vendredi 23 mars 2012

DANS LE CHAUDRON POLITIQUE CHINOIS

Dans le chaudron politique chinois Un commentaire jeudi 22 mars 2012, par Martine Bulard (Extrait du "Le Monde Diplomatique) Une croissance qui s’essouffle, des mouvements sociaux qui prolifèrent, un parti qui se divise au grand jour... Commencé sous le signe de la stabilité, le règne du président Hu Jintao et du premier ministre Wen Jiabao, qui quitteront leurs fonctions en octobre prochain, lors du XVIIIe congrès du Parti communiste chinois (PCC) [1], risque de se terminer dans l’agitation, pas forcément contrôlée. Toutes proportions gardées, il faut remonter à 1989, à la veille des événements de la place Tiananmen, pour trouver un tel cocktail, même si les questions du pouvoir d’achat étaient alors plus fortes et les exigences d’ouverture politique plus prégnantes. En tout cas, on comprend l’étrange atmosphère qui régnait lors de la session annuelle de l’Assemblée populaire nationale (APN), réunie du 5 au 14 mars — la dernière séance pour MM. Hu et Wen. Certes, l’APN est restée assez éloignée du vent de fronde, à la différence d’une précédente réunion, en mars 2009. A l’époque, les dirigeants craignaient un effondrement économique dans la foulée de la crise occidentale. La vaste assemblée s’était même fait l’écho des protestations : « Nous devrions réparer la maison avant qu’il ne pleuve », avait lancé M. Li Yuquan, maire de Dongguan, dans la province exportatrice du Guangdong [2]. Rien de tel en 2012. Signe des temps, c’est plutôt l’étalage de richesses des députés qui a retenu l’attention. Nombre d’internautes chinois ont comparé la session à « un défilé de mode d’une grande maison de haute couture, vu le nombre de costumes griffés et de sacs à main de marque qui s’y exhibent », rapporte l’Agence France-Presse (5 mars), quelques questions des bloggeurs en plus : « Est-ce que ces délégués représentent vraiment le peuple, notre pays est-il vraiment devenu si riche ? » ; ou encore « Qui donc défendra les droits et allocations des pauvres ? » Ceux des grandes fortunes, eux, semblent avoir quelques avocats dans la place. Comme le souligne le magazine américain Business Week (5 mars), « la richesse des soixante-dix membres les plus prospères du Parlement chinois [sur 2 985 délégués] a augmenté davantage que la somme des patrimoines des cinq cent trente-cinq membres du Congrès, du président, de son cabinet et de l’ensemble de la Cour suprême des Etats-Unis. (...) Les ressources cumulées de ces députés chinois se sont élevées à 90 milliards de dollars en 2011 ». Il est vrai que ces derniers n’ont quasiment aucun pouvoir (contrairement aux élus du Congrès américain) et qu’ils peuvent tomber en disgrâce du jour au lendemain ; il est non moins vrai qu’une partie de ces grandes fortunes ont leurs petites et grandes entrées dans le cénacle pékinois et pèsent sur les décisions des dirigeants. Moins de création d’emplois en 2012 Dans son rapport devant l’APN, M. Wen a, sans surprise, dressé un tableau positif de la situation du pays. De fait, le système de santé s’est amélioré (cf. The Lancet, vol. 379, mars 2012) ainsi que celui des retraites ; le pouvoir d’achat des salariés a augmenté — de 4 % à 5 % l’an [3] —, avec des conséquences positives sur la consommation. Mais les revenus des plus fortunés ont grimpé encore plus vite. Enfin, les perspectives ne sont plus aussi flamboyantes qu’au cours de cette dernière décennie : la croissance devrait tomber à 7,5 % pour 2012, contre 9,2 % en 2011, et la création d’emplois à 9 millions dans les agglomérations urbaines, contre 12,1 millions l’année précédente, selon les pronostics mêmes de M. Wen. Les familles craignent pour l’avenir de leur enfant, l’embauche des jeunes diplômés restant l’une des préoccupations majeures des couches moyennes. Du coup, le premier ministre a clairement envisagé de « poursuivre une politique budgétaire de relance ». Il en a (encore) les moyens. Fin 2008, le pouvoir avait injecté l’équivalent de 430 milliards d’euros — ce qui n’était pas allé sans gâchis de capitaux (investissements démesurés, spéculation immobilière...). Depuis, il navigue — avec succès — entre restrictions (pour assainir) et injections (pour relancer). Mais pour combien de temps ? Par ailleurs, l’arrogance des riches, notamment des « fils de prince » (les enfants des anciens dirigeants) et le creusement des inégalités constituent une bombe sociale à retardement. Les mouvements sociaux et identitaires (Tibet, Xinjiang) se multiplient tandis que les autorités manient plus facilement les pressions, la censure et la répression que la mise en œuvre des réformes. Les exemples de raidissement politique abondent — de l’étroite surveillance des blogs à l’assignation à résidence de tel ou tel « dissident ». La bataille contre les « cadres nus » Toutefois, il n’est plus rare de voir, même dans la presse officielle, des intellectuels ou éditorialistes s’inquiéter ouvertement. En novembre dernier, Li Xiguang, directeur du Centre international de communication de Tsinghua, l’une des plus grandes universités chinoises, alertait dans Global Times : « La Chine est désormais la deuxième économie au monde. Mais le coefficient de Gini [4] se rapproche de 0,50, contre environ 0,28 en 1978 ; il figure parmi les plus élevés du monde » (lire « Des “indignés” à la chinoise », Planète Asie, 29 novembre 2011). A la mi-mars, le magazine réformateur de Canton Nanfang Chuang appelait à « mener bataille contre les groupes d’intérêts particuliers (...) qui influencent le processus politique et représentent la racine de nombreux problèmes politiques, économiques et sociaux ». Selon le journal, le gouvernement devrait également « faire des efforts pour mettre en œuvre le système de déclaration du patrimoine des fonctionnaires et lutter contre les ”cadres nus” [fonctionnaires dont les enfants et épouses (ou époux) s’établissent à l’étranger ou ont obtenu la nationalité dans des pays étrangers pour préserver leur fortune ; cf. « La Chine, la crise et les fraudeurs », Planète Asie, 14 novembre 2011]. Selon le Livre bleu publié par l’Académie des sciences sociales, poursuit Nanfang Chuang, 40 % des fonctionnaires acceptent le phénomène des “cadres nus” ; ce n’est plus le seul problème de la corruption, mais aussi celui de l’identité politique et nationale des membres du gouvernement ». Lors d’une conférence de presse, inhabituelle dans sa longueur (trois heures), le premier ministre a, d’une certaine manière, reconnu l’ampleur du défi : « Nous sommes à un stade critique. Sans une réforme politique couronnée de succès, il est impossible pour la Chine de mener à bien la réforme économique, et les gains que nous avons réalisés peuvent être perdus ; de nouveaux problèmes qui ont surgi dans la société ne pourront pas être fondamentalement résolus. » Et d’ajouter : « Je suis pleinement conscient que, pour résoudre ces problèmes, nous devons mener de front deux réformes structurelles : la réforme économique et la réforme politique, en particulier les réformes sur le système de direction du parti et du pays. » Dommage que M. Wen n’en ait rien dit dans son discours programme devant l’APN. Dommage qu’il n’en ait rien fait, au cours de ces dernières années. Pas plus que le numéro un, M. Hu. La stabilité s’est muée en immobilisme. Bo Xilai ou le spectre de la Révolution culturelle C’est dans ce contexte de crise reconnue que vient d’éclater l’affaire Bo Xilai, dirigeant communiste de la ville-province de Chongqing (32,6 millions d’habitants), destitué avec fracas et remplacé illico presto, au lendemain de la réunion de l’APN, le 15 mars. Il avait pourtant amorcé une (légère) autocritique devant ses pairs, dans la plus pure tradition du parti. En vain. Fort opportunément circule désormais sur les sites chinois un « rapport officiel » accusant M. Bo de corruption et de brutalité, le soupçonnant d’avoir menacé son bras droit et chef de la police Wang Lijun... lequel se serait réfugié au consulat de Chengdu, à quelque trois cents kilomètres de Chongqing, avant d’être récupéré par le pouvoir central pour être mis en « congé pour surmenage ». On se croirait dans un roman du John Le Carré de la guerre froide. Ce n’est pas la première fois qu’un dirigeant est ainsi écarté. Le secrétaire du parti de Pékin en 1995, celui de Shanghaï en 2006, tous deux membres du Bureau politique, ont été limogés puis emprisonnés. La bataille n’était pas dénuée d’arrière-pensées politiques — leur éviction arrangeait bien l’équipe au pouvoir —, mais la corruption était avérée. Dans le cas de M. Bo, l’histoire semble plus compliquée. Le tandem Bo-Wang s’est fait une réputation d’incorruptible et de chasseur de corrompus qui a dépassé très largement de cadre de la province. Quand il est arrivé à Chongqing en 2007, M. Bo — fils d’un héros de la Révolution, Bo Yibo, ayant connu les purges maoïstes (sa femme est morte en prison) avant d’être réhabilité — a décidé de faire le grand ménage. Il a coupé les liens entre l’appareil du parti et celui de l’Etat, d’un côté, et les grands manitous économiques et les organisations mafieuses, de l’autre. Avec son chef de la police, il a procédé à de vastes arrestations. Et beaucoup leur ont reproché — avant qu’ils ne tombent — leurs méthodes expéditives et l’absence de procès équitable pour les victimes. Mais, dans un pays où la corruption est l’une des plus grandes plaies, l’action de M. Bo fut extrêmement populaire dans sa ville comme à l’extérieur. Il ne se privait pas de le faire savoir ni de mettre en accusation ses prédécesseurs à Chongqing : M. Wang Yang (qui n’a aucun lien de parenté avec le chef de la police Wang Lijun), l’actuel gouverneur de la province du Guangdong (réformateur libéral, pressenti pour être l’un des neuf membres du secrétariat permanent du PCC, le saint des saints, comme l’était jusque-là M. Bo) ; M. He Guoqiang, ex-secrétaire du parti et désormais secrétaire de la commission centrale de contrôle de la discipline du PCC (celle qui mène l’enquête sur M. Bo). La bataille d’influence apparaît clairement. D’autant que l’ancien dirigeant de Chongqing aimait à manier les références à Mao Zedong, envoyant, paraît-il, des textos avec des citations du Grand Timonier, ou exaltant les foules autour des chants d’antan. C’est sans doute ce qui a conduit le premier ministre, lors de sa conférence de presse du 14 mars, à mettre en garde : « Des tragédies historiques, comme la Révolution culturelle, peuvent arriver de nouveau en Chine. » L’avertissement servait surtout à préparer l’opinion à l’éviction de M. Bo, dont les références tenaient plus du folklore que de la nostalgie, même si, dans les affaires publiques, les symboles ont toujours une connotation politique. A Chongqing, une politique sociale inédite Toutefois, on aurait tort de réduire l’action de M. Bo à ses méthodes sommaires de lutte contre la corruption et à ses « chants rouges ». En cinq ans, il a mené une politique sociale et de droits pour les migrants inédite en Chine. Par un système assez complexe d’échange de terres, il a stabilisé la surface cultivée autour de la ville, alors qu’elle ne cessait de se rétrécir avec l’urbanisation. Comme le montre Cui Zhiyuan [5], chercheur à la prestigieuse Ecole de politique publique et management (équivalent de l’ENA) à Pékin, plus de deux millions de migrants (entre août 2010 et juillet 2011) ont été régularisés alors qu’ils travaillaient depuis plus de cinq ans dans la ville sans permis de résidence — et donc sans droits pour eux et leurs enfants. Chaque matin, une distribution de lait et d’œufs était organisée dans les écoles, bénéficiant à un million d’enfants. Un vaste programme de construction de logements sociaux a été lancé, réduisant la montée des prix de l’immobilier. Enfin, grand partisan du partenariat public-privé, M. Bo s’est attaché a attirer les investissements dans sa ville-province, tout en reprenant la main publique dans plusieurs secteurs (dont la construction). Evidemment, ces choix l’ont rendu très populaire auprès d’une partie des habitants — on a parfois parlé de « modèle de Chongqing ». A contrario, il était particulièrement détesté dans les milieux d’affaires et dans une partie de l’élite. Etait-il pour autant au-dessus de tout soupçon de corruption ? On dit que son policier en chef Wang Lijun avait mis au jour des malversations et de corruption dans son entourage. C’est ce que laisse entendre une lettre qui a circulé sur Internet après son « exfiltration » par les dirigeants de Pékin. Mais nul ne sait pourquoi il s’était soudainement mis à enquêter. Incontestablement sensible aux inégalités et à la situation difficile des migrants, M. Bo n’a guère montré de volonté réformatrice du côté politique. Pour lui, l’ancien modèle était toujours de mise. Un rival démocrate partisan du libéralisme Son grand rival, M. Wang Yang, se situe, au contraire, aux côtés de l’élite économique qui réclame des réformes libérales et des privatisations, tout en affirmant une vision politique beaucoup plus ouverte. Il a joué un rôle positif pour dénouer l’affaire de Wukan : dans ce village du Guangdong, les paysans ont, pendant plusieurs semaines, affronté le potentat local qui voulait les spolier et avait battu à mort l’un des leurs. Non seulement ils ont eu gain de cause, mais ils ont pu, sous la houlette de M. Wang Yang, organiser des élections libres. M. Lin Zuluan, l’un des leaders de la révolte, a même été élu chef du village. Une première dans le pays... vite récupérée par le PCC et M. Wang Yang. Pour en faire un exemple au prochain Congrès ? C’est ce que laissait entendre le premier ministre lors de sa conférence de presse fleuve : « Il faut poursuivre la mise en œuvre du système d’auto-gouvernance des villageois et assurer la protection de leurs droits légitimes à des élections directes. Dans de nombreux villages, les paysans ont montré leur capacité à réussir l’élection directe des comités villageois ; les gens sont capables de bien gérer leur village, ils peuvent bien le faire également à l’échelle du canton et du comté. Nous devrions les encourager à expérimenter avec audace. » D’une certaine manière, l’affrontement Bo Xilai — Wang Yang résume le débat (et ses limites) qui agite le pays. Ce qui étonne, c’est l’éclat donné à ces divisions et à cette querelle de chefs dans un parti où le futur numéro un, M. Xi Jinping, et le futur numéro deux, M. Li Keqiang, sont connus depuis plus d’un an. Pour l’heure, M. Hu Jintao est resté fort discret. Tout au plus son poulain, M. Xi, a-t-il mis en garde dans une revue du PCC contre « ceux qui jouent la foule » et « usent de leur position pour gagner la célébrité ou la richesse [6] ». Exit M. Bo ! LIRE AUSSI « Relève inquiète en Chine », Atlas du Monde diplomatique, mondes émergents. Le XVIIIe congrès du Parti communiste va se tenir sur fond de crise économique, de mécontentement social et de tensions diplomatiques. Disponible sur la boutique en ligne Notes [1] Leurs successeurs, qui seront désignés en octobre, prendront officiellement leurs fonctions lors de l’Assemblée populaire nationale en mars 2013. [2] « La Chine, la relance et la consommation », Planète Asie, 11 mars 2009. [3] Yann Rousseau, « Forte poussée des salaires dans toute l’Asie », Les Echos, Paris, 21 mars 2012. [4] Le coefficient de Gini mesure les inégalités. Plus il est proche de 1, plus la société est inégalitaire ; plus il est près de 0, plus on se rapproche de l’égalité. [5] Rencontre avec l’auteur à Pékin en novembre 2011. Lire « Partial intimations of the coming whole ; the Chongqing experiment in light of theories of Henry George, James Mead and Antonio Gramsci », Modern China, Sage, Pékin, 2011. [6] Cité par Michael Wines et Jonathan Ansfield, « Report on ousted China official shows effort at damage control », International Herald Tribune, 19 mars 2012.

dimanche 18 mars 2012

YOU LEKOL TET ANBA NAN YOU PEYI TET ANBA

C’est du lavage de cerveau, quand l’éducation est utilisée pour supprimer l’identité, le langage, la culture, et la philosophie de vie d’une personne et les remplacer par quelque chose d’autre. » (Hampton, intellectuel amérindien) « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? » (Michel Foulcault) « You lekol tèt anba nan you peyi tèt anba. » (Yves Déjean) (Extrait d'UMPP) Entre la seconde moitié du 19e et le début du 20e siècle, au moment où chaque puissance colonial esclavagiste de l’Europe peaufinait ses stratégies pour mieux assurer sa domination sur le reste du monde, l’Évêque Joseph Shanahan, à l’instar d’un « prophète » avait prédit ce qui suit : « Qui tient l’école tient le pays, tient la religion, tient l’avenir ». À cet effet, durant leur « second espace colonial », les Français ont été parmi les premiers à prendre au sérieux les mots de cet Évêque catholique. Ils ont appliqué dans tout leur empire la doctrine de « l’assimilation » via une éducation dispensée dans la langue du soit disant « civilisé »: le français. Dans le néo-colonialisme français baptisée « mission civilisatrice », l’éducation formelle a joué un rôle primordial, central et fondamental, puisqu’avant tout il était question d’une conquête morale. Comme disait Delassus (1958), « Il s’agit pour elle de faire la conquête morale de ses sujets, de les préparer à être de vrais enfants adoptifs. C’est une seconde conquête à accomplir, plus noble et moins nécessaire que la première. Il s’agit pour elle d’affermir sa domination en soumettant les âmes, en les faisant français » C’est dans ce contexte que l’« école coloniale », a été mis en place sous la direction du « ministère des colonies ». Pour bien instaurer et faire fonctionner cette « école coloniale », les autorités de l’hexagone ont bénéficié de l’appui inconditionnel d’une grande armée de missionnaires catholiques. Notons bien que plus de deux tiers (2/3) des missionnaires dans le monde à cette époque étaient des Français (Pruhomme, 1994). Ils étaient éparpillés aux quatre (4) coins du monde. Ces religieux et religieuses assuraient bien l’hégémonie de l’empire dans les nouvelles et anciennes colonies françaises qui regroupaient plus de soixante millions de colonisés et néocolonisés (Deming Lewis, 1962). À ce sujet, Claude Prudhomme (1994), dans sa thèse « Stratégie Missionnaire du Saint-Siège sous Léon XIII (1878-1903) : Centralisation Romaine et Défis Culturels, a indiqué à partir de source primaire le statut et l’importance de ces missionnaires catholiques dans le système néocolonial français. À la page 496, nous lisons ce qui suit : « Le rapport établi par l'ambassade de France pour le président du Conseil plaide ardemment afin que le gouvernement accorde aux congrégations missionnaires un traitement particulier. «Il est facile de concevoir les bénéfices que notre action dans le monde retire du concours de ces milliers de missionnaires des deux sexes qui, de l'avis unanime de nos diplomates, de nos consuls, de nos autorités militaires, de nos agents coloniaux, et - ce qui n'est pas moins caractéristique - de nos concurrents, s'emploient avec une ardeur égale à défendre la cause de la France en même temps que celle de la Religion.» Et plus loin, le rapport a conclu en ces termes: « ... Notre véritable armée, la seule sur laquelle nous puissions compter, c'est donc celle que composent les religieux catholiques ». À côté de cette armée de missionnaires, il y avait aussi toute une batterie de spécialistes et d’experts qui avaient pris part à la conception de cette école. Linda S. Lehmil de Tulane University (USA) nous a gratifiés en 2007 d’une thèse de 328 pages (À L’ÉCOLE DU FRANÇAIS : POLITIQUES COLONIALES DE LA LANGUE (1830-1944) dans laquelle elle a mis à nu toute la structure oppressive et l’idéologie raciste de l’école coloniale dans les espaces francophones. Selon Lehmil, il faut « interroger les doctrines scientifiques (anthropologiques et biologiques), morales, religieuses, politiques et éducatives sur lesquelles se sont basées les éducateurs et décisionnaires pour décider de la forme à donner à cette éducation aux indigènes et pour montrer comment cette théorisation politique façonnera l’institutionnalisation de la politique scolaire… ». De son côté, Georges Hardy, l’un des dirigeants de cette école en Afrique, dans son livre « Une conquête morale en A.O.F » publié en 1917, a exposé tout le côté déshumanisant de cette éducation. Par exemple, à la page 350, il a exprimé en ces termes la stratégie qui a été appliquée pour favoriser l'assimilation: « Pour transformer les peuples primitifs de nos colonies, pour les rendre le plus dévoués à notre cause et utiles à nos entreprises, nous n’avons à notre disposition qu’un nombre très limité de moyens, et le moyen le plus sûr, c’est de prendre l’indigène dès l’enfance, d’obtenir de lui qu’il nous fréquente assidûment et qu’il subisse nos habitudes intellectuelles et morales pendant plusieurs années de suites ; en un mot, de lui ouvrir des écoles où son esprit se forme à nos intentions. » Comme on peut le remarquer ici, la stratégie est simple et précise. Elle consiste à s’assurer que le néo-colonisé puisse fréquenter dès son jeune âge des écoles où son esprit se forme à leurs intentions. Dans ces lignes, Hardy a souligné toute l’importance accordée à l’école primaire dans le projet colonial. Et de fait, comme l’a souligné Lehmil (2007), « Les critiques en théorie postcoloniale admettent à l’unanimité le rôle clé joué par l’école primaire, garde-fou de la pérennisation de la colonisation et agent de l’institutionnalisation de la francophonie aux colonies …. Elle est considérée comme le moyen le plus efficace pour asseoir la domination territoriale de la France et pénétrer les âmes conquises. » Les idéologues de l’ « école coloniale » ont probablement misé sur le fait que les premiers apprentissages scolaires ont souvent de lourdes conséquences sur le devenir de l’élève. Dans son ouvrage Éducation, Ellen White affirme que «Les leçons que l’enfant apprend pendant les sept premières années de sa vie forment son caractère plus sûrement que tout ce qu’il apprendra au cours des années suivantes.» Aujourd’hui, de nombreuses études sur le développement du caractère et du sens moral ont confirmé la justesse de cette affirmation. Selon De Landsheere (1992), « Grâce notamment aux travaux de Freud, on sait combien les expériences vécues dans les premières années de la vie peuvent marquer profondément l’individu. Ceci est vrai tant pour le développement affectif que pour le développement intellectuel… » Pour sa part, l’Américain Robert Havighust, auteur de l’ouvrage «Human Development and Education » très connu dans le monde de l’éducation, a recueilli avec l’aide d’autres chercheurs des informations sur les premières années de l’enfant. Une de leurs principales découvertes montre qu’à l’âge de dix (10) ans, ou même avant, le caractère est largement formé. Le cerveau d’un enfant est en quelque sorte comme une cassette vierge. Sa façon de voir le monde et les choses, sa perception de lui-même et des autres et sa conception de la réalité sont le résultat de ce qu’on a décidé d’y enregistrer au fur et mesure qu’il grandit. Dans cette optique, Goodlad (2004) affirme que « ce que nous sommes en tant qu’individus est, pour la plupart, le résultat d’un processus continu appelé Éducation. » (Ma traduction) Et dans ce processus, l’école occupe la plus importante partie. Haïti a été l’un des tout premiers pays à avoir expérimenté le modèle d’école coloniale française. En effet, à partir de la deuxième moitié du 19e siècle des missionnaires catholiques venant d’une des zones les plus racistes et conservatrices de la France (la Bretagne) ont fait main mise sur le système éducatif haïtien. Durant une certaine période de notre histoire, ils ont pu contrôler l’intégralité de notre système éducatif. En 2012, leur impact sur le système reste intact et visible. Ce modèle d’ « école coloniale » mis en place en Haïti a été conçu dans un but bien précis. Toujours dans son livre, George Hardy a défini clairement l’objectif général de cette école. À la page 19, il a écrit ceci : « Comme exigence générale le nouveau système mis en place devait fournir une classe subalterne qui était censée servir d’intermédiaire entre le colonisateur et les populations indigènes… » L’objectif est donc clair. Cette école est censée créer une « élite subalterne » qui doit servir de pont entre la France et Haïti. D’où ce même système à deux écoles installé chez nous, avec d’un côté, les « écoles élites » urbaines, et d’un autre côté, les écoles rurales et autres institutions scolaires défavorisées. Aussi, pour bien comprendre l’attitude subalterne des différentes élites haitiennes face aux Blancs, il est indispensable d’analyser l’éducation formelle qu’elles ont reçue en amont. Car, le comportement subalterne a été implanté dans leur psyché durant les premières années de leur formation. Leur conscience a été falsifiée durant leur éducation primaire et secondaire. Toute la base qui sert à la construction de leur personnalité est donc mauvaise. On ne peut rien construire de solide sur une mauvaise base. Nous savons que toute bonne construction doit inévitablement avoir une bonne base. Sans une bonne base ou un bon fondement, tout s’effondra très rapidement. L’éducation de base est appelée éducation fondamentale parce qu’elle est dispensée durant l’étape la plus déterminante dans le cheminement académique d’un individu. C’est cette éducation qui détermine le devenir d’un individu. Un pays qui prend à cœur sa survie ne peut en aucun cas confier le mental de ses enfants à n’importe qui, encore moins à des étrangers, de faux amis. Gustave Le Bon a défini l’éducation comme « l’art de transformer le conscient en inconscient. » En d’autres termes, c’est « l’art de créer des reflexes » chez l’individu. Une telle définition renforce davantage la valeur et la toute puissance de l’éducation de base. Quand on a été exposé dès son enfance à un curriculum fabriqué à l'aide de mensonges et/ou de demi-vérités sur son identité, son histoire, son environnement, ou sa réalité, on doit forcément développer de mauvais reflexes. Quand le contenu qu’on apprend consciemment est faux et/ou demi vrai, notre inconscient doit inévitablement emmagasiner, puis projeter la fausseté et/ou la demi vérité. La conscience de l’élève haïtien reçoit un contenu antinational, par conséquent, son inconscient doit logiquement produire des reflexes anti-haïtiens. De plus, que dire des reflexes à caractère raciste, sexiste et classiste développés par le curriculum implicite ou caché. Que dire des dommages causés par les apprentissages implicites résultant de l’interaction avec les Bretons ou autres mauvais modèles des écoles. Je n’aurai pas le temps d’en parler présentement. Ce sera pour une prochaine fois. En conclusion, je dirai que l’Haïtien qui a eu accès à ce type d’école peut toujours accumuler maîtrise sur maîtrise et/ou doctorat sur doctorat, mais il restera toujours le même, à savoir un « SUBALTERNE » qui servira d’abord les intérêts du « Blanc ». Dans de telles conditions, l’éducation postsecondaire qu’il reçoit (même dans les grandes universités du monde) ne fera que renforcer son l’aliénation culturelle. Ces études ne feront que l’éloigner davantage de la réalité haïtienne. Le salut est possible sauf si l’individu en question arrive à devenir conscient de son mal pour ensuite le soigner. Notre président et son équipe, le parlement, la classe politique, la société civile, comme nous tous d’ailleurs, sont de purs produits de ce vieux modèle d’école coloniale française. Ils ont été programmés pour servir l’intérêt de l’étranger au détriment de leur propre pays. Leurs reflexes sont normalement anti-Haïtiens. Aujourd’hui, il y a lieu d’admettre que la prédiction de l’Évêque Shanahan s’est pleinement réalisée chez nous. Les résultats sont là sous nos yeux. On n’a qu’à regarder notre réalité quotidienne. Puisqu’ils tiennent notre école, ils tiennent notre religion, notre pays et notre avenir. Ils nous tiennent par le bout du nez comme de petits jouets. Ils nous ont bien eus. Nous avons donc été éduqués pour détruire le projet de 1804. À un moment où l’on parle de bienfaits du « programme de scolarisation universelle » en cours, je me suis souvent posé ces questions: Comment peut-on vouloir changer les choses en Haïti quand on envoie des enfants à l’école sans être soi-même conscient qu’on est le produit de cette mauvaise école ? Et comment peut –on vouloir réformer l’école haïtienne sans être soi-même conscient d’abord de son mal-éducation ? Est-ce qu’on veut vraiment changer les choses quand on a choisi d’envoyer les enfants dans le même modèle d’école qui a préparé des générations d’hommes et de femmes ayant failli collectivement ? Est-ce qu’on veut vraiment changer les choses quand on a choisi d’envoyer les enfants dans un modèle d’école qui a préparé des générations d’hommes et de femmes qui n’ont fait que marginaliser et déshumaniser une grande majorité de leurs semblables? Dans de telles conditions, quel type de changement veut-on avoir? Peut-on obtenir des résultats positifs quand on ignore complètement l’état réel des choses ? Je ne le pense. Voilà pourquoi, dans de pareilles circonstances, je ne m’attends pas à ce que cette équipe soit différente des autres. Telle qu’elle est actuellement, elle ne peut pas l’être. On ne peut pas donner à Haïti ce qu’on n’a pas. Opérer le moindre changement positif dans ce pays exige obligatoirement une PRÉPARATION SPÉCIALE. Ce sera notre prochain thème. Dans le prochain texte, je dirai davantage. À suivre…. Cordialement Roselor François N.B. Le générique masculin est employé ici dans le seul but d’alléger le texte. Et les références complètes peuvent être fournies sur demande.