samedi 31 décembre 2011

VOEUX

BONNE ET HEUREUSE ANNEE 2012 A TOUS LES FRERES ET SOEURS HAITIENS! QUE DIEU DANS SA BONTE INFINIE BLESSE ET PROTEGE NOTRE CHERE HAITI!

HAITI: BILL CLINTON ET NOUS

jeudi 29 décembre 2011 Par Ericq Pierre Soumis à AlterPresse le 27 décembre 2011 Les Haïtiens suivent de très près les faits et gestes de Bill Clinton. Scrutant ses prestations et passant ses déclarations au peigne fin. Il faut dire que , pour des raisons évidentes, Bill Clinton ne laisse personne indifférent . Même ses adversaires (quand il en avait) le considéraient comme l’homme politique le plus habile et le plus intelligent de sa génération. C’est aussi le président américain qui a connu le plus de succès pendant et après son mandat . Quelqu’un qui , dans le temps, a su affronter l’adversité avec une certaine sérénité. Donnant l’impression qu’il finit toujours par triompher de ses déboires . Il a connu les plus grands honneurs et les plus grandes gloires . Depuis son départ de la Maison-Blanche , il est allé de succès en succès . Travailleur infatigable, il a réussi à monter l’une des plus impressionnantes machines socio-politico-institutionnelles qui aient jamais existé. C’est un homme sympathique. Il ne joue pas la comédie et met tout le monde à l’aise. Impossible de résister à son charme. La Fondation Clinton est actuellement l’une des ONG les mieux financées et les plus influentes de la planète. La Clinton Global Initiative est à la fois un cénacle, une académie et un haut lieu d’échanges pour les plus grands économistes , les plus grands humanistes et les célébrités les plus en vue. Il est difficile de trouver quelqu’un de par le monde qui ait un carnet d’adresses mieux garni que celui de Bill Clinton. Dans ce sens, on peut vraiment parler d’un Empire Clinton. Et ceci, sans même prendre en considération l’ apport d’Hillary Rodham Clinton dont le rayonnement , bien longtemps avant de devenir Première Dame, Sénateur et Secrétaire d’ Etat, était au moins aussi grand , sinon plus , que celui de son mari. L’importance de Hillary ne date pas d’aujourd’hui. Dans les années 80, elle figurait déjà parmi les 100 avocats les plus influents des Etats-Unis. En fait, les observateurs de la scène politique américaine ont toujours reconnu que sans le support continu et inaltérable de Hillary , Bill aurait pu ne pas conquérir la Maison-Blanche en 1992. Ce qui explique que, pendant la campagne des primaires , l’un des slogans que son équipe avait mis à la mode était Buy one , get the second one free. Elisez Bill et vous aurez aussi Hillary en prime ». Bill Clinton est admiré pour son intellect , sa capacité d’écoute , sa disponibilité pour aider, son savoir-faire et son pouvoir de convocation. Ses activités de philanthrope , qui passe une bonne partie de son temps à aider les autres à se relever et à essayer de résoudre les problèmes, ne se comptent plus. S’il n’a pas encore l’âge pour être reconnu comme un vieux sage, il est à coup sûr l’un des anciens chefs d’Etat les plus expérimentés , les plus sollicités et les plus adulés de la planète. C’est ce personnage plus grand que nature que le Secrétaire Général de l’ONU , monsieur Ban Ki Moon, a choisi pour être son Envoyé Spécial en Haïti en 2009 , après les ravages causés par des cyclones en série et les difficultés de mobiliser les ressources nécessaires en faveur d’Haïti . Bill a accepté sans aucune hésitation . Qu’ une personnalité de la stature de Bill Clinton se soit mise au service d’Haïti pour essayer d’améliorer l’image du pays , d’y attirer des investissements et d’y créer des emplois, voilà une entreprise noble à plus d’un titre. Et les Haïtiens ne s’y sont pas trompés. Même s’il n’y a pas eu beaucoup de témoignages publics à ce sujet, ils n’ont jamais manqué en privé d’exprimer leur appréciation vis-à-vis de ce personnage exceptionnel. Et vint la tragédie du 12 janvier 2010 ! Bill Clinton qui était déjà très visible sur le dossier d’Haïti est devenu Monsieur Haïti, d’autant plus que les autorités haïtiennes, ont donné au début l’impression d’être totalement dépassées par l’ampleur de la tragédie . Ban Ki Moon a fait à nouveau appel à lui pour lui demander , outre ses responsabilités d’Envoyé Spécial, de prendre le leadership dans la coordination des efforts d’assistance internationale à Haïti , depuis la phase d’ urgence jusqu’ à celle de la reconstruction. Un mandat de longue durée donc ! Bill Clinton a accepté sans hésiter , déclarant très modestement qu’ il fera de son mieux. Personne ne pourra jamais vraiment évaluer le rôle crucial joué par Bill Clinton, les portes qu’il a ouvertes aux autorités haïtiennes et cette façon bien à lui de vendre Haïti et son peuple. Il a su trouver les mots qu’il faut au moment qu’il faut , réunir l’audience la plus appropriée au moment le plus approprié . Il a pu ainsi trouver au niveau de la plupart des institutions internationales des oreilles totalement favorables à sa démarche et des responsables vraiment bien disposés à former un partenariat avec lui et Haïti. Clinton est devenu le responsable en Chef du dossier des Relations Publiques d’Haïti. C’est aussi l’une des rares personnalités internationales à délivrer un message invariablement positif sur Haïti, ne doutant jamais qu’il relèvera de ses cendres . Il n’hésite pas non plus à dire du bien des présidents haïtiens avec lesquels il a eu l’occasion de collaborer , reconnaissant les mérites du président Préval à un moment où il était critiqué de toutes parts . Et considérant le président Martelly comme l’un des leaders haïtiens le plus articulés des trente dernières années. Dès le lendemain du tremblement de terre et pendant que les Haïtiens s’acharnaient à essayer de retrouver les cadavres de leurs êtres chers ensevelis sous les décombres, Bill Clinton était à pied d’œuvre, avec les experts du Département d’Etat et ceux de sa Fondation , esquissant les grandes lignes de la structure qui allait devenir la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH). Il a recommandé d’aller au-delà d’une simple reconstruction et de reconstruire mieux . Le slogan Build Back Better qui avait connu son heure de gloire et de succès en Indonésie, après le tsunami de 2004, est devenu chez nous Build Back Better and Beyond. Il ne faut pas seulement reconstruire, il faut reconstruire mieux et aller encore plus loin ! Voilà le rêve inspiré par Bill Clinton que contemplait Haïti sitôt après le 12 janvier 2010 .Ce rêve est-il en train d’être réalisé ? Est-il encore réalisable ? En tout cas, Clinton continue d’y croire fermement. Pour cela, il s’est vraiment attelé à mobiliser ses nombreux amis pour les encourager à investir en Haïti. Parallèlement, il ne rate aucune occasion pour rappeler que sans l’établissement d’un Etat de Droit , il n’y a pas d’investissement possible ni a fortiori développement économique. S’ils ne peuvent pas encore parler de gros succès, la plupart des Haïtiens jugent l’action de Bill globalement positive, compte tenu de l’ampleur des défis à relever et de la nature de son mandat. S’ils concèdent qu’il faudra du temps et beaucoup de patience, ils reconnaissent aussi qu’à cause de Bill, les projecteurs et les caméras du monde entier sont braqués sur Haïti. Diffusant beaucoup d’images. Sympathiques quand elles montrent Bill Clinton en action . Déprimantes quand elles s’écartent de lui pour se fixer sur d’autres objectifs comme des montagnes d’immondices où des humains disputent aux cochons et aux chiens errants des déchets de poubelles. L’image , c’est un peu la langue d’Esope : elle est capable du meilleur comme du pire. Chez nous, bien souvent, elle montre le pire.. C’est peut-être pourquoi, de nombreux compatriotes, mélangeant rumeurs, anecdotes et observations propres, s’interrogent sur l’impact réel et les conséquences de la présence de Bill Clinton en Haïti. Au titre des rumeurs, il y en a qui ont vu tout de suite son empreinte dans la désignation de Garry Conille comme Premier Ministre. En effet, quand le Président Martelly a fait choix de Garry Conille, tous les commentateurs ont rappelé que M. Conille est ou était le Chef de Cabinet de Bill Clinton. De là à conclure que c’est Bill qui l’a proposé (les mauvaises langues disent même qu’il l’a imposé), il n’y a qu’un pas qui a été très vite franchi. Personnellement , sans être le dépositaire d’un quelconque secret ou d’une quelconque confidence , je doute fort que Bill Clinton ait quelque chose à voir avec cette nomination . Cela ne veut pas dire qu’il ne l’ait pas supportée quand il l’a apprise. Mais je suis porté à croire que la nomination n’a été ni de sa suggestion directe ni de son initiative. Il l’a bien accueillie , certes (pourquoi pas ?), mais il n’en n’a pas été l’instigateur. C’est sans doute le moment de clarifier que, malgré toute la prétendue servilité des chefs d’Etat haïtiens vis-à-vis des partenaires internationaux, il a toujours existé des sujets tabous et des zones réservées que ces Chefs d’Etat considèrent comme étant uniquement de leur ressort et de leurs privilèges et qu’ils n’acceptent pas de partager avec les amis étrangers ou nationaux. Pour influents fussent-ils. La position de Premier Ministre appartient à cette catégorie. Et la plupart des observateurs étrangers, au courant des pratiques locales teintées de xénophobie, savent que la meilleure façon de saboter un candidat haïtien auprès d’un Chef d’Etat, c’est de prendre l’initiative de faire sa promotion auprès des autorités nationales. Ceci est valable pour tous les Chefs d’Etat, qu’il s’agisse d’Aristide , de Préval ou de Martelly. Donc, malgré l’apparence copain-copain du Président Martelly avec l’ancien Président américain, je doute qu’il ait accepté que ce soit Bill Clinton qui lui choisisse son Premier Ministre. Ceci étant dit, beaucoup de compatriotes s’interrogent maintenant sur l’opportunité du tandem Bill Clinton/Gary Conille à la tête de la CIRH. Certes, ils estiment qu’au moment de la création de cette nouvelle entité , Bill Clinton lui a apporté son prestige , sa caution personnelle et son savoir-faire, donnant ainsi aux bailleurs les garanties que les ressources seront utilisées à bon escient. Ce qui n’est pas rien dans un contexte où Haïti est classée, à tort ou à raison, parmi les pays à très forte perception de corruption. Mais, à présent que son ex-Chef de Cabinet est le Premier Ministre et de ce fait, co-président de la CIRH, il n’est pas étonnant que des Haïtiens se posent des questions sur le bien-fondé d’un arrangement qui chatouille la susceptibilité nationaliste de plus d’un. Donc si le mandat de la CIRH est renouvelé et que Bill continue d’entre être le co-président avec son ex-chef de cabinet, il sera difficile de combattre la perception que le vrai et unique patron de la CIRH est Bill Clinton. Il n’en sera certes rien dans la réalité, car Bill ne cherche à être le patron de quoi que ce soit en Haïti. Mais c’est le genre d’ambigüité qui devra être levé , si l’on veut mettre les Parlementaires en situation de voir d’un œil plus favorable une extension de la CIRH, après bien sûr, un amendement ou l’abrogation de la fameuse loi d’urgence qui a présidé à sa création. Les Haïtiens apprécient donc l’action de Bill , mais ne sont pas disposés à prendre tout ce qu’il dit pour argent comptant. En fait, comme je l’ai dit plus haut, ils analysent minutieusement chacune de ses déclarations publiques. Ecoutons à cet effet les commentaires d’un vétéran de la diplomatie haïtienne très versé dans les questions de protocole. « Je ne crois vraiment pas que les anciens présidents américains aient encore besoin de médailles, mais je suis très honoré de recevoir celle-ci. J’aime Haïti et je crois dans ses promesses . » C’est en ces termes que Bill Clinton a accueilli la plus haute distinction que lui a octroyée le président Martelly. C’est la deuxième fois en moins d’un an que l’ex-président américain a été honoré par un président haïtien. Le président Préval l’avait aussi fait quelques mois après le séisme. Cette réponse de Bill avait plutôt surpris mon interlocuteur qui affirme qu’elle ne correspond ni au symbolisme du moment ni à l’homme qui met généralement un point d’honneur à ne pas froisser la susceptibilité de ses hôtes. Pour quelqu’un si habile dans le choix du mot juste, dans l’utilisation du langage le moins conflictuel possible, il aurait pu dire tout simplement : « J’ai déjà reçu plusieurs médailles et décorations, mais celle-ci aura une place spéciale dans mon cœur, car j’aime Haïti et je crois dans ses promesses. » Mais rappeler qu’un ancien président américain (en l’occurrence Bill Clinton lui-même) n’a pas vraiment besoin de médaille pendant qu’il en reçoit une est un accroc grave au Protocole, poursuit mon interlocuteur. Surtout quand il s’agit de la plus haute décoration du pays : Grand-Croix, plaqué Or de l’ Ordre National Honneur et Mérite , octroyée uniquement (et rarement) aux Chefs d’Etat. Mon diplomate d’ajouter qu’il sera très intéressé à écouter le discours que Bill Clinton fera quand il recevra la médaille qui accompagne le Prix Nobel de la Paix qui lui sera un jour décerné, entre autres motifs, parce que sa mission en Haïti aura été couronnée de succès tant aux yeux des Haïtiens qu’à ceux de la communauté internationale. Je laisse au lecteur le soin de commenter cette position du diplomate. Mais, je ne peux m’empêcher de souligner la référence au Prix Nobel qui semble indiquer une appréciation certaine des efforts de Bill en faveur d’Haïti. D’autres compatriotes soulignent chez Bill un excès d’optimisme qui a pour corollaire de créer des attentes trop grandes. D’autant que , malgré son charisme , Bill ne peut éviter qu’il y ait des retards ni dans le versement des ressources ni dans les décaissements. Certains disent même que les titres honorifiques de Bill (Envoyé Spécial, Co-Président de CIRH, ) risquent de jeter la confusion chez les Haïtiens et qu’il n’aurait pas dû se laisser enfermer dans un titre quelconque , vu qu’il a par lui-même un prestige qu’aucun titre ne peut ni conférer ni égaler. En fait, ces titres ne font que l’assimiler à un haut fonctionnaire international , héritant ainsi du passif attaché au statut des hauts fonctionnaires qui sont souvent considérés comme non seulement insensibles et sans conviction propre, mais aussi comme esclaves d’un discours public auquel ils ne croient pas et qu’il leur arrive même de renier en privé. Ce n’est certainement pas le cas de Bill Clinton. Mais comme on dit, la perception vaut le fait. Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne l’avenir de leur pays, les Haïtiens sont ballottés entre espoir, optimisme modéré et inquiétudes. Espoir et optimisme dus à la somme de bonne volonté et à la solidarité internationale. A l’endurance du peuple haïtien qui, même dans les pires moments , acceptent de considérer le verre à moitié plein et à continuer de lutter .(Bien entendu, cette dernière affirmation ne s’applique pas aux nihilistes) . Inquiétudes cependant pour l’avenir , exprimées sous formes d’interrogations muettes du genre : « Et si malgré les souffrances, malgré les efforts des uns et des autres, malgré toutes les énergies investies, les fruits ne tiennent pas les promesses des fleurs ? » Les plus pessimistes pensent que Bill qui est sollicité de toutes parts, abandonnera bientôt Haïti pour se consacrer à d’autres crises et affronter d’autres challenges, si des résultats satisfaisants et concrets se font trop attendre. Si cela devait arriver, ce serait certainement un signal que les choses ne s’amélioreront pas de sitôt. Alors, même parmi les amis autoproclamés d’Haïti, il s’en trouvera plusieurs pour associer notre pays avec un indéfinissable syndrome d’échec chronique . Je vois déjà ce journaliste de Time Magazine ,dont je ne me rappelle pas le nom, se référer à son dernier article titré « un pays en faillite et qui n’en finit pas de faillir » pour blâmer Haïti et les Haïtiens, non pas tellement parce que les choses vont mal, mais surtout parce que nous aurons fait essuyer à Bill Clinton et à sa Fondation leur premier grand échec public. Heureusement qu’un tel scénario ne se matérialisera pas. Du moins pas pour le moment. Il n’y a pas non plus d’indication que le partenariat Haïti /Bill Clinton est en train de se fissurer . Ni que Bill pense à abandonner sa mission. Au contraire, par ses faits et gestes, par sa rhétorique invariablement positive et par les multiples initiatives qu’il prend pour encourager les investissements, il semble plutôt déterminé à accompagner Haïti aussi longtemps qu’il se sentira utile. Pour finir, je dois quand même rappeler à mes compatriotes qu’avec ou sans Bill Clinton, avec ou sans la communauté internationale, la balle du développement de notre pays est dans notre camp et nous sommes responsables du futur de notre pays. Aussi, au-delà des déclarations d’intention, nous devons renforcer notre foi dans l’avenir et capitaliser beaucoup plus sur ce qui nous unit. L’arbre Bill Clinton ne doit pas nous empêcher d’apprécier la forêt de tous les autres partenaires et plus particulièrement de mettre en valeur la forêt de toutes les initiatives et de toutes les énergies nationales qui se développent chaque jour davantage. Ce sont mes vœux pour 2012. Contact : Rochasse091@yahoo.com

mercredi 21 décembre 2011

ETAT DE DROIT ET DEVELOPPEMENT

Etat de Droit et Développement Une simple question que les Haïtiens en général et nos dirigeants en particulier devraient se poser : Existe-t’il un seul pays sur la planète qui soit parvenu à un quelconque stade de développement, au sens large du terme, en dehors d’un cadre normatif en adéquation avec sa réalité sociale, économique et politique? Aucun et c’est l’évidence même, car à partir du moment où les droits et libertés ne sont pas respectés à la lettre, il y aura toujours un groupe d’individus sans scrupules, ni foi ni loi, lesquels, par la ruse ou par la force, finiront par s’arranger pour s’imposer aux autres et les mener au doigt et à l’œil. Suivez mon regard dirait l’autre! C’était le cas avec les monarchies, les systèmes féodaux, les dictatures qui n’ont pas encore tout à fait disparu du paysage, mais la tendance semble de nos jours irréversible. Loin de nous, la sotte prétention de vouloir faire la leçon à qui que ce soit. Toutefois, après avoir été victimes, pendant des siècles, du mépris des droits et libertés, et de la manière la plus abjecte : l’esclavage, nous nous sommes révélés, au péril de nos vies, les plus ardents défenseurs de ce concept fondamental « liberté – égalité – fraternité » ce qui a culminé à la geste glorieuse de mil huit cent quatre. Nous avons étonné le monde entier en mettant fin à ce système odieux de l’exploitation de l’homme par l’homme, avec pour moteur : notre ferme détermination de vivre libre ou de mourir. Nous devrions être, encore et pour toujours, les parangons de cette culture du respect des droits et libertés, or triste paradoxe, il n’en est rien et aujourd’hui, reconnaissons-le, nous sommes la risée de ceux qui voyaient en nous des modèles, sinon des guides. A cause de notre désinvolture inénarrable, de la Perle des Antilles, il n’y a pas si longtemps, nous voilà devenu le champion de l’incompétence, de la corruption et par voie de conséquence, de la misère sous toutes ses formes. Et la vie continue comme si de rien n’était! Les épithètes les plus malheureuses nous sont collées : république de banane, le pays le plus pauvre du continent, la poubelle au coin des Amériques, ce qui ne manque pas de faire pleurer certains d’entre nous, alors que d’autres redoublent de prières et d’incantations de toutes sortes, pourtant rien n’y fait. N’empêche que nous maîtrisons les théories de Montesquieu, celles de Luke, du grand Hobbes, nous faisons les tirades les plus savantes citant allègrement Jean- Jacques Rousseau, Blaise Pascal, Antênor Firmin, Dr Jean Price-Mars, Edouard Glissant, Louis Joseph Janvier, Klébert Georges Jacob, Me Gérard Gourgue, pour ne mentionner que ceux-là, et puis, comme dirait Piram : et puis < anyen ! >. Il est temps pour nous de faire le distinguo entre formation et information. Une perle égarée dans une eau boueuse ne perd rien de ses qualités intrinsèques. Il suffit d’un léger nettoyage pour qu’elle réapparaisse dans toute sa splendeur. Ainsi, en sera-t-il de notre Haïti chérie, à condition de bander toutes nos énergies, de manière pragmatique certes, et de nous attaquer de plein front aux causes de nos tares individuelles et collectives, qui sont d’ailleurs connues. Depuis l’importation de nos codes de lois, ce qui remonte aux années mil huit cent trente cinq, tous nos gouvernements ont littéralement traité le pouvoir judiciaire en parent pauvre, quand ils ne l’ont pas systématiquement vassalisé et avili à plus d’un titre. Ce qui est pour le moins gênant, c’est que tous nos ministres de la justice, exception faite de l’actuel titulaire, furent des avocats, plusieurs de nos présidents étaient issus de la basoche haïtienne et force est de constater que plus ça changeait plus c’était pareil. Est-ce à dire que dans notre même les protecteurs de la veuve et de l’orphelin, dès qu’ils s’égarent en politique, oublient que, dans toute société, sans l’administration d’une justice saine et équitable, il ne saurait y avoir de développement durable tant sur le plan individuel que collectif. La constitution et les lois d’un pays, tout le monde le sait, façonnent le cadre normatif prépondérant et indispensable au bon fonctionnement de ses institutions. Pour amorcer le changement tant attendu et rejoindre le concert des nations civilisées, nous devons donc, sans terme ni délai, créer de manière scientifique les instruments modernes pour une réforme en profondeur du système de justice de la première république nègre du continent. Un seul et unique ingrédient a toujours fait défaut à la concrétisation de cette réforme tant réclamée et depuis toujours : la volonté politique. La loi portant création de la < Commission Nationale d’Ethique Judiciaire > (CNEJ) annoncerait les couleurs et mettrait en confiance les éternels sceptiques. La restauration de l’autorité de l’Etat ne relève pas des caprices du prince, mais se construit à partir du dialogue et de la concertation entre les différents secteurs de notre nation en devenir et s’exprime à travers des lois en adéquation avec notre réalité et notre vision pour l’avenir. La priorité des priorités de l’heure demeure le choléra et la relocalisation de nos milliers de sinistrés, cela va de soi. La justice, la santé et l’éducation doivent constituer les fers de lance de la reconstruction et de la refondation du pays, cependant, faut-il le rappeler et le souligner à l’eau forte pour la énième fois : Un homme qui ne travaille pas, ne saurait être utile à lui-même, à sa famille et encore moins à sa communauté. Le développement étant d’abord humain, la création d’au moins deux millions d’emplois s’avère la clé de voûte incontournable en la circonstance. Ce en quoi, le projet de loi portant création du (FHS) Fonds Haïtien de Solidarité, initiative solidaire et inclusive devrait faire l’objet de l’attention soutenue des adeptes de l’innovation et du développement endogène. C’est par la création de ces millions d’emplois que nous commencerons à recouvrer notre dignité de peuple perdue depuis belle lurette. Grâce au (FHS) Fonds Haïtien de Solidarité, nous allons rompre avec l’attitude de mendiant international et dans un avenir rapproché, nos sœurs et frères de l’intérieur ne seront plus des zombis assistés et nous prouverons au monde entier, auquel nous sommes d’ailleurs reconnaissants, que nous avons décidé de prendre en main notre destin par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Me Serge H. Moïse av. cabinetmoise@gmail.com

DIALOGUE DE SOURDS

Dialogue de sourds Depuis trente ou quarante ans, des démarches sont régulièrement entreprises afin d’attirer au pays des investisseurs étrangers dans la perspective de relancer notre économie. De temps à autre des voyages sont organisés pour des délégations pléthoriques qui reviennent avec des promesses mirobolantes, lesquelles hélas n’arrivent jamais à se concrétiser. Pourtant, gouvernement après gouvernement, l’on assiste au même scénario inutile, avec toujours le même résultat. Il ne suffit pas de s’accrocher à un rêve pour qu’il devienne réalité. Encore faut-il de manière rationnelle et pragmatique, en tenant compte des besoins de la population, toutes classes confondues, préparer le terrain à cet effet. Attirer des investisseurs étrangers, et, à ce chapitre, il y a loin de la coupe aux lèvres, à cause de l’insécurité grandissante, les tracasseries administratives pour enregistrer une compagnie commerciale, le non respect du droit de propriété et des lois en général, l’état de délabrement de nos routes et du système judiciaire, la pénurie en matière d’électricité, autant de facteurs négatifs qui ne peuvent que décourager d’éventuels affairistes en quête de profits plus ou moins juteux. L’humanitaire se révèle donc plus intéressant que toute autre forme d’investissement, faisant de notre coin de terre l’industrie de la misère humaine sous toutes ses formes. Nous devons donc apprendre à d’abord compter sur nous-mêmes. Nous l’avons fait à une époque où nous ne disposions pas dans nos rangs de cette kyrielle d’analystes, de théoriciens, d’intellectuels de belle eau et de techniciens aux connaissances les plus pointues et ce dans tous les domaines. Il nous a fallu un peu plus de trois cents ans de tentatives avortées, d’essais mal planifiés, de trahison entre nous, de revers et de mauvaise fortune. Mais nous n’avions pas baissé les bras. Nous avons recouru à des ruses témoignant d’une perspicacité et d’une intelligence supérieure. Nous avons inventé le marronnage et qui plus est, nous avons utilisé la force de l’ennemi pour le combattre et le terrasser. Certaines chaines de notre esclavage furent donc rompues, celles visibles à l’œil nu évidemment. L’indépendance nationale fut proclamée à grand renfort de tambours et de trompettes au grand dam des « bwanas ». La preuve venait d’être faite que l’homme noir avait lui aussi une âme susceptible d’atteindre la cime des dieux tutélaires. A partir de cette geste héroïque à nulle autre pareille, nous sommes devenus le phare de la race tout entière. Ceux qui ont voulu nous imiter furent systématiquement éliminés. Les bourreaux ont juré que cet exemple ne se reproduirait plus jamais et ils ont tenu parole, bien souvent, avec la complicité consciente ou non de certains de nos frères. La vie étant une lutte perpétuelle, il ne faut donc pas s’attendre à ce que la nôtre prenne fin aujourd’hui ou demain. Si comme le célèbre pied noir Enrico Macias, nous pouvons chanter « Rien n’est plus beau qu’un fusil rouillé », il n’en demeure pas moins que pour avoir baissé les bras et ce à plus d’un titre, nous avons-nous-mêmes contribué, largement, à nous retrouver dans ces profondeurs abyssales du laxisme, de la corruption et de la misère. Puisque nous en sommes conscients, tout n’est pas encore perdu, la rédemption demeure donc possible à condition de respecter les lois de la nature que les anciens n’ont pas manqué de nous enseigner et qui s’expriment à partir de sages adages tel : « Une famille divisée est une famille affaiblie, appelée à disparaître ». La zizanie, les luttes mesquines et fratricides, les inégalités sociales et l’analphabétisme maintenus à dessein ne peuvent conduire qu’à ce chaos que nous avons échafaudé patiemment et inlassablement depuis l’ignominie de mil huit cent six au pont rouge. « Ventre affamé n’a point d’oreille ». L’éducation gratuite pour tous, certainement et dans les plus brefs délais. Toutefois, il faut éviter de mettre la charrue avant les bœufs. Ne confondons pas scolarisation et éducation car en reproduisant des générations d’acculturés, la nation risque de ne jamais émerger de son gouffre actuel. De plus les besoins primaires doivent être pris en compte avant les besoins secondaires, tertiaires et ainsi de suite. Les parents qui ne travaillent pas ne peuvent pas loger, nourrir et habiller leurs enfants et les rendre aptes à recevoir les bienfaits de l’éducation. La création d’emplois demeure le point de départ incontournable à partir de quoi tout le reste devient possible. « Il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre et pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir ». Vouloir à tout prix faire comme les autres, les singer autrement dit, nous maintiendra irrémédiablement dans cette situation d’assistanat qui fait le bonheur de tous, sauf le nôtre. « Pour pratiquer la vertu il faut un minimum de bien-être » Demander à des gens qui ne travaillent pas et qui n’ont aucune chance de le faire, de respecter la morale et le droit, dépasse l’entendement humain. Une maman dont les trois ou quatre rejetons crèvent de faim ne saurait résister à la tentation de se prostituer afin de nourrir ses poupons, au risque d’attraper le virus du sida. Désespérée, elle n’hésite pas! « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil » En effet, les cataclysmes tant naturels qu’humains ont jalonné, sous toutes formes, notre histoire sur cette minuscule planète. Nous avons tout vu et pourtant… « Les défaites du Droit sont toujours provisoires » Puisqu’il est encore question de changement, la modernisation de la législation haïtienne, lentement mais sûrement, sera amorcée sous peu aux fins de nous permettre de rejoindre le cercle des nations civilisées. Nous invitons nos aimables lecteurs à poursuivre ce bel exercice et à réaliser qu’en effet, tout a été dit, mais qu’entre le dire et le faire, il y a souvent un fossé difficile à franchir. Nos propos sont, pour souligner à l’eau forte cette fois-ci, que la solution à nos problèmes ne se situent pas aux antipodes de nos capacités. Bien au contraire, l’important pour nous est d’arrêter de chercher midi à quatorze heures. Il nous incombe de créer notre propre modèle de développement qui commencera par l’instauration de cette grande chaine de solidarité, pas au niveau des discours et des interminables palabres, mais de manière concrète à travers le (FHS) Fonds Haïtien de Solidarité. Travaillons tous ensemble à faire disparaître, autant que faire se peut, les inégalités sociales par la création immédiate d’emplois sur toute l’étendue du territoire national. C’est possible avec le Fonds Haïtien de Solidarité. Mettons un terme à notre dialogue de sourds séculaire, faisons une réalité de notre maxime nationale : L’union fait la force. C’est nettement possible avec le Fonds Haïtien de Solidarité. Faisons franchement appel à la participation active de toutes les filles et tous les fils de la nation, tant ceux de l’intérieur que ceux de l’extérieur dans le cadre de cette grande kombite nationale. C’est certainement possible avec le Fonds Haïtien de Solidarité. Me Serge H. Moïse Barreau de P-au-P.

vendredi 2 décembre 2011

DISCOURS D'INVESTITURE DU PRESIDENT DUMARSAIS ESTIME

Discours d’investiture du président Dumarsais Estimé Messieurs les membres de l’Assemblée nationale, En vous remerciant de la confiance que vous avez bien voulu manifester en m’élevant à la première magistrature de l’État, (et en remerciant Monsieur le Président de l’Assemblée nationale des paroles aimables qu’il a prononcées, et des vœux qu’il a émis) je ne perds pas de vue qu’en m’accordant vos votes, c’est la grande famille des masses, dont je suis un représentant, que vous avez bien voulu honorer. Vous avez choisi, entre ceux qui briguaient vos suffrages, un homme qui ne se recommandait ni par l’éclat d’un grand nom, ni par le prestige d’une illustre naissance. Ce que les masses m’ont valu aujourd’hui, je m’engage à le leur rendre en me dévouant à leur cause. Tous ici, à cette heure, nous avons à la pensée la Révolution de Janvier qui a mis au grand jour les aspirations du peuple la liberté, au travail protégé, à la paix, et la justice sociale qui assure un ordre nouveau où les privilèges que quelques-uns sont courbés au profit du bien collectif. Mon gouvernement s’efforcera, avec votre collaboration éclairée, et dans la limite des pouvoirs qui lui seront laissés par la Constitution libérale, à laquelle votre Haute Assemblée est en train de travailler, de répondre à ces aspirations. Toute ma vie, à travers des étapes difficiles, j’ai porté en moi un idéal de respect et de dignité de l’homme du peuple, et à une époque où il n’y avait pas de place pour les partis politiques et les organismes de revendications, je m’étais donné pour tâche d’étendre et de fortifier la position où m’avaient placé les populations de mon arrondissement natal afin d’être en mesure, un jour, d’émerger avec le peuple et pour le peuple. Je ne dissimule pas les difficultés auxquelles nous pouvons nous heurter. Mais aussi bien que le peuple tout entier n’a cru pouvoir trouver le commencement de son salut que dans l’établissement à bref délai d’un Exécutif régulier, nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour justifier son attente. Nous allons travailler à la libération financière du Pays, à l’éducation des masses, à l’organisation rationnelle de notre agriculture. Les systèmes progressistes d’organisation, tels que celui des coopératives seront encouragés, afin que le sol enrichisse celui qui le cultive, et non les intermédiaires. Nous protègerons l’artisan et le travailleur salarié. Les syndicats ne seront pas opprimés dans leurs revendications, car il sont la garantie que le travailleur ne sera pas soumis au bon vouloir du patron. Quand à la jeunesse, et je pense, aussi bien qu’à celle des villes, à tous les adolescents issus directement des masses prolétariennes et paysannes, quant à la jeunesse, cette source d’intelligence et de courage à qui est donnée la mission de revigorer la nation par son ardeur, elle recevra notre attention spéciale, et rien de sa flamme ne sera étouffé sous le gris manteau des servitudes. C’est sur cette dernière pensée que je voudrais achever ce message, et je désire parler non seulement pour vous, Messieurs les Membres de l’Assemblée, qui détenez un mandat du peuple et êtes les dépositaires de sa souveraineté, mais à tous ceux qui sont ici comme témoins, et par-dessus vous tous à la Nation toute entière : ce gouvernement que vous venez de consacrer n’appellera jamais personne à la servitude. Nous savons ce que valent les dictatures et les crimes à quoi elles poussent contre les vies, contre les courages, contre les consciences, contre les patries. Je prends l’engagement formel de respecter les principes de la séparation des pouvoirs, seule garantie pour le peuple de ne pas voir son destin échapper à son propre contrôle. Quant à la presse, ce quatrième pouvoir que le peuple s’est donné pour être un œil ouvert sur tous les autres, nous ne porterons jamais la mais sur elle, car nous espérons n’avoir jamais aucune honte à cacher. Au seuil de ce mandat qui est appelé à s’exercer dans des circonstances difficiles, autant parce que l’héritage recueilli est grevé de lourdes hypothèques, qu’à cause des contingences économiques, géographiques et sociales qui ont chacune leur aiguillon, j’adresse au nom du Destin de la Patrie, un appel solennel à toux les haïtiens, de tous les départements, de toutes les classes, et particulièrement des masses, pour qu’ils nous fassent confiance. J’appelle à l’union sacrée, à la coalition autour du drapeau, notre commun héritage, tous les adversaires d’hier, quels qu’ils soient, quelle qu’ait été la violence de leurs attaques. C’est l’heure où chacun de nous doit démontrer que la patrie est la première et la plus sacrée de ses préoccupations. Si, bergers du troupeau, nous nous en constituons les loups; si, gardiens de la maison, nous nous faisons les voleurs qui la brisent et la pillent; si rebelles au meilleur de nous-mêmes, nous manquons à nos engagements solennels, alors il sera temps d’entrer en jugement avec nous et de nous demander des comptes Mais je sais que nous sommes en route pour une meilleure et plus forte et plus fière Haïti. C'est notre désir. C'est notre but. Que Dieu nous soit en aide. Dumarsais Estimé Siège de l’Assemblée nationale Port-au-Prince, le 16 août 1946

jeudi 1 décembre 2011

REPONSE DU MINISTRE BRESILIEN DE L'EDUCATION

RÉPONSE DU MINISTRE BRÉSILIEN DE L'ÉDUCATION INTERROGÉ PAR DES ÉTUDIANTS DES ÉTATS-UNIS. Superbe réponse du ministre brésilien de l'Education interrogé par des étudiants aux Etats-Unis... La presse nord-américaine a refusé de publier ce texte. Pendant un débat dans une université aux États-unis, le ministre de l'Éducation Cristovam Buarque, fut interrogé sur ce qu'il pensait au sujet de l'internationalisation de l'Amazonie. Le jeune étudiant américain commença sa question en affirmant qu'il espérait une réponse d'un humaniste et non d'un Brésilien. Réponse de M. Cristovam Buarque: En effet, en tant que Brésilien je m'élèverais tout simplement contre l'internationalisation de l'Amazonie. Quelle que soit l'insuffisance de l'attention de nos gouvernements pour ce patrimoine, il est nôtre. En tant qu'humaniste, conscient du risque de dégradation du milieu ambiant dont souffre l'Amazonie, je peux imaginer que l'Amazonie soit internationalisée, comme du reste tout ce qui a de l'importance pour toute l'humanité. Si, au nom d'une éthique humaniste, nous devrions internationaliser l'Amazonie, alors nous devrions internationaliser les réserves de pétrole du monde entier. Le pétrole est aussi important pour le bien-être de l'humanité que l'Amazonie l'est pour notre avenir. Et malgré cela, les maîtres des reserves de pétrole se sentent le droit d'augmenter ou de diminuer l'extraction de pétrole, comme d'augmenter ou non son prix. De la même manière, on devrait internationaliser le capital financier des pays riches. Si l'Amazonie est une réserve pour tous les hommes, elle ne peut être brûlée par la volonté de son propriétaire, ou d'un pays. Brûler l'Amazonie, c'est aussi grave que le chômage provoqué par les décisions arbitraires des spéculateurs de l'économie globale. Nous ne pouvons pas laisser les réserves financières brûler des pays entiers pour le bon plaisir de la spéculation. Avant l'Amazonie, j'aimerais assister à l'internationalisation de tous les grands musées du monde. Le Louvre ne doit pas appartenir à la seule France. Chaque musée du monde est le gardien des plus belles oeuvres produites par le génie humain. On ne peut pas laisser ce patrimoine culturel, au même titre que le patrimoine naturel de l'Amazonie, être manipulé et détruit selon la fantaisie d'un seul propriétaire ou d'un seul pays. Il y a quelque temps, un millionnaire japonais a décidé d'enterrer avec lui le tableau d'un grand maître. Avant que cela n'arrive, il faudrait internationaliser ce tableau. Pendant que cette rencontre se déroule, les Nations unies organisent le Forum du Millénaire, mais certains Présidents de pays ont eu des difficultes pour y assister, à cause de difficultés aux frontières des États-unis. Je crois donc qu'il faudrait que New York, lieu du siège des Nations unies, soit internationalisé. Au moins Manhattan devrait appartenir à toute l'humanité. Comme du reste Paris, Venise, Rome, Londres, Rio de Janeiro, Brasília, Recife, chaque ville avec sa beauté particulière, et son histoire du monde devraient appartenir au monde entier. Si les États-Unis veulent internationaliser l'Amazonie à cause du risque que fait courir le fait de la laisser entre les mains des Brésiliens, alors internationalisons aussi tout l'arsenal nucléaire des États-unis. Ne serait-ce que par ce qu'ils sont capables d'utiliser de tells armes, ce qui provoquerait une destruction mille fois plus vaste que les déplorables incendies des forêts brésiliennes. Au cours de leurs débats, les actuels candidats à la Présidence des Etats-Unis ont soutenu l'idée d'une internationalisation des réserves forestières du monde en échange d'un effacement de la dette. Commençons donc par utiliser cette dette pour s'assurer que tous les enfants du monde aient la possibilité de manger et d'aller à l'école. Internationalisons les enfants, en les traitant, où qu'ils naissent, comme un patrimoine qui mérite l'attention du monde entier. Davantage encore que l'Amazonie.Quand les dirigeants du monde traiteront les enfants pauvres du monde comme un Patrimoine de l'Humanité, ils ne les laisseront pas travailler alors qu'ils devraient aller à l'école, ils ne les laisseront pas mourir alors qu'ils devraient vivre. En tant qu'humaniste, j'accepte de défendre l'idée d'une internationalisation du monde. Mais tant que le monde me traitera comme un Brésilien, je lutterai pour que l'Amazonie soit à nous. Et seulement à nous!

mardi 8 novembre 2011

DECLARATION DU CONSEIL DE L’UNIVERSITE SUR LES CONDITIONS ACTUELLES DE FONCTIONNEMENT DE L’UEH

Déclaration du Conseil de l’Université sur les conditions actuelles de fonctionnement de l’UEH Document soumis à AlterPresse le 6 novembre 2011 Le Conseil de l’Université d’État d’Haïti (CUEH) réuni en session extraordinaire les 21, 22 et 23 octobre 2011 a débattu des conditions matérielles de fonctionnement de l’UEH et a dressé le bilan suivant : 1. Depuis plus de 10 ans, le budget alloué à l’UEH déjà largement insuffisant, est en diminution constante en valeur réelle, entraînant une dégradation continue des structures existantes et l’impossibilité de mettre en œuvre une politique d’investissement pour le développement de l’UEH. Il s’en est suivi une dégradation accélérée des équipements mobiliers et immobiliers, la détérioration continue des supports académiques aux enseignements en particulier des laboratoires, des bibliothèques et des services de reproduction. Or dans le même temps, la pression des jeunes sortant du secondaire pour intégrer l’UEH augmente de manière exponentielle. Malgré le manque criant de moyens, les directions des entités de l’UEH à Port-au-Prince et en province ont fait des efforts considérables pour augmenter les effectifs et essayer d’apporter une réponse à l’accroissement de la demande sociale, en gardant l’espoir qu’un comportement plus responsable des autorités leur permettrait de continuer à progresser dans cette voie. 2. Aujourd’hui, le constat d’échec est évident. Au lieu d’accompagner l’UEH pour lui permettre d’améliorer l’offre de formation, les tenants des pouvoirs législatif et exécutif ont, année après année, confirmé leur désengagement de l’enseignement supérieur, allant même, pour des intérêts politiciens mesquins, à priver l’UEH d’importants fonds venant soit du Trésor Public, soit de la coopération externe au profit de leur chapelle politique ou d’établissements privés appartenant à leurs proches. Les conséquences de ce désengagement sur le fonctionnement quotidien de l’UEH ont atteint des limites qui ne sont plus supportables. Dans plusieurs facultés, les étudiants, le personnel, les enseignants évoluent dans un environnement à la limite de l’insalubrité. L’insatisfaction profonde des étudiants devant les conditions matérielles de fonctionnement alimente une hostilité qui prend parfois des formes violentes vis-à-vis des responsables des entités, voire même des enseignants accusés d’être indifférents à la situation, et ceci explique en bonne partie, les crises à répétition que connaît l’UEH. 3. Face à ce constat, le Conseil de l’UEH estime qu’il est de sa responsabilité de stopper cette descente vertigineuse aggravée de façon dramatique par les conséquences néfastes pour l’institution du séisme du 12 janvier 2010 qui a détruit la majeure partie de ses infrastructures physiques. Il faut aujourd’hui prévenir une implosion qui signifierait l’agonie de l’UEH. Dans un environnement où les mauvaises politiques publiques ont réduit à une peau de chagrin le principe républicain de l’égalité des chances d’accès à une éducation de qualité au niveau des enseignements primaire et secondaire, le Conseil prend l’engagement de lutter pour éviter que cette dégringolade n’emporte également l’UEH, privant ainsi le pays de cet outil majeur de formation au service d’un développement respectant les intérêts de la majorité de la population. Il est temps de sortir de la complaisante acceptation de l’inacceptable pour créer une dynamique de lutte visant à obtenir, dès cette année académique 2011-2012, les conditions minimales d’un fonctionnement décent de l’UEH. 4. Dans cette optique, les membres du Conseil de l’UEH prennent l’engagement de lancer une large concertation au sein des entités, à Port-au-Prince et en province, pour fixer dans l’unité, et de manière responsable, les priorités à retenir dans l’augmentation des budgets de fonctionnement et d’investissement ainsi que les voies et moyens qui doivent être adoptés pour amener les autorités actuelles du Parlement et de l’Exécutif à prendre leurs responsabilités dans le financement de l’UEH.

dimanche 24 juillet 2011

DISCOURS DE FREDERICK DOUGLASS SUR HAITI

Frederick Douglass
124
Traductions
DISCOURS DE FREDERICK DOUGLASS SUR HAÏTI
Prononcé le 2 janvier 1893 à l’occasion de l’inauguration du
pavillon haïtien à la Foire Internationale de Chicago 1.
FREDERICK DOUGLASS, Lecture on Haiti : The Haitian pavilion dedication
ceremonies delivered at the World’s fair, in Jackson Park, Chicago,
Jan. 2d, 1893. : By the Hon. Frederick Douglass. Introductory by Prof.
David Swing. Response of the Director-General Geo. R. Davis, Chicago,
1893, 57 p.
Traduction de Marlène Rigaud Apollon
Moun - Revue de philosophie 4 (2006) 124-146
Personne ne devrait avoir la présomption de se présenter devant un auditoire
américain intelligent sans avoir un sujet important ou un but sérieux.
Quels que soient les autres domaines où je suis peut-être déficient,
j’espère avoir les qualifications nécessaires, en ce qui concerne et
mon sujet et mon but, pour m’adresser à vous ce soir.
Mon sujet est Haïti, la République Noire; la seule République Noire au
monde qui se soit faite elle-même. Je dois vous parler de son caractère,
de son histoire, de son importance, de sa lutte contre l’esclavage pour
parvenir à la liberté et de sa condition de nation. Je dois vous parler de
son progrès au point de vue civilisation ; de ses relations avec les États-
Unis; de son passé et de son présent ; de son destin probable ; et de l’importance
de son exemple comme République libre et indépendante pour
le destin de la race africaine dans notre pays et ailleurs.
Si, par un énoncé véridique des faits et une déduction correcte faite à partir
d’eux, j’arrive à promouvoir, à n’importe quel degré, une meilleure compréhension
de ce qu’est Haïti et à permettre une meilleure appréciation de
ses mérites et de ses services au monde ; surtout, si je peux promouvoir des
sentiments plus amicaux à son égard dans ce pays et, en même temps, don-
1 Les notes sont du traducteur.
Discours sur Haïti
125
ner à Haiti elle-même, comme amie, une idée de ce que ses amis et le monde
civilisé espèrent et attendent d’elle, à juste titre, j’aurai atteint mon but.
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles une bonne entente devrait exister
entre Haïti et les États-Unis. Sa proximité, la similarité de son système de
gouvernement, ses importantes et grandissantes relations commerciales
avec nous devraient à elles seules nous rendre profondément intéressés à
son bien-être, à son histoire, à son progrès et à ce que peut être son destin.
Haïti est un pays riche. Elle a beaucoup de choses dont nous avons besoin
et nous avons beaucoup de choses dont elle a besoin. Les relations entre
nous sont aisées. Si on mesure la distance par le nombre d’heures et l’amélioration
des bateaux à vapeur, Haïti n’est qu’à trois jours de New York et
à trente-six heures de la Floride; en fait, une voisine toute proche. Pour cette
raison, et pour d’autres aussi importantes, des relations amicales et profitables
devraient subsister entre les deux pays. Bien que nous ayons mille
ans de civilisation derrière nous et Haïti seulement un siècle ; bien que
nous soyons grands et Haïti petite ; bien que nous soyons puissants et Haïti
faible; bien que nous soyons un continent et Haïti, elle, est bornée de toutes
parts par la mer, le temps viendra peut-être où, même dans sa faiblesse,
Haïti pourra être une force pour les États-Unis.
Maintenant, malgré cette évidente possibilité, c’est un fait remarquable et
déplorable qu’alors qu’Haïti est si proche de nous et tellement capable de
nous être utile; alors que, comme nous, elle essaie d’être une république
soeur et est désireuse d’avoir un gouvernement du peuple, par le peuple et
pour le peuple; alors qu’elle est l’un de nos meilleurs clients, vendant
son café et ses autres produits de valeur à l’Europe contre de l’or et nous envoyant
son or pour acheter notre farine, notre poisson, notre huile, notre boeuf
et notre porc; alors qu’elle enrichit ainsi nos marchands et nos fermiers et
notre pays en général, elle est l’unique pays auquel nous tournons le dos.
Nous l’accusons d’être plus amicale envers la France et les autres pays européens
qu’envers nous. Cette accusation, si elle est vraie, a une explication
naturelle et la faute nous revient plus qu’à Haïti. Personne ne peut faire
état d’aucun acte que nous ayons posé pour gagner le respect et l’amitié
de cette République noire. Si, comme on le prétend, Haïti est plus cordiale
envers la France qu’envers les États-Unis, c’est en partie parce qu’Haïti est
elle-même française. Sa langue est française; sa littérature est française,
ses moeurs et ses manières sont françaises; ses ambitions et aspirations sont
françaises; ses lois et modes de gouvernement sont français ; son clergé et
son éducation sont français; ses enfants vont étudier en France et leurs esprits
sont remplis des idées françaises et de la gloire française.
Mais une raison plus profonde de la froideur entre nos pays est la suivante:
Haïti est noire et nous ne lui avons pas encore pardonné de l’être, [Applaudissements]
ni pardonné au Très-Haut de l’avoir faite noire. [ApplauFrederick
Douglass
126
dissements.] Notre civilisation si vantée est loin en arrière de toutes les
autres nations en ce qui a trait à cet acte sublime de repentir et de pardon.
[Applaudissements.] Dans tous les autres pays du globe, un citoyen d’Haïti
est assuré d’un traitement civil. [Applaudissements.] Dans toutes les autres
nations, sa souveraineté est reconnue et acceptée. [Applaudissements.]
Partout où tout autre homme peut aller, il peut aller. [Applaudissements.] Il
n’est pas repoussé, exclu ou insulté à cause de sa couleur. [Applaudissements.]
Tous les lieux de divertissements et d’enseignement lui sont ouverts.
[Applaudissements.] La situation est grandement différente pour lui
quand il s’aventure à l’intérieur des frontières des États-Unis. [Applaudissements.]
De plus, après qu’Haïti eut secoué les chaînes de l’esclavage, et
longtemps après que sa liberté et son indépendance eurent été reconnues
par toutes les autres nations civilisées, nous avons continué à refuser de
reconnaître ce fait et l’avons traitée comme si elle était en dehors de la
communauté des nations.
Personne ne saurait oublier de sitôt un tel traitement ni s’empêcher d’en
éprouver des ressentiments sous une forme ou une autre. [Applaudissements.]
Ne pas le faire serait attirer à bon droit le mépris.
Dans sa nature même, le pays possède beaucoup pour inspirer à son peuple
force, courage et respect de soi. Topographiquement, le pays est magnifiquement
beau, grandiose et impressionnant. Revêtu de son atmosphère
bleue et parfumée, il s’élève de la mer environnante dans une
splendeur sans égale. En décrivant la grandeur et la sublimité de leur
pays, les Haïtiens pourraient également adopter la description poétique
de notre propre fier pays. [Applaudissements.]
Une terre de forêts et de rochers
De mers d’un bleu profond et de grandioses rivières
De montagnes dressées dans l’air pour railler
La secousse de l’orage, le frissonnement de l’éclair
Mon vert pays à moi, pour toujours.
C’est un pays d’une beauté frappante, diversifiée par des montagnes, des
vallées, des lacs, des rivières et des plaines, et qui contient en lui-même
tous les éléments nécessaires pour une grande et durable richesse. La composition
calcaire de ses montagnes et de son sol est une garantie de fertilité
perpétuelle. Sa chaleur tropicale et son humidité insulaire maintiennent sa
végétation fraîche, verte et vigoureuse toute l’année. À une altitude de huit
milles pieds, ses montagnes sont encore recouvertes de forêts d’une grande
variété et d’une grande valeur. Son climat, variant avec l’altitude comme
celui de la Californie, s’adapte à toutes constitutions humaines et à toutes
formes de productions agricoles.
Fortuné dans son climat et dans son sol, il l’est aussi dans sa géographie.
Ses côtes sont marquées de nombreuses indentations formées par des
Discours sur Haïti
127
bras de mers, des rivières et des ports où tous types de vaisseaux peuvent
jeter l’ancre sans danger, facilitant le commerce. Protégée de chaque côté
par des montagnes altières, riches en verdure tropicale de leur base à leur
cime, ses eaux bleues parsemées ici et là des ailes blanches des bateaux
de commerce de tous les pays et de toutes les mers, la Baie de Port au
Prince rivalise presque avec celle de Naples, plus fameuse et la plus belle
du monde.
L’une des baies du pays a attiré le regard du gouvernement américain.
Le Môle St. Nicolas, dont nous avons beaucoup entendu parler et entendrons
parler beaucoup plus encore, est un port splendide. On le désigne,
comme il se doit, le Gibraltar de ce pays. Il commande le Passage du
Vent, la porte naturelle du commerce du nouveau comme de l’ancien
monde. Important maintenant, nos politiciens prévoient qu’il le sera
plus encore quand le Canal de Nicaragua sera achevé. Par conséquent,
nous voulons de ce port comme station navale. On pense que la nation
qui peut l’acquérir et le conserver sera maîtresse de la terre et de la mer
dans son voisinage. Des Américains ont dit quelques paroles irréfléchies
au sujet de l’acquisition de ce port. [Applaudissements.] «Nous devons
l’avoir pacifiquement, si nous pouvons, par la force si nécessaire » disent-
ils. Je doute que nous l’obtiendrons par l’un ou l’autre moyen, [Applaudissements]
pour la simple raison qu’Haïti ne se rendra pas paisiblement
et qu’il coûterait beaucoup trop de l’arracher d’elle de force. [Applaudissements.]
Je pensais, dans ma naïveté quand j’étais Ministre et
Conseiller Général en Haïti, qu’elle pourrait, en geste de courtoisie, faire
cette concession aux États-Unis, mais j’ai bientôt découvert que le jugement
d’un Ministre américain n’était pas le jugement d’Haïti. Jusqu’à ce
que je fasse l’effort pour l’obtenir, je ne connaissais pas la force et la vigueur
du sentiment avec lequel il allait être refusé. [Applaudissements.]
Haïti a quelque répugnance à perdre contrôle d’un seul pouce de son territoire.
[Applaudissements.] Aucun homme politique en Haïti n’oserait
faire peu de cas de ce sentiment. Aucun gouvernement ne pourrait le faire
sans qu’il ne coûte au pays révolution et effusion de sang. [Applaudissements.]
Je ne croyais pas que le Président Harrison souhaitait que je poursuive
le sujet jusqu’à obtenir ce résultat. [Applaudissements.] Au contraire,
je crois que, comme ami de la race noire, il désirait la paix dans ce pays.
[Applaudissements.]
La tentative de créer des sentiments de colère aux États-Unis contre Haïti,
parce qu’elle a jugé convenable de nous refuser le Môle St. Nicolas,
n’est ni raisonnable ni honorable. Il n’y avait ni insulte ni mauvaise foi
dans cette affaire. Haïti a le même droit de refuser que nous avons de demander
et il n’y avait d’insulte ni dans la demande ni dans le refus. [Applaudissements.]
Frederick Douglass
128
Ni l’importance commerciale d’Haiti, ni son importance géographique ou
numérique ne doivent être sous-estimées. [Applaudissements.] Si elle désire
beaucoup du monde, le monde désire beaucoup de ce qu’elle possède.
[Applaudissements.] Elle produit du café, du coton, du bois de campêche,
du bois d’ébène et du gaïac. Le revenu que le gouvernement réalise
de ces produits est entre neuf et dix millions de dollars. Avec un tel revenu,
si Haïti pouvait être délivrée des révolutions, elle pourrait facilement
devenir, en proportion à son territoire et à sa population, le pays le plus
riche du monde. [Applaudissements.] Et pourtant, elle est comparativement
pauvre, parce qu’elle est révolutionnaire.
La population d’Haïti est estimée à près d’un million. Je pense que le
nombre actuel dépasse cette estimation. Dans les villes et les cités du pays,
les gens sont en grande partie de sang mixe et leur couleur va du noir au
blanc. Mais les habitants de l’intérieur sont de sang noir pur. La couleur
dominante parmi eux est brun foncé avec un soupçon de chocolat.
A plusieurs égards, ils sont assez beaux. Il y a en eux une sorte de majesté.
Ils se tiennent debout avec fierté comme s’ils étaient conscients de
leur liberté et de leur indépendance. [Applaudissements.] J’ai trouvé les
femmes bien supérieures aux hommes. Elles sont élastiques, vigoureuses
et belles. Elles se déplacent avec la cadence d’un cheval de race. La production,
la richesse et la prospérité du pays dépendent largement d’elles.
[Applaudissements.] Elles fournissent des provisions aux villes et cités, les
transportant sur des distances de quinze à vingt miles 2 et souvent elles
portent un bébé comme charge additionnelle. Curieusement, ce bébé est
attaché au côté de la mère. Elles ont l’air de ne faire aucun cas de leur
fardeau, de la longueur du voyage ou de ce poids supplémentaire. Des
milliers de ces femmes de campagne en robes bleues simples et foulards
multicolores, marchent en file le long des routes conduisant à Port au
Prince. Le spectacle est certainement frappant et pittoresque. Une bonne
partie des produits du marché est aussi amenée des montagnes sur des
ânes, mules, petits chevaux et bétail. Dans le traitement de ces animaux,
nous voyons en Haïti une cruauté héritée de l’ancien système esclavagiste.
Elles les battent sans merci.
J’ai dit que les hommes ne m’ont pas frappé comme étant les égaux des
femmes. Je pense que cela est dû largement au fait que la plupart d’entre
eux sont contraints de passer une bonne partie de leur vie comme soldats
au service de leur pays et c’est une vie souvent néfaste à la croissance de
toutes qualités viriles. Un homme sur trois que vous rencontrez dans les
rues de Port-au-Prince est un soldat. Sa vocation est contre nature. Il est
séparé de son foyer et du travail. Il est tenté de passer une bonne partie
2 1 mile = 1.61 km.
Discours sur Haïti
129
de son temps à jouer, boire et à s’adonner à d’autres vices destructeurs;
des vices qui ne manquent jamais de se manifester de façon répulsive
dans les manières et le comportement de ceux qui s'y adonnent. Quand
j’ai marché à travers les rues de Port-au-Prince et ai vu ces hommes ternis,
délabrés et mous, je me suis surpris à reprendre sur Haïti la lamentation
de Jésus sur Jérusalem, me disant, « Haïti ! Pauvre Haïti! Quand
apprendra-t-elle et pratiquera-t-elle ce qui lui apportera la paix et le
bonheur 3? »
Aucune autre terre n’a de cieux plus lumineux. Aucune autre terre n’a
d’eau plus pure, de sol plus riche ou de climat plus heureusement diversifié.
Elle a toutes les conditions naturelles essentielles pour devenir un
pays noble, prospère et heureux. [Applaudissements.] Pourtant, la voici, déchirée
et brisée par les révolutions de factions bruyantes et par des anarchies;
pataugeant d’année en année dans un labyrinthe de misère sociale.
De temps en temps, nous la trouvons convulsée par une guerre civile, engagée
dans le terrible travail de la mort; répandant avec frénésie son propre
sang et conduisant ses meilleurs cerveaux à un exil sans espoir. Portau-
Prince, une ville de soixante mille âmes, capable d’être transformée
en l’une des plus saines, des plus heureuses et l’une des plus belles villes
des Antilles a été détruite par le feu une fois chaque vingt-cinq ans de son
histoire. L’explication est celle-ci : Haïti est un pays de révolutions.
Elles éclatent sans avertissement et sans excuse. La ville peut être là au
coucher du soleil et disparaître au matin. Des ruines splendides, autrefois
les maisons de riches, se voient dans chaque rue. Dans différentes parties
de la ville, de grands dépôts, autrefois les propriétés de riches commerçants,
nous sautent à la vue avec leurs murs détériorés et détruits. Quand
nous demandons: « D’où viennent ces ruines lamentables? » « Pourquoi
n’ont-elles pas été reconstruites? » on nous répond par un mot… un mot
d’agonie et de sombre terreur, un mot qui va au coeur de tous les malheurs
de ce peuple: « la révolution ! » Les incertitudes et insécurités
causées par cette folie révolutionnaire d’une partie du peuple sont telles
qu’aucune compagnie d’assurance n’assurera les propriétés à un taux que
les moyens du propriétaire lui permettent de payer. Dans de telles conditions,
il est impossible d’avoir un esprit quiet. Il y a même une anticipation
chronique, fiévreuse de désastres possibles. Des feux incendiaires:
Feux commencés spontanément comme marque d’insatisfaction contre le
gouvernement ; feux par vengeance personnelle, et feux pour promouvoir
une révolution sont d’une fréquence étonnante. On pense parfois que cela
est dû au caractère de la race. Loin de là. [Applaudissements.] Les gens
ordinaires en Haïti sont assez pacifiques. Ils n’ont aucun goût pour les
révolutions. La faute ne revient pas au grand nombre d’ignorants mais au
3 Cf. Lc 19,42.
Frederick Douglass
130
petit nombre des éduqués ambitieux. Trop fiers pour travailler et pas
disposés à faire du commerce, ils font de la politique l’affaire de leur
pays. Gouvernés ni par amour ni par compassion pour leur pays, ils ne se
soucient pas des abîmes où ils peuvent plonger. Aucun président, quel
que soit son degré de vertu, de sagesse et de patriotisme ne leur convient
quand il arrive qu’eux-mêmes n’ont pas le pouvoir.
Je souhaiterais pouvoir dire que ceux-ci sont les seuls conspirateurs contre
la paix en Haïti mais je ne le peux. Ils ont des alliés aux États-Unis.
Des développements récents ont montré que même un ancien Ministre
des États-Unis, résident et Consul Général de ce pays s’est prononcé contre
le gouvernement actuel d’Haïti. Il se trouve que nous avons des hommes
dans ce pays qui, pour réaliser leurs objectifs personnels et égoïstes
éventeront la flamme de la passion entre les factions en Haïti et aideront
en plus à fomenter des révolutions.
À leur honte, qu’on sache que des Américains hautement placés se sont
vantés de leur habileté à commencer une révolution en Haïti à leur gré.
Ils n’ont qu’à rassembler assez d’argent, disent-ils, avec lequel armer et
équiper les mécontents de chaque faction, pour atteindre leur objectif.
Des hommes qui ont de vieilles munitions de guerre ou de vieux bateaux
à vendre, des bateaux qui couleront à la première tempête, ont un intérêt
à attiser une lutte en Haïti Cela leur donne un marché pour leurs viles
marchandises. D’autres, aux tendances de spéculateurs et qui ont de
l’argent à prêter à un taux élevé d’intérêt sont heureux de conspirer avec
les chefs révolutionnaires de l’une ou l’autre faction pour leur permettre
de commencer une insurrection sanglante. Pour eux, le bien d’Haïti n’est
rien, l’effusion de sang humain n’est rien; le succès d’institutions libres
n’est rien et la ruine d’un pays voisin n’est rien. Ils sont des requins, des
pirates et des Shylock 4 avides d’argent à n’importe quel prix, même au
coût de vies ou de misère pour l’humanité.
C’est l’opinion de plusieurs personnes et la mienne également, que ces
révolutions seraient moins fréquentes s’il y avait moins d’impunité pour
leurs leaders. On leur étend le soi-disant droit d’asile. Ce droit est
miséricordieux pour quelques-uns mais cruel pour le plus grand nombre.
Tandis que ces astucieux conspirateurs de méchancetés échouent dans
leurs tentatives révolutionnaires, ils peuvent échapper aux conséquences
de leur trahison et de leur rébellion en courant se réfugier dans des légations
étrangères et les consulats. Une fois à l’intérieur des murs de ceuxci,
le droit d’asile prévaut et ils savent qu’ils sont à l’abri des poursuites
et qu’on leur permettra de quitter le pays sans atteinte à leur personne. Si
j’étais un citoyen d’Haïti, je ferais tout en mon pouvoir pour abolir ce
4 Usurier juif sans pitié dans Le Marchand de Venise de Shakespeare.
Discours sur Haïti
131
droit d’asile. Pendant le dernier trouble à Port-au-Prince, j’avais sous la
protection du drapeau américain, vingt des insurgés qui, après avoir
accompli leur forfait, furent tous embarqués en sécurité vers Kingston,
sans punition et, depuis, ont à nouveau comploté contre la paix de leur
pays. L’étrange est que ni le gouvernement ni les rebelles ne sont en
faveur de l’abolition de ce soi-disant droit d’asile parce que les fortunes
de guerre peuvent un jour rendre commode pour l’un ou l’autre d’entre
eux de trouver pareil abri.
Manifestement, cet esprit révolutionnaire d’Haïti est sa malédiction, son
crime, sa plus grande calamité et l’explication de ses conditions limitées
au point de vue civilisation. Cela la rend un objet de détresse pour ses
amis, chez elle et à l’étranger. Cela rejaillit sur la race noire de partout.
Nombre de ceux qui auraient volontiers cru en sa capacité de se gouverner
sagement et avec succès sont forcés parfois de baisser la tête par doute
et désespoir. Il est certain que tant que ce mauvais esprit prévaudra,
Haïti ne pourra pas s’élever très haut sur l’échelle de la civilisation. Tant
que cela prévaudra, l’ignorance et la superstition fleuriront et rien de bon
ne pourra pousser ni prospérer dans ses murs. Tant que cela prévaudra,
elle ressemblera à un homme qui se coupe au milieu des tombeaux 5.
Tant que cela prévaudra, son sol riche et fertile produira des ronces, des
épines et des herbes nuisibles. Tant que ce mauvais esprit prévaudra, sa
grande richesse naturelle sera dévastée et ses splendides possibilités
voleront en éclats. Tant que cet esprit prévaudra, elle attristera les coeurs
de ses amis et réjouira les coeurs de ses ennemis. Tant que cet esprit de
turbulence prévaudra, la confiance en ses fonctionnaires publiques
s’affaiblira et son indépendance bien gagnée sera menacée. Des intrigues
d’agression et des protectorats étrangers seront inventés. Tant que ce
mauvais esprit prévaudra, la foi en la valeur et la stabilité des ses institutions,
si essentielle au bonheur et au bien-être de son peuple s’évanouira.
Tant qu’il prévaudra, le bras de son industrie sera paralysé, son esprit
d’entreprise languira, les opportunités nationales seront négligées, les
moyens d’améliorer l’éducation seront limités, l’ardeur de son patriotisme
sera étouffée, sa gloire nationale sera ternie et ses espoirs et ceux de
ses amis seront flétris.
En sa présence, le commerce est interrompu, le progrès cesse, les rivières
restent sans ponts, les routes ne sont pas réparées, les rues ne sont pas pa-
5 Cf. Mc 5,2-5 : « Et aussitôt que Jésus eut débarqué, vint à sa rencontre, des
tombeaux, un homme possédé d'un esprit impur : il avait sa demeure dans les tombes
et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne, car souvent on l'avait lié
avec des entraves et avec des chaînes, mais il avait rompu les chaînes et brisé les
entraves, et personne ne parvenait à le dompter. Et sans cesse, nuit et jour, il était dans
les tombes et dans les montagnes, poussant des cris et se tailladant avec des pierres ».
Frederick Douglass
132
vées, les villes restent sans lumière, la saleté s’accumule dans ses marchés,
les mauvaises odeurs empuantissent l’air, et la maladie et la pestilence sont
invitées à accomplir leur travail de chagrin, de peine et de mort.
Port-au-Prince devrait être l’une des plus belles villes du monde. Aucune
cause naturelle n’explique sa condition actuelle. Aucune ville au monde
n’est, par nature, plus facilement drainée d’impuretés et maintenue
propre. La terre descend en pente jusqu’au bord de l’eau et l’eau pure et
étincelante des torrents coule à travers ses rues en route vers la mer. Avec
la paix établie fermement en ses frontières, cette ville pourrait être aussi
saine que New York, et Haïti pourrait facilement être en tête de toutes les
autres îles de la mer Caraïbe dans la course vers la civilisation.
Vous allez me demander de parler du président d’Haïti. Je vais le faire.
Quoiqu’on puisse dire ou penser de lui, j’affirme au contraire qu’il n’y a
aucun homme en Haïti qui comprenne plus pleinement ou ressente plus
profondément la nécessité d’avoir la paix dans son pays que le Président
Hyppolite. Aucun patriote plus sincère n’a jamais gouverné le pays. Les
membres de son administration, du premier au dernier ont eu le bien-être
de leur pays en vue. C’est contre le féroce esprit révolutionnaire d’une
partie de ses concitoyens qu’il a eu à être en garde et à lutter. Il l’a rencontré
plus férocement au sein de son gouvernement qu’ailleurs.
Malheureusement, ses concitoyens ne sont pas ses seuls détracteurs.
Bien qu’ami et bienfaiteur de son pays, et bien qu’il ait bravement combattu
contre complot, trahison et rébellion, au lieu de recevoir la sympathie
et le support de la presse et du peuple américains, cet homme a été
dénoncé comme un monstre cruel. Je vous déclare qu’aucun jugement au
sujet du Président Hyppolite ne pourrait être plus injuste et immérité que
celui-là.
Je le connais bien et ai soigneusement étudié son caractère et personne ne
peut regarder son visage pensif et écouter sa gentille voix sans se sentir
en présence d’un homme au bon coeur. Le portrait que l’on peint de lui
dans les journaux de New York, et que quelques-uns d’entre vous avez
sans doute vu, ne lui rend aucunement justice et, en fait, lui font une
étonnante injustice. Elle lui donne l’air d’une brute alors qu’en réalité il
est un bel homme, « noir mais avenant ». Ses traits son réguliers, son
port plein de dignité, ses manières raffinées et il donne l’impression d’un
homme d’honneur et d’un érudit. Sa conduite durant les récents troubles
en Haïti a été en effet prompte, dure et sévère mais, de l’opinion des citoyens
les plus réfléchis et patriotes de ce pays, elle n’était pas plus rigoureuse
que la nature de la situation l’exigeait. Ici, comme ailleurs, les
grands maux requièrent de grands remèdes. Les gouvernements doivent
être une terreur pour les malfaiteurs s’ils veulent que ceux qui font le
Discours sur Haïti
133
bien les glorifient. Cela n’aidera pas un gouvernement qui a le couteau de
la trahison à la gorge de porter son épée en vain 6. [Applaudissements.]
J’invoque pour le Président d’Haïti la charité et la justice que nous avions
une fois demandées pour notre président. Comme Abraham Lincoln, le
président Hyppolite a été dûment élu président d’Haïti et a prêté le serment
prescrit par son pays et quand la trahison et la rébellion ont soulevé
leurs têtes destructives, lui, comme M. Lincoln, les a abattues. Autrement
elles l’auraient abattu lui-même. [Applaudissements.] Hyppolite a fait
de même. Si l’un devrait être loué pour son patriotisme, l’autre doit l’être
aussi. Quand je représentais les États-Unis en Haïti, on m’accusait
souvent dans certains milieux d’être un ami d’Haïti. Je n’en ai pas honte.
Je confesse tout de suite que cette accusation est vraie et j’aurais été gêné
qu’il en soit autrement. Je suis, en effet, un ami d’Haïti mais pas dans le
sens que mes accusateurs aimeraient vous le faire croire. Ils voudraient
faire croire que je préférais les intérêts d’Haïti aux justes requêtes de mon
propre pays. Je rejette vigoureusement cette accusation et je défie n’importe
qui de la prouver. Je suis un ami d’Haïti et un ami de tout autre
peuple à qui le joug de l’esclavage a été imposé. En cela, je me tiens
avec les hommes et les femmes philanthropes de partout. Je suis l’ami
d’Haïti dans le même sens que le Général Harrison, le président des
États-Unis, est lui-même un ami d’Haïti. Je suis heureux d’être à même
de dire de lui, ici et maintenant, que je n’ai trouvé chez le Président
Harrison nulle trace du vulgaire préjugé, qui est de nos jours si méchant
dans certaines régions du Sud de notre pays, envers le nègre. Il m’a
envoyé pour représenter en Haïti non pas notre préjugé de race mais les
meilleurs sentiments de nos loyaux concitoyens, amants de la liberté. On
ne m’a présenté nulle mission méchante ou mercenaire. Les conseils qu’il
m’a donnés sont dignes de son sublime caractère. Il m’a autorisé, en
substance, à faire tout ce que je pourrais, en accord avec mes devoirs
envers les États-Unis, pour le bien-être d’Haïti et, autant que je le
pourrais, de la convaincre d’apprécier et de préserver ses institutions
libres et d’éliminer à tout prix tout motif pour les reproches qui sont
aujourd’hui lancés contre elle et contre la race de couleur à travers son
exemple.
Le langage du Président a été digne d’un magistrat en chef du peuple
américain - un peuple qui devrait être trop généreux pour profiter du
malheur des autres ; trop fier pour s’abaisser à la méchanceté; trop honnête
pour pratiquer la duplicité ; trop puissant pour menacer le faible et, à
tous les points de vue, trop grand pour faire montre de petitesse. Je suis
allé en Haïti, imbu des nobles sentiments du Général Harrison. C’est
6 Cf. Rm 13,4.
Frederick Douglass
134
pourquoi, avec d’autres, je l’ai nommé digne d’être son propre successeur
et je n’aurais pu nommer aucun autre homme plus digne de cet
honneur.
Du début de notre siècle à maintenant, Haïti et ses habitants, sous un aspect
ou un autre, ont vraiment été, pour des raisons variées, dans la pensée
du peuple américain. Tandis que l’esclavage existait chez nous, son
exemple était une épine tranchante à notre côté et une source d’alarme et
de terreur. Elle est arrivée dans la Communauté des Nations par le sang.
À l’époque de son arrivée, on l’avait décrite comme un véritable enfer
d’horreurs. Jusqu’à son nom était prononcé avec frémissement. Elle était
une étonnante et effrayante surprise et une menace pour tous les possesseurs
d’esclaves à travers le monde et, depuis, le monde esclavagiste a
gardé son oeil inquisiteur sur sa course.
À cause d’événements récents et de l’abolition de l’esclavage, l’affranchissement
des noirs dans notre pays et l’achèvement probable du canal
de Nicaragua, récemment, Haïti est devenue intéressante, sous un autre
aspect, pour les hommes d’état américains. Plus d’opinions, plus d’encre
et de papier lui ont été voués qu’à toutes les autres îles des Antilles
ensemble. Cet intérêt est à la fois politique et commercial car Haïti est de
plus en plus importante sous ces deux aspects. Mais, mis à part la politique
et le commerce, il n’y a peut-être, n’importe où ailleurs au monde,
aucun nombre équivalent de personnes dont l’histoire, le caractère et la
destinée puissent autant éveiller les sentiments, les idées et la recherche
qu’on en trouve dans l’histoire de son peuple.
Le pays lui-même, à part son peuple, a des attractions spéciales. Les premières
réalisations ont toujours eu un intérêt particulier et romantique,
simplement parce qu’elles sont les premières. En cela, Haïti est chanceuse.
Elle a été la première en beaucoup de choses. Elle a été le théâtre de
grands événements. Elle a été la première de tout le monde cis-Atlantique
sur qui le pied ferme de l’homme blanc, graduel et agressif dans sa
conquête de tout ce qui se trouve sur son passage s’est posé de façon permanente.
Ses grandes et anciennes forêts tropicales, ses champs et ses
montagnes ont été les premiers du Nouveau Monde à avoir leur silence
rompu par les chants et les voix trans-Atlantiques. Elle a été la première
à être envahie par la religion chrétienne et à être témoin de ses cérémonies
et ordonnances. Elle a été la première à voir une église chrétienne et
à regarder la croix du Christ. Elle a également été la première à être
témoin de l’amère agonie du nègre se courbant sous le fouet tâché de
sang des maîtres d’esclaves chrétiens. Heureusement aussi pour elle, elle
a été le premier pays du Nouveau Monde où l’homme noir a revendiqué
son droit d’être libre et a été assez brave pour se battre pour sa liberté et
assez chanceux pour la conquérir.
Discours sur Haïti
135
En pensant à Haïti, un fait douloureux, troublant et contradictoire nous
frappe au départ. Le voici : l’esclavage des noirs a été apporté au Nouveau
Monde par les mêmes personnes qui ont donné à Haïti sa religion et
sa civilisation. Aucun peuple n’a jamais montré plus de zèle religieux ou
n’a fait plus attention aux ordonnances de l’église chrétienne que les
Espagnols; et pourtant aucun peuple n’a jamais été coupable de plus d’injustice
et de cruauté à vous glacer le sang envers leurs semblables que ces
mêmes religieux espagnols. Des hommes plus versés dans la théorie religieuse
que je ne le suis peuvent peut-être expliquer et réconcilier ces
deux faits; mais pour moi, ils semblent prouver que l’homme peut être
très pieux et pourtant complètement sans pitié ; très religieux et pourtant
pratiquer les crimes les plus immondes. Ces chrétiens espagnols ont
trouvé en Haïti un million d’hommes et de femmes inoffensifs, et en
moins de soixante ans, ils les avaient presque tous massacrés. Avec la religion
sur leurs lèvres, le tigre dans leurs coeurs et le fouet de l’esclave
dans leurs mains, ils ont fouetté ces innocents indigènes, les poussant au
dur labeur, à la mort et à l’extinction. Quand ces âmes pieuses eurent
détruit les indigènes, ils ouvrirent le commerce des esclaves avec l’Afrique
dans le dessein d’être miséricordieux. Tel est, du moins, le témoignage
de l’histoire.
Aussi intéressant que soit Haïti en tant que premier berceau de la religion
et de la civilisation américaines, , ses habitants actuels sont encore
plus intéressants pour avoir été acteurs de grands événements moraux et
sociaux. Ceux-ci ont été à peine moins sinistres et étonnants que les
terribles tremblements de terre qui ont parfois déplacé leurs montagnes et
détruit leurs villes et leurs cités. Les conditions dans lesquelles le
gouvernement républicain d’Haïti a pris naissance sont bizarres. Le fait
important concernant son peuple est qu’il est composé d’esclaves noirs
qui ont conquis leurs maîtres par la force et se sont rendus libres et
indépendants. Comme peuple rendu libre ainsi et l’étant demeuré
pendant quatre-vingt sept ans, on leur demande maintenant de justifier
leur prétention à faire partie des états du monde civilisé, par une conduite
digne d’une nation civilisée. L’ethnologue les observe avec des yeux curieux
et les interroge sur une base raciale. L’homme politique questionne
leur capacité de se gouverner tandis que l’érudit et le philanthrope sont
intéressés à leur progrès, leur amélioration et à la question de leur destinée.
Mais, aussi intéressant qu’il soit pour tous ceux-là et pour d’autres, le
peuple d’Haïti, en vertu de son identité ancestrale, est plus intéressant
pour le peuple de couleur des États Unis que pour tous les autres, car le
Nègre, comme le Juif, ne peut jamais se séparer de son identité et de sa
race. La couleur fait pour l’un ce que la religion fait pour l’autre et rend
Frederick Douglass
136
tous deux distincts du reste de l’humanité. N’importe où la prospérité ou
le malheur pourrait conduire le nègre, il est identifié avec sa race et en
partage le sort. On nous dit d’aller en Haïti, d’aller en Afrique. Ni Haïti
ni l’Afrique ne peuvent nous épargner notre destin commun. Que nous
soyons ici ou là-bas, nous devons nous élever ou tomber avec la race.
Par conséquent, nous pouvons faire à peu près autant pour l’Afrique ou
pour Haïti par notre bonne conduite et notre succès ici que pour n’importe
quel autre pays au monde. Parler d’améliorer notre vie en nous débarrassant
de la race blanche est une grave erreur. Il est aussi inutile pour le
noir de penser à se débarrasser de l’homme blanc que pour le Blanc de
penser à se débarrasser du Noir. Ils sont simplement les deux groupes raciaux
qui ne peuvent être exclus de n’importe quelle partie du globe et ne
peuvent pas non plus s’exclure mutuellement. Par conséquent, nous ferions
aussi bien de décider de vivre ensemble ici que d’aller ailleurs. De
plus, pour des raisons évidentes, jusqu’à ce que nous arrivions à nous
faire respecter aux États Unis, nous ne seront pas respectés en Haïti, ni en
Afrique ni ailleurs.
Au sujet de mon estime et de mon amitié pour Haïti, j’en ai déjà parlé.
J’ai déjà plus ou moins parlé également de ses fautes car elles sont nombreuses
et graves. Cependant, je montrerai, avant de terminer, qu’avec
toutes ses fautes, vous et moi et nous tous avons des raisons de respecter
Haïti pour les services qu’elle a rendus à la cause de la liberté et de l’égalité
des hommes à travers le monde, et pour les nobles qualités dont elle a
fait montre dans toutes les pénibles conditions des premiers jours de son
histoire.
Depuis mon retour aux États Unis, on m’a pressé de toutes parts de
prédire ce que sera le futur d’Haïti - si elle arrivera jamais à maîtriser et
à dompter les éléments turbulents à l’intérieur de ses frontières pour devenir
une République disciplinée. Si elle maintiendra sa liberté et son
indépendance, ou, finalement, les perdra toutes les deux et deviendra un
sujet de l’une ou l’autre des puissantes nations du monde qui semblent la
convoiter. Le point encore plus important est si elle succombera à l’anarchie,
au chaos et à la barbarie ou s’élèvera à la dignité et au bonheur
d’une nation hautement civilisée et fera honneur à la race noire.
Je suis libre de dire que je crois qu’elle remplira cette dernière condition
et cette destinée. Cependant, selon un groupe d’écrivains tels que Mr.
Froude et ceux qui lui font écho, des hommes et des femmes qui écrivent
ce qu’ils savent que le préjugé du moment acceptera et achètera, cette
question a déjà été répondue de façon véhémente contre Haïti et les possibilités
de la race nègre en général.
Discours sur Haïti
137
On nous dit qu’Haïti est déjà condamnée - qu’elle est en déclin vers la
barbarie; et, pire encore, on affirme que lorsque le nègre est livré à luimême,
en Haïti ou ailleurs, il gravite inévitablement vers la barbarie.
Hélas, pour la pauvre Haïti! et hélas, pour le pauvre nègre de partout, si
ces allégations étaient fondées.
L’argument tel qu’énoncé contre Haïti est que, depuis sa liberté, elle est
devenue paresseuse, qu’elle s’adonne à une flagrante idolâtrie, et que ces
démons s’accroissent. Que la pratique du vodou, du fétichisme, de l’adoration
du serpent et du cannibalisme y est prévalente que les petits
enfants sont engraissés pour être tués et offerts en sacrifice à leurs divinités
vodous; que de grands garçons et filles courent les rues des villes et
cités nus et que les choses en général vont de mal en pis.
En réponse à ces sombres et écrasantes allégations, il me suffira seulement
de faire une déclaration générale. J’admets tout de suite qu’il y a
beaucoup d’ignorance et beaucoup de superstition en Haïti. En général,
le peuple là-bas croit beaucoup dans les divinations, charmes, sorcelleries,
maléfices et dans le pouvoir surnaturel et la capacité de leurs prêtres
du Vodou d’accomplir des miracles. A cause de cela, il y a un sentiment
de superstition et de crainte mutuelle dont la tendance destructrice ne
peut être exagérée. Mais le degré d’obscurité qu’a supporté la société,
qu’elle peut supporter et supporte encore sans tomber en pièces et sans
s’abandonner sans espoir à la barbarie est étonnant.
Qu’on se rappelle que la superstition et l’idolâtrie, sous une forme ou une
autre, n’ont pas été confinés, dans le passé, à un lieu ou une localité ni ne
le sont dans le présent et que, même dans notre âge de lumières, nous
n’avons pas besoin de voyager loin de notre propre pays, de l’Angleterre,
l’Écosse, l’Irlande, la France, l’Allemagne ou l’Espagne pour trouver des
traces considérables de superstition flagrante. En Amérique, nous consultons
des esprits familiers. La Reine Victoria fait chercher de l’eau du
Jourdain pour baptiser ses enfants, comme si l’eau de cette rivière était
meilleure que celle de n’importe quelle autre rivière. Plusieurs parcourent
des milliers de miles dans cet âge de lumière pour aller voir un ancien
châle taillé d’une pièce qui est supposé avoir des vertus divines. Les
chrétiens à Rome baisent le gros orteil d’une image noire appelée St
Pierre et gravissent des escaliers sur leurs genoux pour gagner des faveurs
divines. Ici, nous construisons des maisons et les appelons maisons
de Dieu et y allons pour rencontrer Dieu, comme si le Tout-Puissant
demeurait dans des temples faits par les mains des hommes. Moi-même,
je ne suis pas tout à fait dénué de superstition. Je préfèrerais m’asseoir à
une table de douze personnes plutôt qu’à une de treize; et je préfèrerais
voir la nouvelle lune par-dessus mon épaule droite d’abord plutôt que
par-dessus la gauche bien que ma raison me dise que cela ne fait aucune
Frederick Douglass
138
sorte de différence par-dessus quelle épaule je vois la nouvelle ou l’ancienne
lune. Et à quel point le matériel d’une maison est-il meilleur que
celui d’une autre ?
L’homme peut-il construire une maison plus sacrée que celle que Dieu
lui-même a bâtie pour les enfants des hommes? Si on dénie à des hommes
une civilisation future à cause de leurs superstitions, il y a d’autres
peuples que celui d’Haïti à qui on doit aussi la dénier. Sous une forme
ou une autre, la superstition se trouvera partout et parmi toutes sortes de
personnes, (qu’elles soient) importantes ou de petites conditions. Il fut un
temps où la Nouvelle Angleterre croyait aux sorcières et pourtant, elle est
devenue hautement civilisée.
On accuse Haïti du terrible crime de sacrifier de jeunes enfants à ses
dieux vodous et vous voudrez savoir ce que j’ai à répondre à cette choquante
allégation. Ma réponse est celle-ci : Lorsque je vivais en Haïti,
j’ai fait beaucoup de recherches au sujet de cette prétendue pratique tellement
horrible. J’ai interrogé plusieurs personnes à ce sujet mais n’ai jamais
rencontré quelqu’un qui a pu dire qu’il avait jamais vu un pareil cas
de sacrifice humain. Je n’ai jamais non plus trouvé quelqu’un qui ait jamais
rencontré aucune autre personne qui ait dit qu’il avait vu un tel acte
de sacrifice humain. Je sais que ce n’est pas conclusif parce que des choses
étranges ont parfois été faites au nom de Dieu et dans la pratique de la
religion. Vous savez que notre bon père Abraham (pas Abraham Lincoln),
a jadis pensé que cela plairait à Jéhovah qu’il tue son fils Isaac et
lui offre un sacrifice sur l’autel. De tout temps, des hommes ont pensé
gagner des faveurs de leurs divinités ou échapper à leur colère en leur offrant
quelque chose de grande et spéciale valeur. Parfois, c’était le premier-
né du troupeau, et parfois, c’était le lard d’animaux engraissés pour
qu’ils soient agréables et acceptables à l’être divin. Comme si un être
divin pouvait beaucoup agréer le goût ou l’odeur de telles offrandes. Les
hommes sont devenus plus sensés de nos jours. Ils gardent, sentent et
mangent leurs boeufs et moutons gras eux-mêmes.
En ce qui concerne les petits garçons et filles courant nus dans les rues, je
dois dire que, bien qu’on trouve ce genre de cas et en plus grand nombre
que nous ne serions disposés à tolérer, avec les idées de nos régions, ils
sont néanmoins les exceptions à la règle générale en Haïti. Dans les rues
de Port-au-Prince, pour chaque enfant qui est nu, vous en verrez cent
habillés décemment; et pourtant nos correspondants et touristes de six
jours en Haïti, vous porteraient à penser que la nudité est la règle là-bas
et les vêtements décents l’exception. On doit se rappeler aussi, que dans
un climat comme celui d’Haïti, les gens considèrent davantage le confort
de leurs enfants à ce respect qu’une peur quelconque d’indécence de
leurs petits corps innocents.
Discours sur Haïti
139
Un mot au sujet de l’adoration du serpent. Cette pratique n’est pas nouvelle
dans l’histoire de la religion. Elle est aussi vieille que l’Égypte et
est une partie de notre propre système religieux. Moïse éleva le serpent
dans le désert comme un remède à une grande maladie, et notre Bible
nous raconte des choses merveilleuses faites par le serpent, en tant que
guérisons miraculeuses. De plus, il semble avoir été disponible et avoir
accompli de merveilleux exploits au Jardin d’Éden et avoir exercé une
forte et mystérieuse influence en décidant du sort de l’humanité pour le
temps et l’éternité. Sans le serpent, le plan de salut lui-même ne serait pas
complet. Il n’est pas étonnant alors qu’Haïti, ayant tant entendu parler du
serpent dans ces respectables lieux et sublimes relations, ait acquis
quelque respect pour une divinité si puissante et si ancienne.
Mais que sera le futur d’Haïti ? Sera-t-il civilisation ou barbarie? Haïti
restera-t-elle un état indépendant ou sera-t-elle avalée par l’une ou l’autre
des grandes nations? Où se dirige-t-elle? En vue de ces questions, nous
ne devrions permettre à aucun préjugé de nous influencer d’un côté ou de
l’autre. Si c’est vrai que le Nègre, livré à lui-même, tombe dans la
barbarie, comme on le prétend, le Nègre par-dessus et au-delà de tous les
autres au monde devrait le savoir et le reconnaître.
Mais on dit que les Haïtiens sont paresseux. Bon, avec les conditions de
vie si faciles et l’accomplissement du travail si peu attrayant, l’étonnant
n’est pas que les hommes d’Haïti soient paresseux mais, plutôt, qu’ils se
donnent même la peine de travailler. Mais ce n’est pas vrai que les gens
d’Haïti soient aussi paresseux qu’on les représente d’habitude. Il y a
beaucoup de travail rigoureux qui se fait en Haïti, et au niveau mental et
au niveau physique. Ceci est vrai, non seulement dans les altitudes
accessibles où l’air est frais et tonifiant mais aussi dans les basses régions
où le climat est chaud, brûlant et affaiblissant. Personne ne peut voir les
navires à flot dans les splendides ports d’Haïti, et voir les considérables
importations et exportations du pays sans voir également que quelqu’un
travaillait là. Un revenu de millions de dollars ne se réalise pas dans un
pays où personne ne travaille. Clairement, nous ne devrions pas émettre
un jugement hâtif sur une question d’une importance si capitale. Cela ne
devrait pas être déterminé d’un coup de plume et sur de simples
apparences du moment. Il y a des flux et reflux dans la marée des affaires
humaines, et Haïti n’est pas une exception à cette règle. Il y a eu des
moments dans son histoire où elle promettait de faire de grands progrès,
et d’autres où elle semblait rétrograder. Nous devrions la considérer à la
vaste lumière de toute son histoire et bien observer sa conduite dans les
vicissitudes variées qu’elle a traversées. À partir de cette large vue, je
suis sûr qu’Haïti sera justifiée.
Frederick Douglass
140
Le grand Daniel O’Connell a dit une fois que l’histoire de l’Irlande pourrait
être tracée, comme un homme blessé à travers la foule, par le sang.
La même chose peut être dite de l’histoire d’Haïti comme état libre. Sa
liberté est née dans le sang, a été bercée dans le malheur et a plus ou
moins vécue dans une tempête de turbulence révolutionnaire. Il est important
de savoir comment elle s’est comportée dans ces tempêtes. De
mon point de vue, il y a un fait important, fondamental et qui réjouit l’âme
concernant Haïti. C’est celui-ci: Malgré toutes les pénibles vicissitudes
de son histoire, malgré toutes les machinations de ses ennemis domestiques,
malgré toutes les tentations venant de l’étranger, malgré toutes
ses nombreuses et destructives révolutions, elle est demeurée fidèle à
elle-même, fidèle à son autonomie, et demeure néanmoins un état libre et
indépendant. Aucun pouvoir sur cette vaste terre ne l’a encore induite ou
séduite à chercher un protecteur étranger ou l’a forcée à baisser sa fière
tête devant un gouvernement étranger.
Nous parlons d’assumer un protectorat sur Haïti. Nous ferions mieux de
ne pas essayer. Son entière histoire met en doute le succès d’une telle
entreprise. Elle préférerait abandonner ses ports et ses havres, se retirer
dans la sûreté de ses montagnes ou brûler ses villes et verser son chaud et
rouge sang tropical sur leurs cendres plutôt que de se soumettre à la
dégradation de n’importe quel joug étranger, aussi bienveillant qu’il soit.
Quelles que soient l’origine des sources de sa honte et de son malheur,
elle a une source de grande satisfaction : elle vit fièrement dans la gloire
de sa liberté gagnée bravement et son sang a acheté son indépendance, et
elle n’a permis à nul pied hostile de fouler son sol sacré en paix depuis
l’heure de son indépendance jusqu'à maintenant. Son autonomie future
est sûre, au moins. Civilisée ou sauvage, quel que soit ce que le futur lui
réserve, Haïti est le pays de l’homme noir maintenant et à jamais.
[Applaudissements.]
En juste défense d’Haïti, je peux aller un pas plus loin. Je peux parler
d’elle, non seulement avec admiration mais aussi avec gratitude. Elle a
magnifiquement servi la cause de l’universelle liberté humaine. Nous ne
devrions pas oublier que la liberté dont vous et moi jouissons aujourd’hui;
que la liberté dont huit cent mille gens de couleur jouissent dans
les Antilles britanniques ; la liberté que la race noire partout au monde a
reçue, est due en grande partie à la brave position prise par les fils noirs
d’Haïti il y a quatre-vingt dix ans. Quand ils ont sonné l’heure de la liberté,
ils l’ont construite mieux qu’ils ne le savaient. Leurs épées n’ont
pas été et ne pouvaient pas être dégainées simplement pour eux seuls. Ils
étaient enchaînés et liés ensemble avec leur race et en se battant pour leur
liberté, ils se sont battus pour la liberté de chaque homme noir dans le
monde [Applaudissements prolongés.]
Discours sur Haïti
141
On dit des anciennes nations que chacune avait sa mission spéciale dans
le monde et que chacune a enseigné au monde une importante leçon. Les
Juifs ont enseigné au monde une religion, la notion sublime de la Divinité.
Les Grecs ont enseigné au monde la philosophie et la beauté. Les Romains
ont enseigné au monde la jurisprudence. L’Angleterre est la plus
avancée des nations modernes en commerce et manufactures. L’Allemagne
a enseigné au monde à penser tandis que la République Américaine
est en train de donner au monde un exemple de gouvernement du peuple,
par le peuple et pour le peuple. [Applaudissements.] Parmi ces larges corps,
la petite communauté d’Haïti, ancrée dans la mer Caraïbes a eu sa mission
dans le monde et une mission que le monde avait grand besoin d’apprendre.
Elle a enseigné au monde le danger de l’esclavage et la valeur
de la liberté. A cet égard, elle a été la plus grande de tous nos professeurs
modernes.
Parlant pour le Nègre, je peux dire que nous devons beaucoup à Walker
pour son Appel 7 ; à John Brown [Applaudissements] pour le coup frappé à
Harper’s Ferry, à Lundy et Garrison pour leur plaidoyer. [Applaudissements.]
Nous devons beaucoup spécialement à Thomas Clarkson, [Applaudissements]
à William Wilberforce, à Thomas Fowell Buxton, et aux
sociétés anti-esclavagistes chez nous et à l’étranger; mais nous devons incomparablement
plus à Haïti qu’à eux tous. [Applaudissements prolongés.]
Je la considère comme la pionnière et l’originale émancipatrice du dixneuvième
siècle. [Applaudissements.] Ce fut son exemple unique et courageux
qui, en premier lieu, instilla dans le monde chrétien un certain sens
de la nature humaine du Nègre. C’est elle qui, la première, réveilla le
monde chrétien au sens du « danger de pousser trop loin l’énergie qui
sommeille dans le bras d’un homme noir ». [Applaudissements.] Jusqu’à ce
qu’Haïti se lance à la conquête de la liberté, la conscience du monde
chrétien dormait profondément au sujet de l’esclavage. Elle était à peine
troublée, ne serait ce que par un rêve, par ce crime contre la justice et la
liberté. Le Nègre était, dans son estimation, une créature-mouton n’ayant
aucun droit que l’homme blanc était obligé de respecter, un animal docile,
une sorte d’âne, capable de porter des fardeaux et recevant des écorchures
de la part d’un maître blanc, sans ressentiment, et sans résistance.
La mission d’Haïti a été de dissiper cette dégradation et dangereuse illusion
et de donner au monde une nouvelle et correcte révélation du caractère
de l’homme noir. Cette mission, elle l’a accomplie et elle l’a bien
accomplie. [Applaudissements.]
7 David Walker, un abolitionniste, avait écrit « Walker’s Appeal in Four Articles:
Together With a Preamble to the Coloured Citizens of the World, but in Particular
and Very Expressly to Those of the United States of America », un appel aux noirs à la
rébellion, publié le 28 septembre 1829.
Frederick Douglass
142
Jusqu’à ce qu’elle parle, aucune nation chrétienne n’avait aboli l’esclavage
des noirs. Jusqu’à ce qu’elle parle, aucune nation chrétienne n’avait
montré au monde un effort organisé pour abolir l’esclavage. Jusqu’à ce
qu’elle parle, les négriers, suivi par des requins affamés, avides de dévorer
les esclaves morts et mourant lancés pardessus bord pour les nourrir,
labouraient en paix l’océan Sud Atlantique, peignant la mer avec le sang
des nègres. Jusqu’à ce qu’elle parle, la traite des esclaves était approuvée
par toutes les nations chrétiennes du monde, y compris notre terre de liberté
et de lumière. Des hommes ont fait leurs fortunes au moyen de ce
trafic infernal et on les estimait de bons chrétiens, modèles et images du
Sauveur du monde. Jusqu'à ce qu’Haïti parle, l’église était silencieuse et
la chaire muette. Les trafiquants d’esclaves vivaient et les trafiquants
d’esclaves mouraient. Les oraisons funèbres étaient prêchés sur leurs dépouilles
et on disait d’eux qu’ils étaient morts dans les triomphes de la
foi chrétienne et étaient allés au ciel parmi les justes.
Pour avoir une conception ou une mesure quelque peu juste de l’intelligence,
de la solidarité et du grand courage du peuple d’Haïti quand il se
trouvait sous le commandement de Toussaint L'Ouverture [Applaudissements
prolongés] et de l’intrépide Dessalines, vous devez vous rappeler
quelles étaient les conditions dans lesquelles il évoluait; que toutes les
îles avoisinantes avaient des esclaves et qu’il ne pouvait se tourner vers
aucune d’elles pour trouver sympathie, support et coopération. Haïti a
pressé toute seule le raisin. Sa main était contre le monde chrétien et la
main du monde chrétien était contre elle. Son entreprise était désespérée
et elle savait qu’elle devait aller de l’avant ou périr.
Dans l’histoire grecque ou romaine, on ne peut trouver plus grande audace.
Ce sera toujours un sujet d’émerveillement et de surprise pour ceux
qui s’en soucient qu’un peuple maintenu dans un esclavage abject, soumis
au fouet et maintenu dans l’ignorance des belles lettres, comme ces
esclaves l’étaient, ait su assez ou qu’il lui soit resté assez de force pour
réunir, organiser et se choisir des leaders de confiance et aux coeurs
loyaux qu’il pouvait suivre dans les mâchoires de la mort pour obtenir sa
liberté [Applaudissements.]
En prédisant donc le futur de ce peuple, j’insiste que l’on donne une certaine
importance à ceci et à un autre important fait de base: la liberté
d’Haïti ne lui a pas été accordée comme une faveur, mais conquise
comme un droit! [Applaudissements.] Son peuple s’est battu pour elle. Ils
ont souffert pour elle, et des milliers d’entre eux ont enduré les tortures
les plus horribles, et sont morts pour elle. On dit bien qu’un peuple à qui
la liberté est donnée ne peut jamais la porter aussi majestueusement que
ceux qui se sont battus et ont souffert pour l’acquérir. Ici, comme ailleurs,
ce qu’on gagne facilement, on est passible de perdre facilement.
Discours sur Haïti
143
Mais quand un homme s’est battu pour gagner quelque chose, il se battra
encore pour la garder. Haïti a été soumise à ce test dès le début et elle a
subi l’épreuve avec honneur, comme de l’or purifié au creuset. [Applaudissements.]
Pour asservir à nouveau ces braves fils de la liberté qui s’étaient affranchis
eux-mêmes, la France envoya en Haïti, au cours des années 1802-
1803, environ 50,000 hommes tirés de ses troupes aguerries, commandées
par les généraux les plus expérimentés et les plus habiles. L’histoire
nous dit ce que sont devenus ces braves et habiles guerriers de France.
Elle montre qu’ils ont partagé le sort de Pharaon et de ses armées. La
virilité nègre, la bravoure nègre, le génie et le talent militaire nègres aidés
par la fièvre jaune et la pestilence eurent raison d’eux. Leurs âmes par
milliers furent rapidement expédiées dans l’éternité et leurs os furent
dispersés sur les montagnes d’Haïti, pour y blanchir, brûler et disparaître
sous le brutal soleil tropical. Depuis 1804, Haïti a maintenu son indépendance
nationale. [Applaudissements.] Je lance ces faits aux pieds des détracteurs
des Nègres et d’Haïti. Peut-être qu’ils les aideront à solutionner
le problème de son avenir. Non seulement ils indiquent le courage du
Nègre mais ils démontrent aussi son intelligence. [Applaudissements.]
Il ne peut y avoir de meilleur test de l’intelligence d’un peuple que ce qui
est fourni dans ses lois, ses institutions et à travers ses hommes de marque.
Produire ceci avec un degré considérable de perfection requiert un
ordre élevé de talent. Haïti n’a aucune raison de se dérober à ce test ou à
aucun autre.
On classifie la grandeur humaine selon trois catégories: premièrement,
grandeur d’administration; deuxièmement, grandeur d’organisation; et
troisièmement, grandeur de découverte, la dernière étant le plus haut
ordre de grandeur humaine. Dans toutes les trois, Haïti fait bonne figure.
Ses Toussaint L'Ouverture, ses Dessalines, ses Christophe, ses Pétion, ses
Rigaud et autres, leurs ennemis en étant juges, étaient des hommes de
grands talents. [Applaudissements.]
Ils étaient grands dans tous les trois aspects de la grandeur humaine. Que
n’importe qui dans notre pays hautement favorisé, entreprenne d’organiser
une armée de recrues sans expérience et surtout, que n’importe quel homme
de couleur entreprenne d’organiser des hommes de sa propre race et de
les soumettre à la discipline militaire et il verra immédiatement la dure
tâche qu’Haïti avait sur la main en résistant à la France et à l’esclavage, et
il sera tenu d’admirer les talents et le caractère dont ont fait montre ses fils
en formant et en dirigeant ses armées et en remportant sa liberté. [Applaudissements.]
Frederick Douglass
144
Mais Haïti a fait plus que de produire des armées et de discipliner des troupes.
Elle a organisé et a maintenu un gouvernement pendant quatre vingt
sept ans. Bien qu’elle ait été emportée de temps en temps par des tourbillons
de turbulence déréglée; bien qu’elle aie été secouée par des tremblements
de terre d’anarchie chez elle, et a rencontré les explosions glaciales
du préjugé et de la haine du monde extérieur; bien qu’elle ait été assaillie
par le feu et l’épée du dehors et de l’intérieur, elle a, à travers toutes les
machinations de ses ennemis, maintenu un gouvernement civil bien défini
et continue à le maintenir aujourd’hui. [Applaudissements.] Elle est représentée
à toutes les cours d’Europe par des hommes capables, et, en retour,
elle a des représentants de toutes les nations d’Europe dans sa capitale.
Elle a ses systèmes judiciaire, exécutif et législatif. Elle a sa Chambre de
Représentants et son Sénat. Toutes les fonctions gouvernementales ont été
et sont maintenant accomplies régulièrement sur son territoire. Qu’est-ce
que tout cela signifie? Je réponds: Beaucoup. Et c’est tout à son crédit. Si
c’est vrai que tout le présent et tout l’avenir reposent sur tout le passé, il y a
de solides raisons d’espérer pour Haïti. Il y a une bonne chance qu’elle
puisse encore être hautement progressiste, prospère et heureuse. [Applaudissements.]
Ceux qui ont étudié l’histoire de la civilisation, avec la plus grande
gamme d’observation et la plus profonde généralisation philosophique,
nous disent que les hommes sont gouvernés par leurs actions passées;
que ce qu’ils ont fait en une circonstance, il est probable qu’ils le feront
en des circonstances similaires quand celles-ci se présenteront. Dans le
passé, Haïti a formé plusieurs hommes érudits, capables et patriotes. Elle
a émis de sages lois pour son gouvernement. Parmi ses citoyens, elle a eu
des hommes de Lettres et des hommes d’État, des journalistes instruits,
des avocats capables et d’éminents médecins. Elle a maintenant des
hommes éduqués, dans l’Église et dans son gouvernement, et elle est,
maintenant comme toujours, dans le courant de la civilisation. Elle est
peut-être lente et haletante dans la course, mais elle avance dans la bonne
direction. [Applaudissements.]
La déclaration qu’elle est sur la pente, descendant vers la barbarie, est
facile à faire mais difficile à prouver. Mon observation et mon expérience
quand j’étais dans ce pays ne le démontrent pas du tout. J’ai la bonne
fortune de posséder les moyens de comparaison, en ce qui a trait à « ce
qu’Haïti était et ce qu’Haïti est »; ce qu’elle était il y a vingt ans et ce
qu’elle est maintenant. J’ai visité ce pays il y a vingt ans et y passe
beaucoup de temps depuis et je n’ai aucune hésitation à dire, qu’avec tout
ce que j’ai dit de ses révolutions et de sa civilisation défectueuse, je peux
rapporter une amélioration évidente et agréable dans l’état de son peuple
maintenant, comparé à ce qu’il était il y a vingt ans. [Applaudissements.]
Discours sur Haïti
145
À Port-au-Prince, qu’on peut prendre comme une juste expression de la
condition générale du pays, j’ai vu plus d’apparent bonheur domestique,
plus de richesse, plus de propreté personnelle, plus d’attention aux vêtements,
plus de voitures roulant à travers les rues, plus d’activités commerciales,
plus d’activités, plus d’écoles, plus d’enfants bien habillés et
bien soignés, plus d’églises, plus d’enseignants, plus de Soeurs de la Charité,
plus de respect pour le mariage, plus de confort familial, plus d’attention
aux conditions sanitaires, un meilleur approvisionnement d’eau,
un meilleur clergé catholique, plus d’attention aux observances religieuses,
plus d’élégantes résidences, et plus de tout ce qui est désirable
que je n’avais vu il y a vingt ans. [Applaudissements.]
À cette époque, Haïti était isolée. Elle était en dehors de la communication
télégraphique avec le monde civilisé. Elle a maintenant une telle
connexion. Elle a payé pour son propre câble et avec son propre argent.
Cela a été accompli sous le si maltraité Président Hyppolite. [Applaudissements.]
À l’époque, il n’y avait aucun effort pour éclairer ses rues. Maintenant,
les rues principales sont éclairées. Les rues sont pleines de voitures
la nuit mais aucune n’a le droit de circuler sans allumer ses phares,
et on accorde une grande attention à la paix et au bon ordre des citoyens.
On parle souvent très fort en Haïti, mais les Haïtiens en viennent rarement
aux mains.
Même ses révolutions sont moins sanguinaires et impitoyables maintenant
qu’auparavant. Dans beaucoup de cas, elles ont eu lieu avec un
grand mépris des droits privés, la destruction de propriétés et la perpétration
d’autres crimes, mais on n’a permis à rien de ce genre de se produire
dans la révolution qui a porté le Président Hyppolite au pouvoir. Son investiture
s’est déroulée de façon aussi disciplinée que celles de n’importe
quel président des États-Unis. [Applaudissements.]
Avant que nous nous prononcions contre la probabilité de progrès en
Haïti, nous devrions examiner l’histoire du progrès d’autres nations. Certains
des États les plus avancés et les plus hautement civilisés de notre
monde d’aujourd’hui, étaient, il y a quelques siècles, aussi profondément
dépravés en morale, manières et coutumes qu’Haïti est supposée l’être
aujourd’hui. La Prusse qui est aujourd’hui l’arbitre de la paix et de la
guerre en Europe et a dans ses frontières les penseurs les plus profonds
du dix-neuvième siècle, était, il y a trois siècles, tout comme Haïti, le
théâtre de factions en conflit et la scène d’immoralités flagrantes. La
France, l’Angleterre, l’Italie et l’Espagne ont toutes traversé les luttes et
les tourmentes de guerres de faction dont les pareilles font maintenant
d’Haïti un objet de risée et de sifflements d’un monde moqueur. PuisFrederick
Douglass
146
qu’ils ont su traverser ces périodes de violence, pourquoi Haïti ne peutelle
pas en faire autant? [Applaudissements.]
On devrait aussi se rappeler qu’Haïti est encore dans son enfance.
Donnez-lui du temps! Donnez-lui du temps! Bien que quatre-vingt ans
soient peut-être un bel âge pour un homme, ils peuvent être comme une
année dans la vie d’une nation. Avec un peuple commençant une vie nationale
comme Haïti l’a fait, avec un matériel aussi frustre chez elle et
des forces si antagonistes opérant sur elle du dehors, l’étonnant est non
pas qu’elle soit si loin en arrière de la civilisation, mais qu’elle ait survécu
d’une façon quelconque comme une nation civilisée.
Bien qu’elle soit encore un bébé, elle est hors des bras de sa mère. Bien
qu’elle se traîne au lieu de marcher; trébuche souvent et quelquefois tombe,
sa terre n’est pas brisée et elle vit et grandit encore et, je le prédis, elle
sera un jour encore plus grande et plus forte. Sa richesse est grande, sa
population plus large, son crédit est plus élevé, sa monnaie est plus solide,
son progrès plus sûr, ses politiciens plus capables, son patriotisme est
plus noble, et son gouvernement est plus stable et plus solide qu’il y a
vingt ans. Je prédis que, de la guerre civile, de la révolution et de la
guerre, viendra un désir de paix. De la division viendra un désir d’union;
de la faiblesse, un désir de force, de l’ignorance, un désir de savoir et de
la stagnation viendra un désir pour le progrès. [Applaudissements.] Déjà, je
trouve en elle une envie de paix. Déjà, elle sent qu’elle a eu assez et plus
qu’assez de guerres. Déjà, elle perçoit la nécessité de l’éducation et elle
procure les moyens de l’obtenir sur une grande échelle. Déjà, elle a ajouté
cinq cents écoles à ses forces d’éducation, pendant les deux ans de
l’administration d’Hyppolite. [Applaudissements.] Considérant de tels
faits ; considérant le fait qu’Haïti est encore en vie, après avoir été boycottée
par tout le monde chrétien; considérant son propre progrès au
cours des vingt dernières années; considérant le fait qu’elle s’est liée au
wagon de la civilisation mondiale, je ne croirai pas, je ne peux pas croire
que son étoile va s’éteindre. Je préfère croire que quoiqu’il advienne,
paix ou guerre, Haïti demeurera dans le firmament des nations, et que,
comme l’étoile polaire, elle continuera à briller et à briller à jamais.
[Applaudissements prolongés.]