés à des choses. Et les mulâtres avec une moindre intensité n’échappent pas non plus à ce mauvais sort. Le journal Les Affiches américaines donnait le ton en annonçant : « À vendre 33 têtes de nègres et un mulâtre parmi lesquels il y en a plusieurs à talents comme sucriers, cabrouetiers, chauffeurs et mouliniers [6]. » « À vendre, neuf esclaves à talens dont un Mulâtre et un Nègre excellent cuisinier, pâtissier et confiseur [7]. » Quant aux mulâtres, qui étaient astreints à la corvée dans les compagnies de milices, « les officiers ne leur épargnaient aucune des vexations qu’ils pouvaient exercer contre eux, soit au profit des blancs, soit seulement dans le désir de nuire et de tourmenter [8]. » Malgré tout, les hommes de couleur libres luttent pour contourner les harcèlements et obstacles érigés sur leur chemin. Certains tels que Toussaint Lavallé deviennent médecins ou encore orfèvres tels que Joseph Laubry et Laurent Sequin [9]. Mais, les blancs ne rataient aucune occasion pour repréciser, s’il en était encore besoin, que les mulâtres « étaient exclus de toutes les charges publiques, même de toutes les professions dont l’exercice exige une éducation libérale : ils ne pouvaient être ni avocats, ni médecins, ni prêtres, ni pharmaciens, ni instituteurs ; et ce préjugé qui proscrivait la couleur de la peau, poursuivait la race noire jusqu’à ce que l’union du sang blanc l’eut purifiée, pendant six générations consécutives [10]. » La dénégation d’humanité et les discriminations n’ont pu empêcher à la logique d’être la logique. L’échéance de la déflagration a été repoussée en plusieurs occasions avec Makandal, Padréjean, Boukman, Ogé, Chavannes, mais elle n’a pas pu être infiniment évitée. La bataille de Vertières a été le point de retournement fatidique. La communauté internationale raciste force les élites coloristes haïtiennes à jouer la carte du blanchiment pour donner au pays un semblant de dignité. La bêtise foisonne dans le désert ainsi créé. Les manifestations du complexe d’infériorité sont plurielles. Non seulement c’est le pouvoir pour défendre les intérêts des anciens et nouveaux propriétaires, mais aussi c’est le pouvoir pour le pouvoir. Les détenteurs de la contrainte en viennent à constituer une classe politique en elle-même, ce que le professeur Marcel Gilbert nomme « la classe de pouvoir d’État » [11]. Il faudra du temps à l’Haïtien pour arriver à une prise de conscience de sa valeur intrinsèque. Comme l’écrit Normil Sylvain en août 1927 : Élevé selon l’esthétique blanche, je me trouvais laid ainsi que ceux de ma race. Je tâchais d’imiter les Blancs. J’appris qu’il valait mieux rester original, rester soi, garder intacte sa personnalité physique autant que morale [12]. » Les luttes sociopolitiques et économiques ont forgé une identité culturelle dominante d’exclusion de la grande majorité de la population. Cette identité culturelle s’articule dans une socialisation ancrée dans la religion et la langue. Une constitution de soi qui martèle le français et la religion catholique en refusant les « hybridations multiples et changeantes, mimétiques et créatrices » [13]. Un racisme interne, qui n’a rien de superficiel, limite l’accès des Noirs à certains postes dans l’administration publique, l’accès à certaines professions et à la résidence dans certains quartiers. Les représentations racistes anti-noires continuent de dominer. En 2012, Nicole Simon a fait l’amère expérience de la discrimination de la couleur, une véritable idéologie [14]. Des démagogues noiristes en profitent pour monopoliser le pouvoir politique dans une discrimination anti-mulâtre. La nocivité qui se dégage de ces courants coloristes bloque le développement d’Haïti. La bête raciale immonde qui sommeille en chacun de nous - La propagande organisée par les criminels esclavagistes qui ont tué plus de 15 millions de Noirs pendant plus de quatre siècles, dans leur soif de profit et en refusant aux non-Blancs le droit à un salaire, a repris avec l’internet sous les formes les plus caricaturales. Au fait la propagation de fausses nouvelles est au cœur de la stratégie insidieuse de démobilisation des esprits. Essentiellement, nos aïeux y sont souvent présentés comme des barbares, comme des gens n’ayant aucune éthique. C’est le cas particulièrement avec Dessalines présenté comme l’incarnation du mal. Le dérèglement de la raison s’amplifie du fait que des dictateurs comme Soulouque et Duvalier, qui ont commis des crimes très graves, s’identifient à Dessalines en exerçant leur pulsion de mort. Les recherches des historiens ont souligné des aspects intimes de nos aïeux qui contrarient la représentation dominante que nous nous faisons d’eux. C’est le cas avec les les pavés jetés dans la mare qui remettent sur le tapis la dénonciation de Louverture à Leclerc par Dessalines [15]. Les réactions à ces derniers articles font ressortir le rôle de la subjectivité et de l’ignorance dans la compréhension de certaines tranches de l’histoire d’Haïti. Quoiqu’il en soit, les aïeux n’ont jamais été à une contradiction près. Thomas Madiou, dont l’œuvre a été occultée pendant un siècle, a montré l’incohérence de l’orientation de Dessalines quand ce dernier publie lui-même en 1802 « dans le quartier de l’Artibonite, la proclamation de Leclerc dans laquelle il était représenté comme le dénonciateur de Toussaint » [16]. Madiou écrit : « Quant au général Dessalines, il fût traitre, envers Toussaint dans cette circonstance. Pour satisfaire son ambition, parvenir un jour au commandement des indigènes, il sacrifia aux Blancs celui qui avait été son bienfaiteur, qui lui avait donné tous les grades [17]. » La vérité ne saurait être refusée au nom d’un nationalisme « nationalitaire ». Toussaint dénonce l’abolitionniste juif Isaac Saportas aux Anglais qui le tuent, une fois débarqué à la Jamaïque où il allait travailler à la libération des esclaves comme à Saint Domingue [18]. La bête raciale immonde qui sommeille en chacun de nous se réveille dans les luttes de pouvoir. La fascination morbide pour l’autorité absolue triomphe de tout consensus. La justice est aux ordres. Toussaint fait condamner son neveu Moyse par un tribunal militaire, sans même qu’il soit entendu. Moyse est accusé d’avoir soulevé les cultivateurs et est exécuté en novembre 1801. Le 26 mai 1802, Toussaint demande à ses officiers congos Sylla, Gingembre Trop Fort, etc. de continuer la lutte. Dessalines dénonce Toussaint à Leclerc [19] qui le fait arrêter le 7 juin 1802. Dessalines fait exécuter Charles et Sanite Belair le 15 octobre 1802. Cela faisait trois mois depuis que Dessalines menait une campagne d’extermination de tous les Congos, ex-officiers et soldats de l’armée louverturienne, mais déclarés « chefs de bande » par les chefs créoles désireux de les dévaloriser afin de consolider leur pouvoir. Le 1er janvier 1804, le nouvel État sort des fonds baptismaux avec un véritable projet anti-populaire. Tout comme la Constitution de 1801 de Louverture avait été élaborée par des Blancs et des Mulâtres, sans la participation d’un seul Noir ; l’Acte de l’indépendance sera signé par 37 dirigeants mulâtres, noirs et blancs. Le fait que ce document ne comporte la signature d’aucun soldat-cultivateur est pour le moins significatif. Mallet, le bon blan signataire de l’Acte de l’indépendance, est tué par Bazelais à Jérémie en avril 1804. Pétion, Yayou, Gérin complotent et tuent Dessalines le 17 octobre 1806. Christophe élimine Capois-la-mort le 19 octobre 1806. Entre août et décembre 18O7, Pétion élimine physiquement Yayou et Magloire Ambroise, ce dernier alors qu’il était en prison. Gérin connaît le même sort chez lui à l’Anse-à-veau le 18 janvier 1810. Le général Jean-Pierre Delva est assassiné en prison en 1811 sous le gouvernement de Pétion. Le baron de Vastey est tué à la chute de Christophe le 18 octobre 1820. Les transformations péremptoires pour faire avancer Haïti passent par une révolution de notre subjectivité et l’abandon de toute forme de sectarisme. Les Haïtiens, pas plus qu’un autre peuple, n’ont ni le monopole du pouvoir absolu, autoritaire et fasciste, ni celui de la vertu. Le 23 août 1803, le président Jefferson et les banquiers américains ont refusé de financer les appels désespérés de Rochambeau. Dans une lettre à Pichon, représentant diplomatique français aux États-Unis d’Amérique, Rochambeau expliquait que ce serait la fin de l’expédition Leclerc, s’il ne recevait pas un million de francs par mois afin d’acheter des armes et des munitions. Les Américains n’ont pas bougé, car ils voulaient affaiblir la France en laissant les insurgés gagner tout en s’assurant que leurs idées d’émancipation des esclaves n’atteindraient pas le territoire américain. À l’époque, avec 900 000 esclaves Noirs sur une population totale de 5.3 millions, les États-Unis ne veulent pas que les idées de liberté-égalité-fraternité soient propagées sur leur territoire. On comprend donc pourquoi, dès le 19 mars 1804, Jefferson avait dit aux Anglais qu’il fallait tout faire pour qu’Haïti ne dispose pas de ses propres moyens de navigation et n’ait pas de flotte marchande [20]. Le traumatisme de la violence - Les Haïtiens n’ont pas su maintenir l’alliance de classe et de couleur qui leur a permis d’acquérir leur indépendance. La conception du pouvoir personnel absolu d’ancien régime qu’exprime la formule « L’État, c’est moi » a triomphé avec l’absence totale d’éthique qui caractérise les luttes de pouvoir au pays. Les lois n’existent que pour les faibles. Et depuis lors, l’esclavage du Nègre par le Nègre est devenu un fait banal du quotidien. Le comportement responsable qu’exige la démocratie se rencontre rarement. La mentalité ambiante encourage la complicité dans la cruauté. La renaissance du tragique est garantie par la promotion du rapport de l’homme au pouvoir avec la gestion de l’État qui privilégie l’accessoire par rapport à l’essentiel. L’exercice du pouvoir assassin est devenu une façon comme une autre de prouver son existence par des comportements extrêmes. La pratique politique établie par le dispositif colonial dénoncé par le baron de Vastey s’est renforcée avec l’imaginaire médiocrisant de l’ésotérisme et de l’irrationnel. L’imposition du système de valeurs archaïques dominantes montre depuis lors « ce que c’est que vivre sous le régime de la bête, de quelle vie il s’agit et de quel type de mort on meurt [21]. » Les choix idéologiques et le capital symbolique imposent la détermination de l’extérieur. L’irresponsabilité est illimitée surtout depuis le contournement des efforts de scolarisation avec les écoles borlettes. De la victoire de Vertières à la défaite du Pont-Rouge, nous avons détruit le réel. Pourrons-nous un jour affronter avec de bonnes chances de succès le traumatisme de la violence qui a fait dire à Jacques Roumain que notre histoire est celle d’une éponge gorgée de sang [22] ? La marge de manœuvre est mince mais elle peut être agrandie une fois que les multiples aspects du problème sont appréhendés par la conscience. « Se pourrait-il que les mots soient désormais impuissants à cerner la réalité des choses, à les changer ? » nous disait hier encore l’écrivain Jean-Claude Fignolé. Interrogation pertinente à un moment de répression des manifestations populaires pacifiques et de limitation des libertés. Le jeune Marx écrivait en 1843 : « l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dés qu’elle pénètre les masses [23]. » Les fascistes ont compris cela et ils se sont ingéniés à dénaturer les mots, leur sens, leur signification, d’abord en maintenant les masses dans l’ignorance la plus abjecte. Puis ils ont remplacé les mots par des notes de musique et les livres par des guitares dans les mains de notre jeunesse. C’est ce que le duvaliérisme a compris en faisant du divertissement musical la meilleure technique d’abrutissement de notre jeunesse. On connaît les résultats. (Deux autres textes de l’auteur sur Vertières seront publiés les 25 et 26 novembre) [1] Rosalvo Bobo, "A propos du centenaire", Écrits politiques, P-au-P, C3 Éditions, 2013, p. 33. [2] Ibid, p. 9. [3] Ibid, p. 13. [4] Micheline Labelle, Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti, Éditions du CIDIHCA Montréal, 1987, p. 44. [5] Victor Schœlcher, Vie de Toussaint Louverture, Paris, Karthala, 1982 (1889), p. 1. [6] Supplément aux Affiches américaines, 28 janvier 1784, p. 65. [7] Affiches américaines, Imprimerie Royale, 12 mars 1789, p. 139. [8] Michel Placide Justin, Histoire politique et statistique de l’île d’Hayti, Saint-Domingue, Paris, 1826, p. 144. [9] Dominique Rogers, « On the road to citizenship – The complex route to integration of the free people of color in the two capitals of Saint Domingue », dans David Patrick Geggus et Norman Fiering, The World of the Haitian revolution, Indiana University Press, 2009, p. 67. [10] Michel Placide Justin, Histoire politique et statistique…., op. cit. p. 144. [11] Marcel Gilbert, La Patrie haïtienne : De Boyer Bazelais à l’unité historique du peuple haïtien, Imprimerie des Antilles, Brazzaville/Port-au-Prince, 1985-1986. [12] « Léonidas et Moi », La Trouée, no. 2, août 1927, p. 87. [13] Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture — Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007. [14] Nicole Siméon, « Que dire d’être Noir dans la “république” de Pétion-Ville ? », Le Nouvelliste, 11 juillet 2012. [15] Gabriel Debien, Jean Fouchard, Marie-Antoinette Ménier, « Toussaint Louverture avant 1789 : Légendes et Réalités, » Conjonction, Revue Franco-Haïtienne, 134, 1977 ; David Geggus, « Toussaint Louverture and the Slaves of the Bréda Plantations », Journal of Caribbean History, 20, 1985-6 ; Philippe R. Girard, « Jean-Jacques Dessalines et l’arrestation de Toussaint Louverture », Journal of Haitian Studies, Vol. 17, No. 1, Spring 2011 ; Jacques de Cauna, « Dessalines, esclave de Toussaint ? », Outre-Mers. Revue d’Histoire, tome 100, n° 374-375, 2012 ; Philippe R. Girard, « Découvertes récentes sur la vie de Toussaint Louverture », Le Nouvelliste, 29 octobre 2013 ; [16] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome II, P-au-P, Deschamps, 1989, p. 329. [17] Ibid. [18] Zvi Loker, « Isaac Yeshurun Sasportas - French patriot or Jewish radical idealist ? », Transactions of the Jewish Historical Society of England, vol. XXVIII, 1984. [19] Philippe Girard, « Jean-Jacques Dessalines and the Atlantic System : A Reappraisal », The William and Mary Quarterly, Vol. 69, No. 3, July 2012, p. 559. [20] Tim Matthewson, « Jefferson and the nonrecognition of Haïti .... », op. cit. p. 28-29. [21] Achille Mbembe, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », Esprit, décembre 2006. [22] Nicolás Guillén, Élégie à Jacques Roumain, Rio de Janeiro, 1948 [23] Karl Marx, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, 1843.

HAITI-HISTOIRE: DE VERTIERES A CE JOUR EN PASSANT PAR LE PONT ROUGE (3 DE 4)

Haïti-Histoire : De Vertières à ce jour en passant par le Pont Rouge (3 de 4)- vendredi 15 novembre 2013 - Par Leslie Péan - Soumis à AlterPresse le 13 novembre 2013 - Dessalines contracte des emprunts auprès des commerçants pour s’approvisionner en armes et en munitions. Les marchands de Philadelphie qui amènent sur le Connecticut la couronne et les habits somptueux pour le sacre de l’empereur Dessalines en octobre 1804 font bombance. La position des négociants américains est particulièrement importante. Dessalines accorde un traitement spécial aux commerçants américains. En effet dans le décret numéro 36 en date du 1er août 1805, Dessalines déclare : « À dater de la publication du présent décret, tout capitaine étranger, à son arrivée dans un des ports de l’île, sera tenu de faire cautionner son bâtiment par une maison de commerce haïtienne ou américaine, expressément commissionnée ad hoc, à laquelle il confiera le dépôt et la vente des marchandises par lui importées [1]. » La porte est ouverte au quasi-monopole que les Américains et les Anglais auront dans le commerce de consignation. Depuis septembre 1805, les négociants étrangers sont obligés par la loi de confier leurs cargaisons à des Haïtiens et des Américains qui sont dénommés consignataires. Par exemple, la firme Powell, Kane and Co. reçoit de Dessalines la commission de consignataire le 22 septembre 1805. Cette firme transfère ce privilège et la patente de commissionnaire à Siméon Johnson [2], un américain résidant aux Gonaïves, le 5 juillet 1806. Ces négociants consignataires, choisis personnellement par Dessalines, sont chargés de vendre en détail les produits importés, mais également les denrées que les commerçants étrangers veulent acheter. À l’achat comme à la vente, les négociants consignataires reçoivent une commission de 6% du montant des transactions. Les commerçants américains et anglais Jacob Lewis et Robert Sutherland vont monopoliser le commerce extérieur haïtien dès 1806. Les rapports des dirigeants du nouvel État avec ces commerçants étrangers connaissent des hauts et des bas. Avec son pouvoir discrétionnaire contre les commerçants contrebandiers, Dessalines pouvait aller jusqu’à la condamnation à mort. Ce fut le cas avec le commerçant anglais Thomas Thuat établi à Jacmel depuis 30 ans. Ce dernier fut assassiné sous les ordres de Dessalines en 1806, et sa fortune servit à la création de l’entreprise commerciale Innocent et Cie au nom du fils de l’empereur. Mais en même temps, Dessalines pouvait être généreux et soustraire du massacre des Français le riche négociant français Chéry Brochard. D’autres négociants bénéficièrent également d’un traitement de faveur. Toutefois, Dessalines garde sa motivation essentielle pour pouvoir gouverner. Ses décisions contre certains commerçants ne sont absentes de ce calcul. Aussi il demande le 8 septembre 1806 au directeur des Domaines Inginac de vérifier les comptes des commerçants MacIntosh et Hopsengarther établis aux Cayes et de leur faire payer les droits et taxes dus à l’État. Après vérification, MacIntosh fut obligé de payer 120 000 gourdes et Hopsengarther 60 000 gourdes [3]. Mais s’assurer que l’État reçoive ce qui lui est dû ne signifie nullement que l’État remplit ses propres responsabilités. Par exemple, André Vernet, ministre des Finances, refusa, sur ordre de Dessalines, de payer le commerçant américain Jacob Lewis pour 2 832 barils de poudre et d’autres munitions que ce dernier avait livrés au général Pétion le 27 août 1804. Dessalines avait dit à Vernet de payer plutôt un autre fournisseur américain qui venait de lui livrer d’autres marchandises à Saint Marc. Pétion commença par présenter des excuses [4] au commerçant américain le 20 janvier 1806 et lui offrit, en attendant de le rembourser complètement, une partie de sa récolte de café sur une habitation qu’il avait à Jacmel. Toutefois Jacob Lewis continua ses activités et transporta pour Dessalines les troupes haïtiennes envoyées au Venezuela avec Miranda en 1806. Après l’assassinat de Dessalines il présenta à nouveau sa créance à Pétion qui lui promit de payer. En effet, le 20 août 1807, Pétion prit un arrêté allouant la récolte de café d’une des habitations de Mme. Dessalines jusqu’au paiement intégral de la dette [5]. La décision de Dessalines de faire payer les commerçants contrebandiers a eu des effets désastreux pour lui. Ces derniers ont alors participé à la conspiration contre lui en tirant les ficelles des généraux et autres militaires qui avaient fait main basse sur les propriétés des anciens colons. Une partie de la fortune accumulée à travers la contrebande a servi à financer le soulèvement contre l’empereur. En exploitant certains agissements de ce dernier, dont son pouvoir absolutiste, le gaspillage des deniers publics et ses nombreuses maîtresses qui, dans les grandes villes du pays, émargeaient au budget de l’État. Des pratiques auxquelles s’adonnaient les autres généraux dont Geffrard dans le Sud. Dessalines accordait des monopoles à qui il voulait, faisant aussi bien des mécontents que des heureux. L’impopularité de Dessalines parmi les généraux grandit. Ils décident de comploter contre lui. La conspiration fait tâche d’huile, tout comme ce fut le cas à Rome avec Cassius et Brutus contre César. Dessalines est cerné au guet-apens du Pont Rouge et est tué. Ses assassins diront plus tard qu’ils voulaient l’arrêter pour le juger mais qu’il ne s’est pas rendu. La Gazette politique et commerciale d’Haïti du jeudi 6 novembre 1806 commente l’événement en ces termes : Des raisons, qu’il est difficile d’expliquer, nous ont empêché de mentionner plus tôt les événements qui viennent de se passer dans les divisions du Sud et la seconde de l’Ouest. Depuis quelque temps le mécontentement éclatait dans plusieurs endroits de l’empire. Une mauvaise administration, diverses injustices, et des actes contraires à la sureté des premiers fonctionnaires publics, ainsi que des particuliers, avaient excités un dégoût général du gouvernement qui vient d’être renversé [6]. » La lutte pour le pouvoir fait rage. Le général Christophe avait accepté le 23 octobre le poste de chef provisoire du gouvernement haïtien. Il avait été choisi par les conspirateurs comme chef provisoire du gouvernement haïtien dès le 16 octobre 1806, dans leur manifeste La résistance à l’oppression, puis confirmé dans les deux lettres en date du 18 octobre signées par Pétion et Gérin [7]. Christophe conditionne toutefois son acceptation à la création d’une assemblée constituante et à la formulation d’une nouvelle Constitution. À partir de ce moment, les problèmes et malentendus vont surgir en cascade. La fraude électorale et la guerre La méfiance s’installe dès la publication par Christophe de la circulaire du 3 novembre 1806 indiquant 59 paroisses, soit 35 pour le Nord et 24 pour l’Ouest et le Sud [8]. Ces 59 paroisses correspondaient à la répartition géographique de la population avec la majorité vivant dans le Nord et le Centre avec plus de 40 habitants au kilomètre carré [9]. Pétion et Gérin détournent l’objectif en augmentant arbitrairement de 15 le nombre de paroisses de l’Ouest et du Sud qui passent alors de 24 à 39. Ainsi ils ont la majorité des représentants dans l’Assemblée Constituante pour voter la nouvelle Constitution. L’objectif de la « combine » était de diminuer les pouvoirs du président afin de ne pas se retrouver avec un despote comme Dessalines. Surtout avec la crainte qu’inspirait Christophe après son élimination macabre de Capois-la-mort. Le tissu de relations politiques qui se constitue dans l’Ouest et le Sud comprend des circuits parallèles de pouvoir avec leurs réseaux et filières parmi les sénateurs. Constatant ce qui se tramait, le mulâtre Juste Hugonin, délégué du Nord, conseillera à Christophe de ne pas accepter cette Constitution qui ne lui laissait même pas les pouvoirs d’un caporal. Le signal était donné pour la guerre civile entre le Nord et le Sud qui durera plusieurs années. Et depuis lors, les vainqueurs aux élections sont tributaires de la machine électorale. Les rebondissements ne manquent pas. La matrice conceptuelle de l’aventure haïtienne des fraudes électorales produit impuissance et déclin en pointillé dans une errance qui nous empêche de réaliser nos potentialités. La dépendance commerciale s’accentue Le conflit armé entre Pétion et Christophe ne diminue pas le poids des commerçants anglais et américains, les premiers servant souvent de couverture [10] aux seconds à cause de l’embargo américain décrété par le président Jefferson le 28 février 1806. Malgré la mesure expresse de Christophe libéralisant le commerce le 24 novembre 1806 et les excellents rapports de Christophe avec les Anglais dont l’un d’entre eux, l’amiral Goodall fut le commandant de sa marine, les commerçants anglais faisaient de meilleures affaires avec la république de Pétion. Christophe avait mis fin aux mesures de Dessalines obligeant les marchands étrangers à vendre leurs cargaisons et à acheter des denrées uniquement de négociants haïtiens et américains choisis et patentés par lui. Les démarches des commerçants anglais dans la république de Pétion étaient organisées par Robert Sutherland, qui avait obtenu de Dessalines, le 10 octobre 1806, le monopole de la représentation pour le commerce anglais [11]. Après l’assassinat de Dessalines, Sutherland opta pour la république de l’Ouest. Il qualifia Pétion de libéral et Christophe de barbare. Sutherland communiqua de fausses informations sur Christophe en disant, entre autres, aux Anglais que ce dernier avait des relations avec Bonaparte à travers le général Ferrand à Saint-Domingue et qu’un de ses fils avait été pris en charge en France par le chancelier Talleyrand. Cette campagne de désinformation consolida ses activités commerciales qui connaitront une impulsion significative. C’est aussi le cas pour plusieurs de ses compatriotes dont les nommés W. et S. Dawson, James Booth, J. Milroy, Westenfield, Blackhurst, Scribner, W. Salter, Langlois, W. Doran, Sureau, Archibald Kane, Oliver Carter, etc. Le clan des 39 commerçants anglais sera assez fort pour constituer une association dénommée Union Club à Port-au-Prince. En 1818, à la mort du président Pétion, ces commerçants anglais écriront une lettre au Sir Home Popham, commandant des forces navales anglaises à la Jamaïque, pour lui demander protection car ils craignaient une éventuelle attaque des troupes de Christophe. Des frissons entièrement justifiés puisque l’un d’entre eux, le commerçant anglais John Smith, venait de prêter 50 mille gourdes au président Pétion pour payer la troupe [12]. Depuis cette époque, le poids des marchands étrangers, mais surtout anglais et américains, n’a jamais été négligeable. Selon Tim Matthewson [13], en commençant par l’aide fournie à Toussaint Louverture en 1799, l’indépendance d’Haïti n’aurait pas été possible sans l’aide des marchands américains. Sans doute, le commerce américain est significatif mais la bravoure des combattants, ces gens qui « riaient de la mort » comme le disait le général Leclerc, l’est encore plus. Une certitude de la mort qui a donné la vie. Le commerce américain avec Haïti est passé de $3.6 millions en 1804, à $7.4 millions en 1805, et $6.7 millions en 1806 avant de diminuer à $5.8 millions en 1807 et $1.8 millions en 1808 [14]. Les gouvernements de Pétion et Christophe vont jouer la carte de l’Angleterre, alors maîtresse des mers. Cette démarche répond à une double motivation : d’une part l’embargo imposé par le président Jefferson diminuait les échanges et d’autre part, les États-Unis subissaient leur première grande défaite avec la guerre de 1812 quand la capitale Washington fut brûlée par les troupes anglaises. La concurrence est rude pour le marché haïtien entre les États-Unis, l’Angleterre, et la France. En effet, depuis la défaite de Waterloo et le congrès de Vienne de 1815, la France essaie de reconquérir les positions perdues. En plus de ses émissaires Dauxion-Lavaysse, Medina, Esmangart, Fontanges et Dupetit-Thouars envoyés en Haïti entre 1814, 1816 et 1821, le nombre de bateaux marchands français arrivant dans les ports d’Haïti double en 5 ans et passe de 39 en 1817 à 82 en 1821 [15]. La France reste quand même en troisième positio. En 1821, après la mort de Christophe et la réunification, les importations en provenance des États-Unis représentent 45% du total des importations haïtiennes, tandis que celles en provenance de l’Angleterre représentent 30% et celles en provenance de la France 21%. À l’époque, les commerçants haïtiens signalent dans le journal L’Abeille Haytienne que « ces étrangers sont maitres des consignations les plus importantes ; ils accumulent les bénéfices, leurs fortunes grossissent sensiblement [16]. » En 1825, les commerçants américains ont un net contrôle du marché avec 374 bâtiments sur 552, soit 67%, un tonnage de 60% de la valeur totale et 42% de la valeur des cargaisons [17]. La connaissance de l’univers économique nécessaire pour la bonne gestion a fait défaut. Essentiellement les dirigeants politiques dépendaient de leurs anticipations dont la plus importante était un éventuel retour des Français pour les remettre en esclavage. D’où les investissements dans la construction de fortifications à travers le pays. Toutefois, les dirigeants du nouvel État n’ont pas pris en compte la manière de mobiliser et sensibiliser la population afin qu’elle soit soudée aux chefs. Cela demandait d’autres rapports de production pour permettre l’acceptation de la grande plantation sans l’assimiler au travail servile de la colonie. Je crains les Grecs, même lorsqu’ils font des présents Cette mobilisation était nécessaire car, en son absence, l’État ne peut pas avoir les moyens financiers pour assurer sa propre survie, c’est-à-dire acheter les armes et munitions nécessaires à sa défense en cas d’un retour armé des colons esclavagistes. Enfin, c’était le seul moyen pour souder les Haïtiens face à une communauté internationale délibérément décidée à tuer dans l’œuf cette expérience de liberté de la seule république noire indépendante au monde. En effet, la France a pu rallier les autres États européens et les États-Unis à son objectif de ne pas reconnaître l’indépendance d’Haïti. L’offre de Pétion en 1814 de payer une indemnité aux Français est plus que le moindre mal. Elle est carrément un « acte d’ignominie » comme le remarquait le baron de Vastey en 1819 [18]. Surtout à un moment de pénurie catastrophique dans la république de l’Ouest. En effet, c’est par l’endettement auprès des commerçants que Pétion arrivait à payer les employés publics. On voit donc difficilement comment il aurait pu honorer sa parole. En réfléchissant sur l’offre faite par Pétion en 1814 de payer une indemnité à la France pour l’indépendance, Frédéric Marcelin se devait de dire : « On se demande où Pétion, avec son administration ruinée, sans ressort, sans finances, aurait pris l’argent nécessaire pour la payer » [19]. Cette indemnité devint un goulot d’étranglement au cou de la nation haïtienne. Non seulement elle contracta les ressources du pays du fait que son acceptation était liée à la diminution des droits de douane payés par la France de moitié, mais aussi elle donna naissance immédiatement à une dette de 36 millions de francs pour payer la première échéance. En effet, le taux d’émission était de 80% c’est-à-dire Haïti recevait seulement 24 millions et devait ajouter 6 millions de ses propres fonds pour payer la première échéance. D’ailleurs, l’indemnité et la dette seront réunies en 1870 avec les intérêts de retard pour les périodes au cours desquelles nous n’avions pas les ressources financières pour payer. Le mot de Frédéric Marcelin est dit à bon escient. « En 1825, une révolte de notre patriotisme, refusant de souscrire à la répudiation qu’on nous imposait, était logique et peut-être même nécessaire [20]. » L’empoisonnement des sources de la croissance et du développement d’Haïti allait de soi. Il était inscrit dans le projet colonial que le baron de Vastey a dénoncé dans son opuscule Le système colonial dévoilé. Même l’Angleterre qui pourtant avait le plus aidé Haïti avec son blocus des ports de Saint-Domingue, lors de la bataille de Vertières, accepta qu’Haïti était une colonie française, avec une clause secrète du Traité de Paris du 30 mai 1814. Malheureusement, les Haïtiens qui avaient pu s’entendre après la guerre du Sud de 1799 pour gagner l’indépendance en 1804 n’ont pas pu renouveler cette entente depuis 1806. Ayant compris que les Haïtiens demeurent des colonisés mentaux malgré l’indépendance, les Français ont joué sur cette carte pour les diviser. Le baron de Vastey fait ce constat quand il écrit « dans cette guerre civile, malheureuse et désastreuse pour le peuple haytien, les blancs comme dans toutes nos précédentes guerres, jouèrent leur rôles accoutumés ; ils conseillaient et intriguaient des deux côtés ; ils aidaient de tout leur pouvoir aux deux partis à se faire tout le mal possible ; des deux côtés, ils s’empressaient de fournir des armes, des munitions, des vaisseaux, des provisions, etc. On a vu même qu’aussitôt qu’un parti était prêt à succomber ils faisaient tout leur effort pour le relever, afin de perpétuer la guerre civile [21]. » L’analyse du baron de Vastey est confirmée par la correspondance envoyée par Jean-Jacques de la Martellière, sous commissaire de la Marine, en 1809 au général Barquier, commandant des forces françaises à Santo-Domingo. Il lui fit un rapport dans lequel on lit « L’affaiblissement du parti de Pétion m’a paru nuisible aux intérêts de la France et il serait à désirer, je pense, qu’on pût donner à ce parti une force suffisante pour qu’il continuât à lutter avec celui de Christophe. On prolongerait ainsi cette guerre intestine dont tous les résultats sont pour nous » [22]. Le baron de Vastey est d’une lucidité exceptionnelle sur le cirque de la communauté internationale défendant ses propres intérêts. Un cirque qui toutefois n’est pas grotesque quand un peuple est soumis au génocide par des bandes rivales pratiquant le suicide étatique. Et parce que dans ces cas-la, l’ingérence humanitaire devient ingérence politique, le baron de Vastey reproduit à la première page de son ouvrage Réflexions politiques paru en 1817 ses mots de Virgile « Je crains les Grecs, lors même qu’ils font des présents [23]. » (à suivre) ………………….. Économiste, écrivain [1] Linstant de Pradines, Recueil Général des Lois et Actes du Gouvernement d’Haïti, Tome premier, 1804-1808, Paris, Pedone, 1886, p. 116-117. [2] Léon-François Hoffmann, « An American Trader in Revolutionary Haiti », Princeton University Library Chronicle, XLIX, 3, 1988. [3] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III, op. cit., p. 354-355. [4] Ibid., p. 329. [5] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome IV, P-au-P, Deschamps, 1987, p. 51-52. [6] Gazette politique et commerciale d’Haïti, numéro 43, Cap-Haitien, jeudi 6 novembre 1806, p. 169. [7] Beaubrun Ardouin, Études sur l’Histoire d’Haïti, Tome sixième, Paris, 1856, p. 75-78. [8] Louis-Joseph Janvier, Les Constitutions d’Haïti, Paris, Marpon et Flammarion, 1986, p. 74. [9] Zélie Navarro, « Espace résidentiel et intégration sociale : le cas des administrateurs coloniaux de Saint-Domingue au XVIIIe siècle », Les Cahiers de Framespa, numéro 4, 2008. [10] Hubert Cole, Christophe : King of Haïti, London, Eyre and Spottiswoode, 1967, p. 164. [11] Paul Verna, ‪Robert Sutherland‬ : ‪un amigo de Bolívar en Haití, Caracas, Fundación John Boulton, 1966, p. 42. [12] Vertus Saint-Louis, « Commerce extérieur et concept d’indépendance (1807-1820) », Michel Hector et Laënnec Hurbon, Genèse de l’État haïtien (1804-1859), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009, p. 289. [13] Tim Matthewson, « Jefferson and the Nonrecognition of Haiti », Proceedings of the American Philosophical Society, Vol. 140, No. 1, March 1996, p. 24. [14] Ibid, p. 27 et 35. [15] Jean-François Brière, « Le baron Portal et l’indépendance d’Haïti 1818-1821 », French Colonial History, Vo. 10, Michigan University Press, 2009, p. 100. [16] Mémoire adressé à Son Excellence le Président d’Haïti, au nom des Commerçants du Port-au-Prince, L’Abeille Haytienne, 1er mars au 30 avril 1820, p. 6. [17] Charles Mackenzie, Notes on Haïti, vol II, London, 1830, p. 325. [18] Baron Valentin Pompée de Vastey, Essai sur les causes de la révolution et des guerres civiles d’Hayti, Sans Souci, Imprimerie Royale, 1819, p. 245. [19] Frédéric Marcelin, Haïti et l’indemnité française, Paris, Imprimerie de Kugelmann, 1897, p. 22. [20] Ibid, p. 146. [21] Baron Valentin Pompée de Vastey, Essai sur les causes de la révolution, op. cit., p. 87. [22] Jean-François Brière, Haïti et la France 1804-1848, op. cit., p. 56. [23] Baron Valentin Pompée de Vastey, Réflexions politiques sur quelques ouvrages et journaux français concernant Hayti, Sans Souci, Imprimerie royale, 1817.

jeudi 14 novembre 2013

HAITI-HISTOIRE: DE VERTIERES A CE JOUR EN PASSANT PAR LE PONT ROUGE (2 DE 4)

Haiti-Histoire: De Vertieres a ce jour en passant par le pont rouge (2 de 4)- mercredi 13 novembre 2013 - Par Leslie Péan* - Soumis à AlterPresse le 12 Novembre 2013 - Les démêlés mineurs entre les dirigeants des anciens libres et des nouveaux libres pour le contrôle du pouvoir, source de la richesse, n’ont jamais cessé depuis. Une vraie guéguerre qui a mis le pays en faillite en le plongeant dans le gouffre de l’endettement. Les uns et les autres ont fait appel aux puissances étrangères pour leur offrir le contrôle du pays en échange du pouvoir. Mais la vraie guerre est bien celle qui a lieu entre les élites et le peuple. Roland Paret met cette situation en perspective en ces termes : « Le problème de ce pays que vous connaissez, c’est que justement ceux qui n’ont même pas le salaire minimum, les Lamour Dérance, les Caca Poule, les Mamzèl, les Alaou, les Petit Noël Prieur et autres Romaine la prophétesse, c’est-à-dire la majorité du peuple, n’ont jamais été intégrés à la société, n’ont jamais été un élément de la définition du pays auquel ils sont censés appartenir : niés, refoulés, ils ont toujours été laissés aux portes des salons de ce pays que vous connaissez [1]. » La bataille de Vertières du 18 novembre 1803 ouvre la route pour l’indépendance proclamée le 1er janvier 1804. Elle constitue le kaselezo à la naissance d’Haïti. Mais elle creuse en même temps la route qui mène au Pont Rouge moins de trois ans plus tard. L’Acte de l’Indépendance est fondateur du pacte social d’exclusion de la grande majorité de la population. Pacte fondateur pour continuer les productions matérielles de sucre, de café, de coton et d’indigo telles qu’elles se produisaient dans la colonie de Saint-Domingue. Ce pacte fondateur met en œuvre un ordonnancement cruel, un apartheid anti-africain, organisant la zombification de la population. La misère du plus grand nombre est planifiée à travers l’enrichissement d’un petit groupe de la classe de pouvoir d’état. Depuis lors, tous les efforts sont faits pour déposséder ces gens de leur conscience et de leur volonté afin qu’ils ne se rebellent pas. Toute l’énigme haïtien est là. Depuis lors un nihilisme sous de multiples formes est propagé dans le peuple. Tout est fait pour continuer la subsistance éternelle du même pour que nous ne puissions jamais aller au-delà de nous-mêmes comme le firent nos aïeux. L’essence de la question haïtienne réside dans le sort réservé aux soldats, aux hommes qui ont été au cœur de l’événement, aux travailleurs agricoles à la source de la production des richesses. Des hommes mais aussi des femmes telles que Cécile Fatiman, Louise Râteau, Victoria Montou, Henriette Saint-Marc, Catherine Flon, Sanite Belair, Marie-Claire Félicité (Claire-heureuse), Marie Bunel encore connue sous les noms de Fanchette Estève ou Fanchette Moton [2]. Les nouveaux chefs indigènes qui se sont accaparé des plantations abandonnées par les colons veulent avoir de la main d’œuvre pour produire la richesse dans des conditions similaires à celles de la colonie. Les dirigeants du nouvel État n’ont cessé de dire aux anciens esclaves que l’obligation de continuer à travailler la terre fait partie de leurs devoirs sacrés. Ils claironnaient cette propagande d’autant plus qu’eux-mêmes méprisaient royalement le travail agricole tout en étant de grands propriétaires terriens. Dans les attentes des dirigeants haïtiens, les paysans haïtiens doivent travailler avec joie pour construire la nation. Les nouveaux propriétaires disent aux travailleurs que leur plus important devoir est de travailler la terre. Le problème de l’absence d’intégration de la majorité du peuple dans la société haïtienne ne cesse de se poser depuis la bataille de Vertières. La fondation de la nation a été faite sur des bases faibles et réductrices. Ce sont les paysans cultivateurs qui sont exclus, ceux qui sont les éléments les plus concernés par le devenir du pays. Leur contribution à la victoire de la bataille de Vertières leur est niée. En refusant de leur laisser dire leur mot sur le devenir d’Haïti, les dirigeants ont plongé les campagnes dans une instabilité permanente. Telles sont les causes endogènes des jacqueries qui vont de Germain Pico sous Dessalines, à Goman sous Pétion et Boyer, puis à Acaau et aux Piquets et Cacos. Là est le fil conducteur, le mal réside dans la politique et l’organisation sociale consistant à écarter du partage du pouvoir les forces vives du pays. L’effet net de ces facteurs a été un désenchantement progressif de la grande majorité des citoyens du pays. La confiance du peuple en les dirigeants s’est étiolée au fil des décennies. Les noiristes ont essayé d’utiliser la couleur pour sauver les meubles. Mais le peuple a vite vu que ces gens étaient aussi des démagogues qui voulaient simplement satisfaire leurs intérêts de classe. Les discussions et négociations nécessaires pour dégager un consensus n’ont jamais eu lieu. Sans ce travail de fond à effectuer pour élaborer un programme commun permettant à chacun de se sentir concerné, le pays est condamné à une dérive pouvant aller jusqu’à sa disparition totale. L’élaboration de ce programme commun pour le progrès économique et social nécessite des débats sur tous les sujets, Thème par thème, avec des délais précis, afin de dégager dans chaque domaine des solutions tenant compte des contraintes financières existantes et des nouvelles règlementations à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs visés. Des anticipations produisant l’esprit de pillage La victoire de Vertières et la proclamation de l’indépendance le 1er janvier 1804 ont placé les pères fondateurs devant deux questions fondamentales. La première concerne le sort réservé aux Français et à leurs propriétés. La seconde est l’avenir d’Haïti une fois la paix rétablie entre la France et les autres nations européennes, l’Angleterre en particulier. Pour le premier point, il importe avant tout de référer à la férocité environnante de « l’entreprise criminelle de la colonisation » [3]. Il est clair que, dans une situation de guerre, il s’agissait autant d’une mesure de sauvegarde que d’une façon de s’approprier les propriétés et les biens des Français. Près de 5 000 français sont tués. Dessalines n’exerce pas une vengeance aveugle. L’ordre formel est donné de ne pas tuer les professionnels, médecins, etc. Les autres Blancs tels que les Anglais, Allemands, Polonais, etc. sont protégés. Des français amis de Dessalines tels que Jean Caze, Joseph Bunel, sont épargnés. Enfin le massacre n’est pas l’objet d’une structuration politique. Nombre de généraux autour de l’empereur s’y opposaient. Et c’est grâce à leurs complicités et au courage des commerçants tels que McIntosh que 2 400 français ont pu s’échapper des Cayes et trouver asile à Baltimore [4]. Mais cette mesure de représailles contre les Français était dictée par la réponse anticipatrice à la seconde question : l’avenir d’Haïti. En effet, dès les premiers jours de 1804, les généraux étaient persuadés que leur aventure allait bientôt prendre fin, une fois la guerre européenne terminée. Guy-Joseph Bonnet raconte ainsi cette réunion qui eut lieu chez Inginac, le directeur des Domaines en sa présence avec les aides de camp de Dessalines. « Boisrond Tonnère émit l’opinion que la guerre (européenne) ne pouvait être éternelle ; que la France ferait la paix avec les autres nations de l’Europe ; que, dégagée de ses embarras, elle porterait bientôt toutes ses forces sur son ancienne colonie, dans le but de s’en ressaisir ; que ceux qui possédaient actuellement le pays ne pourraient résister à la France ; que, quelle que fut leur énergie, ils seraient tous égorgés jusqu’au denier. "Dans cette prévision, ajouta-t-il, n’ayant que peu de jours à vivre, il nous faut largement jouir de la vie. Ce n’est qu’avec de l’argent que nous obtiendrons des jouissances ; Eh bien ! pour se les procurer, tous les moyens sont bons." Ce discours qui résumait les idées et les principes des aides de camp de Dessalines fut vivement applaudi. L’esprit de pillage dominait partout [5]. » Cette représentation des évènements futurs conditionne les esprits jusqu’en 1825. Bien que l’hypothèse d’un retour des Français ait alors perdu toute pertinence, le prix payé a été si lourd qu’il a détruit les possibilités d’une révision mentale du fait même que le financement d’une vraie construction nationale était devenu impossible. Les actions entreprises sur les attentes rationnelles d’un retour des Français pendant 21 ans ont continué avec leurs effets même quand les conditions objectives n’existaient plus. L’absence de savoir et de main d’œuvre qualifiée La politique fiscale adoptée par le nouvel État ainsi que la distribution des revenus ont joué contre la grande majorité de la population. La terre existe, mais les autres éléments fondamentaux de la fonction de production sont absents. Il y a carence de capital, de travail, de technologie, et surtout de connaissance. Les idées dominantes recyclent celles de la pourriture coloniale des maîtres et des esclaves pour les présenter sous différents maquillages. Le nouvel État n’a pas les cadres administratifs nécessaires pour procéder à la gestion de la terre. L’anarchie s’installe dans le régime foncier. Le capital nécessaire, estimé à 95 millions de francs, pour régénérer les plantations fait défaut. Selon Robert K. Lacerte [6], il fallait 51 millions de francs pour réhabiliter 793 plantations de canne à sucre, 20 millions pour les 3117 plantations de café, 24 millions pour les 3906 plantations de coton, d’indigo et de produits vivriers. La population qui était de 520 000 habitants en 1789 n’était que de 380 000 d’après le recensement de 1805. Il y avait donc une rareté de main d’œuvre pour le travail agricole. Enfin au niveau du savoir, « le retard en connaissance et science fournit un angle sous lequel on peut saisir la situation dramatique de la nation haïtienne en 1804. La France, qui a tant exploité Saint-Domingue, y a organisé la conspiration de l’ignorance et y a entretenu le préjugé de couleur qui sera un levain de division au sein de la société haïtienne [7]. » Le capital immatériel et « intangible » (information, connaissance, savoir-faire) est terriblement absent dans la nouvelle société. Les ressources humaines manquent pour plusieurs raisons. Le départ des « esclaves à talents [8] » avec leurs maîtres a créé un vide surtout dans la fabrication des 14 types de sucre allant du plus foncé au plus blanc. Le relais des colons pris par les généraux haïtiens était condamné à être pour le moins difficile. Comment faire fructifier un héritage déjà maigre quand le savoir n’existe pas ? C’était un défi de taille que la nouvelle société n’a pas pu relever, car « ces esclaves à talents avaient la maitrise de nombre de métiers nécessaires à la productivité de la plantation. Ils étaient cabrouetiers, guildiviers, forgerons, chauffeurs, charpentiers, tonneliers, tailleurs de pierre, selliers et maçons. Les maîtres parfois les louaient à d’autres plantations pour leurs services contre rémunération [9]. Certains furent même envoyés en France pour parfaire leurs connaissances techniques. La nécessité pour les maîtres de diminuer leurs coûts de production pour augmenter leur rentabilité les amenait à prendre ce risque. En effet, certains esclaves envoyés en France pour acquérir une formation, eurent connaissance de la loi abolissant l’esclavage sur le sol français, remirent leur sort aux tribunaux et furent déclarés libres [10]. Ce fut le cas de Gabriel Pampy et Amanthe Julienne amenés en France de Saint-Domingue par le colon Isaac Mendès France en 1775 [11]. » Comme le souligne Vertus Saint-Louis, « les moulins dans les plantations n’ont pas été réparés et entretenus. Ceux qui étaient en fer ont été remplacés par des moulins en bois avec comme résultats une diminution de la productivité [12]. Cela a surtout affecté la production de sucre qui a connu une nette diminution autant en quantité qu’en qualité. Sur ce dernier point, la production de sucre terré (semi-raffiné) a diminué et celle de rapadou (sucre non raffiné) a augmenté [13]. Haïti ne pourra pas remonter la pente et atteindre le niveau de Saint Domingue qui produisait 30% de la consommation mondiale de sucre. L’exonération du sucre national de tout droit d’exportation dès 1818 n’a pas suffi à compenser les incidences de l’absence de technologie et de main d’œuvre spécialisée. En effet, les pertes s’accumulaient depuis sous Pétion en 1816. Les élites se battaient certes pour avoir des terres mais pour être des propriétaires fonciers absentéistes. La mise en valeur de terres était laissée à des fermiers. La prise de conscience du faible niveau de connaissances de la population est restée marginale. L’économiste Edmond Paul commente ainsi cette situation : « la société haïtienne naquit semblable à un monde renversé la tête en bas, où les plus inférieurs de ses membres, nous entendons dire les moins préparés, montèrent subitement à la surface, devinrent les éléments les plus consistants de l’ordre social nouveau, doués, par conséquent, de la vertu de l’affirmer plus solidement aux yeux de l’ennemi du dehors, et que cela accoutuma le peuple à porter ou à souffrir à la tête de son administration intérieure des hommes incultes qui n’y pouvaient désormais que le mal [14]. » Le vrai blocage à l’avancement du pays vient de là, de ce que l’écrivain Dantès Bellegarde identifie quand il dit qu’Haïti est née « sans tête [15]. » En effet, la raison a difficilement droit de cité dans les affaires publiques. On ne saurait nier l’importance de ce facteur dans la perpétuation du triomphe tapageur et ostentatoire d’une médiocrité qui épuise la pensée dans la conduite des affaires publiques. Dénégation qui donne sa consistance au nihilisme qui étreint la société haïtienne. Le poids des négociants étrangers Le commerce, la monnaie, l’administration et les impôts hérités de Saint Domingue ne constituent aucunement une référence pour le nouvel État. Les habitants de la colonie ont des compagnies de navigation créées à partir des privilèges que leur accordaient le roi, ses ministres et les membres de la noblesse. Donc, les Haïtiens ont appris que la richesse vient de l’arbitraire du pouvoir d’État. Haïti continuait l’héritage de Saint-Domingue. « Ce fut une véritable tradition de corruption et de prévarication qui s’établit à Saint Domingue et dont, à ses débuts, devait hériter la République d’Haïti. Car, après l’Indépendance, en 1804, la jeune nation adoptera les principes et les pratiques d’administration légués par Saint-Domingue [16]. » Les fonctionnaires à Saint-Domingue n’avaient pas de comptes à rendre au cours de leur carrière qui durait parfois 10, 12 et même 25 ans. Le nouveau pays est en ruines. La contrebande s’installe dans le commerce extérieur, notamment avec les marchands américains. Les efforts des sudistes esclavagistes américains pour diminuer le commerce des États-Unis avec Haïti se révèlent inutiles. Mais le commerce n’atteint pas les sommets de 1801, quand les échanges américains avec Saint Domingue étaient sept fois supérieurs à ceux de cette colonie avec la France. La relance de l’économie dévastée par la guerre de l’indépendance est difficile du fait même que les dépenses militaires et de sécurité grugent le budget au point de ne rien laisser pour des investissements dans le social. En 1804, les exportations de sucre, de café, de coton et d’indigo sont respectivement de moins de 34%, 40% 43% et 4% de ce qu’elles étaient en 1789. Les paysans sont plus intéressés par l’agriculture vivrière et la petite production marchande simple sur leur lopin que par la production de denrées d’exportation. La relation étroite avec les commerçants américains fait partie du patrimoine légué par Dessalines à la Nation. Cette relation fait partie des formes d’adaptation imposées par l’ensemble des contraintes de la guerre de l’indépendance. Le général en chef Dessalines adresse une lettre au président américain Jefferson le 23 juin 1803 pour exprimer ses vœux de lendemains enchanteurs. Il écrit : « Le commerce avec les Etats-Unis, Monsieur le Président, présente aux immenses récoltes que nous avons en dépôt et à celles, plus riantes , qui se présentent cette année un débouché que nous réclamons des armateurs de votre Nation [17]. » Dès le départ, sous Dessalines, l’État est obligé de s’endetter auprès des commerçants anglais et américains. Les folies remplacent l’austérité dans les onze ports ouverts au commerce extérieur où les négociants étrangers sont les plus actifs. Ces ports sont Cap-Haitien, Port-de-Paix, Gonaïves, Saint-Marc, Port-au-Prince, Petit-Goâve, Miragoâne, Cayes, Jérémie, Aquin et Jacmel. Selon Thomas Madiou, « Dans la plupart des ports ouverts au grand commerce, les négociants étrangers, en corrompant les agents de douane, faisaient débarquer par contrebande la plus grande partie des marchandises qu’ils importaient. Ils exportaient les denrées par le même moyen. Ils faisaient de rapides fortunes et suscitaient toutes sortes d’embarras à ceux des agents du Gouvernement qui refusaient de transiger avec eux [18]. » Mais, ce n’est pas tout. Ces commerçants sont aussi parfois les agents du renseignement de leurs pays respectifs. Ils apportent un vital élément d’intelligibilité. Par exemple, le 2 septembre 1804, le Secrétaire d’État James Madison et le président Thomas Jefferson utilisèrent les bons offices du commerçant américain Jacob Lewis pour négocier avec Dessalines [19]. Cette rencontre « informelle » a lieu aux Gonaïves. Des années plus tard, Jacob Lewis sera nommé officiellement, sous le président Boyer, agent commercial américain accrédité en Haïti par le président John Quincy Adam le 22 juin 1818 [20]. Robert Sutherland, le commerçant anglais commissionné par Dessalines, informa l’Angleterre sur les effectifs de l’armée de Dessalines à partir de la commande de boutons pour les redingotes qui lui avait été donnée. Enfin, le commerçant français Alfred Laujon se révèle un incontournable agent secret français sous les gouvernements mulâtristes de Pétion et Boyer. (à suivre) ………………. *Économiste, écrivain [1] Roland Paret, « Pauvre Haïti », AlterPresse, 8 janvier 2011 [2] Ghislaine Rey Charlier, Histoire (Femmes dans l’Histoire d’Haïti), 30 octobre 2006. Voir aussi Philippe R. Girard, « Trading Races : Joseph and Marie Bunel, A Diplomat and a Merchant in Revolutionary Saint-Domingue and Philadelphia », Journal of the Early Republic, no. 30, Fall 2010, p. 355. [3] Leslie Péan, Aux origines de l’État marron 1804-1860, P-au-P, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2009, p. 89. [4] Collection de différents discours et pièces de poésie par le jour de la fête donné e à Mr. Duncan McIntosh par les français réfugies de Saint Domingue, Baltimore, 9 janvier 1809. [5] Edmond Bonnet, Souvenirs historiques de Guy-Joseph Bonnet, Paris, Auguste Durand, 1864, p. 131. [6] Robert K. Lacerte, « Xenophobia and economic decline : The Haitian case 1820-1843 », The Americas, 1981, p. 507. [7] Vertus Saint-Louis, « Sucre, science et révolution à Haiti », www.Montraylkreyol.org, 2007, p. 11. [8] Nathalie Dessens, « Élites et diasporas : Les réfugiés de Saint-Domingue dans les Amériques au XIXe siècle », dans Christian Lerat, Élites et intelligentsias dans le monde caraïbe, Paris, L’Harmattan, 2008. Lire aussi du même auteur « Anatomie d’un oubli historiographique : les réfugiés de Saint-Domingue à la Nouvelle Orléans », dans Haïti, regards croisés, Paris, Manuscrit de l’Université, 2007. Lire enfin Néba Fabrice Yale, La vie quotidienne des esclaves sur l’habitation dans la Saint-Domingue française au XVIIIe siècle : regards de planteurs, de voyageurs et d’auteurs européens, Université Pierre Mendes France de Grenoble, 2011. [9] Justin Girod-Chantrans, Voyage d’un Suisse dans différentes colonies d’Amérique, Neuchâtel, 1785, p. 162-163. [10] Néba Fabrice Yale, op. cit., p. 24. Lire aussi Vertus Saint-Louis, « Sucre, science et révolution à Haïti », www.Montraylkreyol.org, 2007, p. 3. [11] Leslie Péan, « Marasme économique, transmission des savoirs et langues (1 de 6) », AlterPresse, 23 mai 2013 [12] Lire la préface de Vertus Saint Louis à l’ouvrage de James E. McClellan III, Colonialism and Science – Saint Domingue and the Old Regime, University of Chicago Press, 2010, p. vii. [13] Leslie Péan, Comprendre Anténor Firmin – Une inspiration pour le XXIe siècle, Editions de l’Université d’État d’Haïti, 2012, p. 49. [14] Edmond Paul, Œuvres Posthumes, Tome I, Paris, Dunod et Vicq, 1896, p. 132. [15] Dantès Bellegarde, Un haïtien parle, P-au-P, Imprimerie Chéraquit, Haïti, 1934, p. 21. [16] Henock Trouillot, « L’Organisation et l’administration de Saint-Domingue”, Revista de Historia de América, No. 67/68, Jan - Dec., 1969, p. 123-124. [17] On peut lire la lettre de Dessalines à Jefferson sur la toile en consultant The Thomas Jefferson Papers Series 1. General Correspondence. 1651-182, 
J. J. Dessalines to Thomas Jefferson, June 23, 1803, à l’adresse électronique French
http://hdl.loc.gov/loc.mss/mtj.mtjb.... On peut aussi la lire dans Yves Auguste, « Jefferson et Haïti 1804-1810 », Revue d’Histoire Diplomatique, Paris, Pedone, 1972, p. 336. [18] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III, P-au-P, Deschamps, 1989, p. 304. [19] Gordon S. Brown, Toussaint’s clause – The founding fathers and the Haitian revolution, University Press of Mississippi, 2005, p. 249-250. Voir aussi Yves Auguste, op. cit. p. 341. [20] Alain Turnier, Les États-Unis et le marché haïtien, Washington, 1955, p. 113.

mercredi 13 novembre 2013

HAITI-HISTOIRE: DE VERTIERES A CE JOUR EN PASSANT PAR LE PONT ROUGE (1 DE 4)

Haiti-Histoire : De Vertières à ce jour en passant par le Pont Rouge (1 de 4) - mardi 12 novembre 2013 - Par Leslie Péan* - Soumis à AlterPresse le 11 Novembre 2013 - Dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, Hegel explique que : « … peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire et n’ont jamais agi suivant des maximes qu’on en aurait pu retirer [1]. » C’est à la lumière de ce paradoxe que je me propose d’aborder le sujet du jour, c’est-à-dire en sautant à pieds joints non pas dans ce qui devrait être mais dans ce qui est. Mon intention est d’examiner quelques grands moments de la formation de la nation haïtienne, et de revenir à la geste de nos aïeux, mais sous un éclairage différent de celui privilégié par la tradition. De retrouver leur mémoire pour essayer d’aller plus loin dans leur connaissance. La bataille de Vertières du 18 novembre 1803 est la plus grande et la dernière des trois grandes batailles de la guerre de l’indépendance. Les deux autres grandes batailles sont celle de la Ravine-à-Couleuvres du 23 février 1802 suivie de celle de la Crête-à-Pierrot (4-24 mars 1802). Au cours de ces deux grandes batailles de 1802 dans l’Artibonite, ce sont les troupes indigènes qui étaient assiégées par les troupes françaises de Leclerc. Mais lors de la bataille de Vertières, ce fut le contraire. Ce sont plutôt les troupes françaises qui étaient cette fois assiégées par les indigènes. Les troupes de Rochambeau contrôlaient dix forts dans les environs de la ville du Cap dont deux, Picolet et d’Estaing, protégeaient le port. Les autres huit fortifications étaient Vigie, Bréda, Pierre-Michel, Bel-Air, Jeantot, Hôpital Champlain, Vertières et la butte Charrier. Ces forts assuraient l’hégémonie des Français et protégeaient l’accession à la ville du Cap. Les troupes françaises étaient tellement bien implantées dans le fort Vertières, situé à deux kilomètres du Cap-Haitien, qu’elles pensaient que personne ne pourrait les déloger. Avec un astucieux dispositif de cavalerie, d’artillerie, et surtout de grenadiers qui méprisaient la mort, les forces indigènes (20 000 contre 5 000 Français), firent la preuve d’une étonnante supériorité pour vaincre la plus grande armée d’Europe : vaillance, courage, intrépidité, capacité d’organisation, de stratégie et de tactique, don de soi, générosité, etc. La volonté de vaincre était au plus haut point, même si le prix à payer en vies humaines était très élevé. Les Français répondent par des actions répressives à la détermination des soldats insurgés. Comme le relate Beaubrun Ardouin, les Français « les noyaient, les pendaient, les fusillaient, les étouffaient dans la cale des navires » avant de les faire « dévorer par des chiens amenés de Cuba [2]. » L’intensification de l’extermination atteint des sommets quand Rochambeau fit exécuter une centaine d’hommes à Jacmel. Ardouin écrit : « Rochambeau les fit embarquer sur un navire de guerre : on les plaça dans la cale en fermant hermétiquement les écoutilles, après y avoir allumé du soufre. Ces malheureux furent asphyxiés et leurs cadavres jetés ensuite dans la mer. C’est à ce barbare qu’on doit imputer ce genre de mort, qu’il inventa dans sa rage d’extermination et qui fut employé si souvent sous son gouvernement [3]. » Un crime précurseur des chambres à gaz des nazis que Claude Ribbe [4] a dénoncés clairement en 2005, sans référence oblique ni écriture détournée, en montrant la commune dynamique politique qui unit ces crimes de Napoléon à ceux d’Hitler. Mais dans la conjoncture de 1803, ces crimes ont soudé les soldats de l’armée indigène qui ont préféré mourir au combat plutôt que d’être dévorés par les chiens anthropophages de Rochambeau ou d’être gazés au dioxyde de soufre. Commandant les forces indigènes à partir de l’habitation Le Normand de Mézy au Limbé, à cinq kilomètres des combats, Dessalines se révèle un génial précurseur de la guérilla moderne. D’abord, son choix du lieu de naissance de Mackandal et de Boukman pour établir son quartier général n’est pas un hasard. Il se ressourçait sans doute dans la mémoire de la révolte générale des esclaves des 14 et 22 août 1791. Les troupes de Dessalines attaquent sur différents points et obligent l’ennemi à se disperser pendant qu’elles se concentrent en même temps sur l’objectif principal qui est la prise de Vertières. Géniale stratégie s’appuyant sur la flexibilité au plus haut point. Les hostilités commencent avec Augustin Clervaux qui attaque le Fort Bréda aux premières heures du jour le 18 novembre. Dans le même temps, Henri Christophe et Paul Romain assaillent le fort Vigie de l’autre côté de Vertières, puis dirigent leurs feux sur le Fort d’Estaing. François Capois (dit Capois-la-Mort) affronte la butte Charrier plus élevée que le Fort Vertières. Il attaque ensuite Vertières avec ses grenadiers. Après trois assauts successifs au cours desquels ses troupes sont décimées par la mitraille et les boulets, Capois lance un quatrième assaut avec encore plus de bravoure. Les soldats chantent « Grenadiers ! A l’assaut, ça qui mouri pas z’affaire a yo, Nan point manman, Nan point papa, Grenadiers ! A l’assaut, Ça qui mouri, z’affaire a yo ! » Le cheval de Capois est atteint du boulet d’un canon. Il se met debout et, sabre au poing, se lance à pied à la tête de ses troupes en criant En avant, En avant ! Un autre boulet lui enlève son chapeau. Il continue le combat. Son héroïsme est tel que Rochambeau fait rouler les tambours, arrête la bataille et envoie un officier le féliciter pour sa bravoure. L’anthropologie culturelle haïtienne associe ce haut fait d’armes à l’intervention d’Ogoun Feray, dieu de la guerre dans le vaudou. Le combat reprend. Dessalines envoie à Capois des renforts dirigés par Louis Gabart et Jean-Philippe Daut. Ces derniers s’emparent de la butte Charrier. Au cours des combats qui durent plus de douze heures, les troupes indigènes perdent 1200 hommes, parmi lesquels les généraux Paul Prompt et Dominique. Du côté français, c’est la débandade. Le matin du 19 novembre, Rochambeau annonce à Dessalines sa capitulation. Après la victoire des forces indigènes, les Français demandent dix jours pour retirer leurs troupes. En honneur de cette bataille héroïque, le 18 Novembre est considéré comme le jour de l’armée en Haïti. Il existe deux versions concernant la date de la proclamation de l’indépendance. Selon un texte paru en 1820 en France [5], l’indépendance aurait été proclamée la veille du jour désigné pour l’évacuation de l’île, soit le 29 novembre 1803, à Fort Dauphin, devenu Fort Liberté, par les généraux Dessalines, Christophe et Clervaux. Thomas Madiou [6] publie ce document en prenant la précaution de préciser qu’il doute de son authenticité, puisque Dessalines était au Cap le 29 novembre 1803 et non à Fort Dauphin. Ce document a été repris dans l’ouvrage de Gaspard Mollien [7] écrit en 1832 qui précède de quinze ans l’Histoire d’Haïti de Thomas Madiou publié en 1847. La deuxième version, l’officielle, est que l’indépendance a été proclamée aux Gonaïves le 1er janvier 1804. Les vaillants généraux de la bataille de Vertières, Dessalines, Christophe, Romain, Capois-la-Mort, Gabart, Jean-Philippe Daut, Pierre Cangé, André Vernet sont tous signataires de l’Acte de l’indépendance. Cette indépendance a été possible grâce à la bataille de Vertières qui marque la défaite de l’armée expéditionnaire de Napoléon Bonaparte. Ce dernier avait envoyé, pour rétablir l’esclavage, près de 70 000 hommes dont 55 000 d’entre eux laissèrent leurs vies à Saint Domingue. Tout le capital symbolique de la prétendue supériorité de l’homme blanc est anéanti. La discrimination raciale et le projet esclavagiste prennent un coup dont ils ne pourront plus se remettre. Autant la question de l’abolition de l’esclavage que celle de la production de sucre dans la Caraïbe seront affectées par la révolution haïtienne [8]. Mais aussi sur le plan symbolique, la victoire de Vertières change la géopolitique internationale, sinon mondiale, de l’époque. La résistance de l’armée indigène conduit Napoléon à abandonner ses projets de création d’un empire colonial français en Amérique. Suite à la résistance des forces populaires à Saint Domingue, aux difficultés rencontrées par l’armée expéditionnaire qui avait déjà perdu 5 000 soldats en mars 1802 et à la mort de son beau-frère Leclerc en novembre 1802. En effet, comme l’explique Paul Lachance, « la situation à Saint Domingue influencera les décisions de Napoléon d’obtenir la rétrocession de la Louisiane de l’Espagne en 1800 et à le vendre aux États-Unis en 1803 [9]. » La France sera obligée de vendre le territoire de la Louisiane aux Américains le 20 décembre 1803. Les Etats-Unis vont ainsi doubler leur superficie, car le territoire de la Louisiane française était de deux millions de kilomètres carrés et couvrait le Kansas, l’Arkansas, le Nebraska, le Montana, le Wyoming, le Missouri, l’Oklahoma, le Dakota Nord et le Dakota Sud, l’Iowa, et la Louisiane actuelle. Cette conséquence de l’effondrement de l’armée de Napoléon sur l’expansion des Etats-Unis n’a pas été suffisamment soulignée par les historiens. L’insurrection victorieuse des esclaves culminant dans la révolution haïtienne de 1804 représente une figure de conscience pour Hegel. Comme le démontre Pierre Franklin Tavares [10], la révolution haïtienne influence sur le plan philosophique les développements de la dialectique de la domination et de la servitude, du maître et de l’esclave, établie par Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit. Parlant des Nègres, le penseur de Berlin, dans la maturation de sa propre conscience, dira explicitement que « L’accès à la culture ne peut leur être refusé. Ils n’ont pas ici et là adopté avec bienveillance le christianisme grâce auquel ils ont rompu la longue chaîne de la servitude de l’esprit. Ils ont aussi à Haïti formé un Etat selon des principes chrétiens » [11]. La relation de Hegel à Haïti, longtemps restée dans l’ombre, ne l’est plus aujourd’hui depuis les travaux de 1992 de Pierre Franklin Tavarès [12] et la perspective dégagée en 2000 par Susan Buck-Morss [13]. L’alliance de classe des élites créoles contre les bossales Africains L’arrestation et la déportation de Toussaint Louverture en France le 7 juin 1802 donne le signal de l’insurrection aux bandes d’insurgés, déclarés « marrons », « Congos », « Bossales » ou « Africains ». En fait, c’étaient des cultivateurs contestataires, qui refusaient de se soumettre aux Français à un moment où les chefs indigènes créoles avaient tous rallié l’armée du général Leclerc. Dans leur entendement, ils livraient une guerre sans pitié pour la bonne cause. Quand les chefs indigènes décidèrent d’abandonner le camp français, ils se devaient d’éliminer les dirigeants des bandes d’insurgés dont les revendications débordaient le cadre de la lutte des chefs créoles. La bataille de Vertières est avant tout l’aboutissement de l’alliance de Pétion et de Dessalines, alliance des chefs des anciens libres et des nouveaux libres, qui étaient des ennemis jurés lors de la guerre du Sud de 1799 entre Toussaint et Rigaud. « Les cultivateurs créoles, dit Barthélemy, ralliant à leurs causes les troupes coloniales, auront assez de puissance pour dominer les congos et chasser les Français [14]. » Cette alliance de classes fait perdre aux Français leurs positions en Haïti au profit des nouvelles élites haïtiennes. À cet égard, le témoignage écrit entre 1830 et 1835 par le soldat et historien Joseph Elisée Peyre-Ferry de l’armée expéditionnaire est révélateur à plus d’un titre. Il écrit : « L’arrestation de Toussaint Louverture fut le signal de l’insurrection. Elle commença à se manifester dans différents ateliers avoisinant ses domaines. Un nommé Sylla se mit à la tête des mécontents ; mais sa révolte fut bientôt étouffée. Les ateliers étaient composés en grande partie des cultivateurs armés qui avaient fait la guerre sous les ordres de Toussaint et de ses généraux. Après la soumission des chefs noirs, le général Leclerc conserva les troupes régulières, c’est-à-dire les demi-brigades organisées par Toussaint, mais les cultivateurs furent renvoyés sur les plantations où ils étaient employés avant notre arrivée [15]. » Dessalines se mobilise dans la guerre contre les Africains. Avec les arguments puissants que sont leurs incohérences, leurs croyances superstitieuses et leurs manquements à la discipline. Il n’est pas question de cacher les faiblesses des faibles. Ce n’est pas leur rendre service que de passer sous silence leurs responsabilités dans l’existence de ces faiblesses. Dans le meilleur des cas, les chefs indigènes récusent le combat à visage découvert des Africains quand ils estiment qu’il importe d’avancer masqué. Après Toussaint Louverture, Dessalines tient à s’asseoir sur la chaise du chef et à ne plus s’en lever. Les bandes d’insurgés sont donc un obstacle à ses desseins. Une correspondance de Leclerc à Bonaparte en date du 16 septembre 1802 illustre son zèle dans leur élimination : « Dessalines est dans ce moment le boucher des noirs. C’est par lui que je fais exécuter toutes les mesures odieuses. Je le garderai tant que j’en aurai besoin. J’ai mis auprès de lui deux aides de camp qui le surveillent et qui lui parlent constamment du bonheur que l’on a en France d’avoir de la fortune. Il m’a déjà prié de ne pas le laisser à Saint-Domingue après moi [16] » Leclerc donne l’ordre à Dessalines de neutraliser Charles Belair, neveu de Toussaint Louverture et général de brigade, qui n’avait pas accepté la reddition et essayait d’unifier les cultivateurs contestataires sous son commandement. Belair est arrêté, jugé par un jury présidé par Clervaux et fusillé sous les ordres de Dessalines le 15 octobre 1802. Son épouse Sanite Belair eut le même sort. Les luttes de pouvoir sont cruelles parmi les pères fondateurs comme elles le sont entre les nouveaux propriétaires tels que Dessalines qui avait 32 habitations et les cultivateurs contestataires qui refusent d’accepter le caporalisme agraire consacré dans les règlements de culture de 1801 de Toussaint Louverture [17]. Ces règlements de culture sont la continuation « de l’ordonnance de Toussaint du 12 octobre 1800, enjoignant à tous ceux qui étaient esclaves en 1793 de retourner travailler la terre sur l’habitation de leurs anciens maîtres » [18]. Les cultivateurs contestataires sont dans le collimateur de Dessalines. Dans le Sud, ils ont pour noms Jean Panier, Goman, Janvier Thomas, Gilles Bénech [19]. Dans le Nord, ce sont Sans-Souci, Jasmin, Macaya, Sylla, Petit-Noël Prieur, Mathieu, Jacques Tellier, Vamalheureux, Cacapoule, Mavougou, etc. Dans l’Ouest, la répression sévit contre Lamour Dérance, Courjolles, Mamzèl, Halaou, les disciples de Romaine Rivière dit Romaine la prophétesse et de Gingembre Trop Fort. Dans le Nord-Est, les concernés sont Appolon Beaujour du Haut du Trou, Lafleur de Fort-Liberté, Trou-Canne de Sainte Suzanne, Jean Charles Daux et Chateaubriand. Tous seront fusillés sous les ordres de Dessalines et de Christophe en 1802 [20]. On aurait tort de croire que la thèse raciste des leaders créoles contre les Africains, Congos ou Bossales se circonscrit à la période de l’indépendance. Loin d’être une époque révolue, cette forme de pensée circule dans bien des cercles dominants et soi-disant populaires en Haïti. Ces vieux concepts sont réactivés par la bande à François Duvalier dans Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti. Il écrit en effet : « Et que dire de tous ces congos, incarnation des forces d’anarchie et de désordre : Lamour Dérance, Macaya, Ti-Noël Prieur, etc. qu’on a été oblige de " blanchir " pour rendre possible l’œuvre de l’indépendance nationale [21]. » Pour Duvalier " blanchir " signifiait tuer. Selon Vertus Saint-Louis, « Avant même d’être dirigée contre les Français, l’alliance entre Pétion et Dessalines, présentée comme fondatrice de la nation haïtienne, a été une coalition des classes dirigeantes indigènes visant à écarter de toute participation à la vie politique, ceux qu’elle considère comme des Africains, dangereux » [22]. En effet, à partir des phénotypes identifiés par Thomas Madiou [23], les 37 signataires de l’Acte de l’Indépendance, 23 Mulâtres, 13 Noirs et un Blanc (Mallet) sont des représentants des élites des anciens libres, des nouveaux libres et d’un bon blan. C’est sous l’appellation de bon blan que Mallet fut connu [24]. Il n’existe aucun représentant des Africains, Congos ou Bossales qui, comme le souligne Gérard Barthélemy, sont des gens du « pays en dehors » [25]. L’acte de naissance du pays exclut donc ces catégories ethniques et politiques. Non seulement Dessalines intègre le colonel Bernard Loret, qui avait déserté et rejoint les Français lors de la bataille de la Crête-à-Pierrot, mais aussi il ouvre les bras à Segrettier, David Troy et Delpech qui étaient restés fidèles à la France durant toute la guerre de l’indépendance. Bernard Loret sera ainsi signataire de l’Acte de l’Indépendance mais aussi Aide-de-camp de Dessalines, Commandant du 10e régiment, Commandant de la place de Léogane, et enfin Commandant des Gonaïves. Mais Petit-Noël Prieur, un des derniers survivants des chefs Africains, qui devint commandant de la ville de Vallières après l’indépendance, est fusillé par Dessalines en avril 1804. (à suivre) ……………… * Économiste, écrivain [1] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Vrin, Paris, 1987, p. 20. [2] Beaubrun Ardouin, Histoire d’Haïti, Tome cinquième, Paris, 1854, Chez L’Editeur Dr. François Dalencour, 5 Rue Saint Cyr, P-au-P, 1958), p. 63. [3] Ibid, p. 59. [4] Claude Ribbe, Le Crime de Napoléon, Paris, Editions Privé, 2005. [5] Débarquement de la flotte française à Saint-Domingue faisant suite aux révolutions de cette île, Paris, 1820, p. 50-53 [6] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III, 1803-1807, P-au-P, Imprimerie Deschamps, 1989, p. 125-127. [7] Gaspard Théodore Mollien, Haïti ou Saint Domingue, Tome II, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 9-10. [8] David Brian Davis, « Impact of the French and Haitian revolutions » in Davd P. Geggus, The impact of the Haitian revolution in the Atlantic World, ed. South Carolina Press, 2001. [9] Paul Lachance, « Repercussions of the Haitian Revolution in Louisiana », in David P. Geggus, The impact of the Haitian revolution in the Atlantic World, op. cit. p. 209. [10] Pierre Franklin Tavares, « Hegel et l’Abbé Grégoire », Éthiopiques, numéro 57-58 
revue semestrielle de culture négro-africaine 
1er et 2e semestres 1993. [11] Hegel, Encyclopédie ... III, Philosophie de l’esprit, Paris, Vrin, 1989, p. 417. [12] Pierre Franklin Tavares, « Hegel et Haïti, ou le silence de Hegel sur Saint-Domingue », Chemins Critiques, vol. 2, no. 3, P-au-P, mai 1992. [13] Susan Buck-Morss, « Hegel and Haïti », Critical Inquiry, Vol. 26, No. 4, Summer, 2000. Pour la traduction française, voir Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti, Paris, Lignes-Léo Scheer, 2006. [14] Gérard Barthélemy, Le Pays en dehors, essai sur l’univers rural haïtien, P-au-P, H. Deschamps, 1989. [15] Joseph Elisée Peyre-Ferry, Journal des opérations militaires de l’Armée française à Saint-Domingue pendant les années X - XI et XII (1802 et 1803), P-au-P, Imprimerie Henri Deschamps, 2005, p. 329. [16] Yves Bénot et Marcel Dorigny, Rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises – Aux origines d’Haïti, ‪Maisonneuve et Larose‬, 2003, p. 567 [17] Vertus Saint Louis, « Régime militaire et Règlements de culture en 1801 », Chemins critiques, P-au-P, décembre 1993. [18] Vertus Saint-Louis, « Les termes de citoyen et Africain pendant la révolution de Saint-Domingue », dans Laennec Hurbon, L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, Paris, Les Éditions Karthala, 2000, p. 91. [19] Carolyn Fick, The Making of Haiti : The Saint-Domingue Revolution from Below, University of Tennessee Press, Knoxville, 1990. [20] Claude B. Auguste, « Les Congos dans la Révolution Haïtienne », Revue de la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie, numéro 168, P-a-P, Haïti, Décembre 1990. [21] François Duvalier et Lorimer Denis, Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti, troisième édition, P-au-P, 1959, p. 92. [22] Ibid, p. 202. [23] Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, Tome III, P-au-P, Imprimerie Courtois, 1848, p. 502-508. [24] Jacques de Cauna, Haïti : l’éternelle révolution, PRNG Éditions, 2009, p. 147 [25] Gérard Barthélemy, Le Pays en dehors, op. cit., 1989.