mardi 19 mai 2009

HAITI-R. DOMINICAINE: DISCOURS IDENTITAIRE, COLONIALISME INTERNE ET ANTIHAITIANISME

Haiti-R. Dominicaine : Discours identitaire, colonialisme interne et antihaïtianisme

mardi 19 mai 2009

Par Glodel Mezilas

Soumis à AlterPresse le 17 mai 2009

Introduction

La décapitation d’un haïtien sur une place publique en République Dominicaine, au cours de ce mois, n’est pas un acte isolé mais doit être mise en rapport avec les structures profondes de l’imaginaire social dominicain qui s’est constitué à partir de l’héritage intellectuel de ce pays, en opposition à la culture, l’identité et le caractère ethnique d’Haïti. Cet héritage remonte au XIXe siècle, au moment de la fondation de l’Etat-nation dominicain. En ce temps-là, l’élite intellectuelle de la république voisine a dessiné l’horizon discursif pour comprendre la culture et le rapport de ce pays avec Haïti. Une telle entreprise arrivait à son paroxysme avec la dictature de Trujillo dans les années 1930 et s’est poursuivie avec Balaguer, qui a déchargé toute sa batterie anti-haïtienne dans son ouvrage raciste, La isla al revés. Ma réflexion met en relation dialectique le discours identitaire dominicain, le colonialisme interne et l’antihaïtianisme.

En général, le discours de l’identité d’une communauté se construit par opposition à une autre communauté. Karl Löwith, le philosophe allemand, montre que l’idée d’Europe surgit en opposition à l’Asie. De même, le concept d’Amérique Latine surgit en opposition à l’Amérique du Nord au XIXe siècle. L’anthropologue libanais, Sélim Abou, souligne que le problème de l’identité ne surgit que là où apparaît la différence. Pour sa part, Olivier Roy affirme que la question de l’identité des musulmans surgit à partir de leur contact avec l’Occident.

Cela dit, la construction de l’identité dominicaine par une grande partie de l’élite s’est réalisée en opposition à la République d’Haïti, au XIXe siècle dans un contexte dominé par l’anthropologie raciste, fruit de l’expansion coloniale Occidentale depuis le début des Temps Modernes. Cette anthropologie était au service de l’impérialisme européen. C’est pourquoi le sociologue péruvien, Anibal Quijano, montre que l’idée de race est une invention de la modernité occidentale. Pour sa part, Hannah Arendt, la philosophe allemande, montre que l’impérialisme de l’Occident à la fin du XIXe siècle est lié au racisme. Tout cela révèle que l’intellectualité dominicaine a élaboré son discours en exploitant l’idéologie raciste que l’Europe a répandue au cours de son expansion coloniale, une idéologie qui parvient à contaminer l’histoire humaine et les relations sociales et interethniques. En ce sens, la modernité occidentale est ambivalente. D’une part, elle proclame l’idée de raison, de liberté, de Droits de l’Homme, de démocratie au sein de l’Europe. Mais d’autre part, elle a une face coloniale, en répandant le racisme, le colonialisme, l’esclavagisme. Elle a causé le génocide des populations. La modernité occidentale est à la base des grands problèmes ethniques, culturels et identitaires actuels. Elle a servi de fondement aux idéologies totalitaires, à l’affirmation des identités meurtrières, etc.

Le discours de l’identité dominicaine s’est ainsi dessiné en opposition à Haïti, d’où son antihaïtianisme. Une telle élaboration permet la manipulation de l’imaginaire social dominicain qui en vient à considérer l’Haïtien comme son ennemi. Bien que la majorité de la population dominicaine soit formée de noirs, de mulâtres, l’élite préfère utiliser la catégorie fantasmatique d’ « indien » pour se référer à la condition raciale dominicaine. Le concept d’indien permet de discourir sur la problématique ethnico-raciale de la république voisine. La figure de l’indien ou de l’indigène est hautement valorisée. C’est pourquoi le premier roman dominicain – Enriquillo de Manuel Jesús Galvan, publié en 1882 - portait sur l’époque préhispanique et mettait en exergue cette figure. Ce roman est considéré comme « l’épopée » dominicaine. Il constitue la fiction fondatrice qui pose l’essence nationale dominicaine basée sur les valeurs hispaniques et l’héritage préhispanique.

La figure de l’Africain est occultée dans le discours de l’identité dominicaine. Le discours national dominicain sur l’identité célèbre le métissage de l’indien et de l’espagnol, rejetant toute référence aux héritages africains. C’est pourquoi le mouvement de la négritude n’avait aucun écho dans ce pays, puisque l’ethnicité fictive (selon le concept d’Etienne Balibar) permet d’occulter la véritable nature ethnique et culturelle du pays.

Le rejet de la composante africaine de l’identité dominicaine coïncide avec la négation de tout ce qui a à voir avec Haïti. Après Galvan, les intellectuels dominicains ont surtout célébré les mérites de la culture hispanique. Cela se trouve dans les efforts faits par Pedro Enriquez Ureña dans ses études littéraires sur le passé colonial de son pays. Il a écrit des travaux sur la littérature, la culture coloniale et l’histoire de la littérature hispano-américaine en exaltant les traditions hispaniques. Il fut l’un des membres du mouvement culturel Ateneo de la Juventud (créé en 1907 au Mexique). Il s’agit de récupérer et de valoriser les racines hispaniques de la culture hispano-américaine. Sans doute, il jouait un rôle essentiel dans l’articulation de l’identité culturelle dominicaine.

Cependant, en réalité, ce discours raciste ne reconnaît pas la diversité culturelle et ethnique du pays. La population dominicaine est en grande partie formée du métissage de l’Africain et de l’Européen. Cette réalité n’est pas reconnue comme telle. Ce qui montre l’existence d’une sorte de colonialisme interne. Ce terme a été utilisé par les sociologues mexicains (comme Gonzalez Casanova) en réaction au mouvement indigéniste qui ne reconnaissait pas l’altérité culturelle des indigènes et qui cherchait à les intégrer dans les valeurs culturelles dominantes. Pareillement, en République Dominicaine, le discours sur l’identité culturelle reflète les intérêts de la classe dominante, qui nie la réalité culturelle profonde du pays. Ce discours est associé à un antihaïtianisme très fort qui s’inspire également de l’histoire du pays, sachant que pendant près de 24 ans Haïti occupait leur territoire. Pour cela, l’élément noir (haïtien) est considéré comme une menace et un danger pour le pays. Cette menace est de nature biologique et morale, puisque Balaguer écrivait que la pénétration clandestine des haïtiens en République Dominicaine menace de désintégrer les valeurs morales et ethniques de la famille dominicaine.

De tels propos permettent de comprendre la logique discursive qui alimente l’inconscient collectif dominicain et qui élargit davantage le fossé entre les deux peuples. En outre, il faudrait aussi dire que cet antihaïtianisme est d’autant plus fort que le peuple dominicain – par l’intermédiaire d’une grande partie de l’élite – n’a pas encore digéré et dépassé son passé historique. La psychanalyse nous apprend que les traumatismes du psychisme sont liés aux évènements du passé, lesquels se refoulent dans l’inconscient et ressurgissent sans la volonté de l’individu. Il en est de même de la République Dominicaine. Son sentiment anti-haïtien est le produit de l’histoire qui n’est pas encore assimilée et dépassée et ce sentiment ressurgit dans des moments les moins attendus. Ainsi, la décapitation de l’haïtien sur la place publique est l’expression conjoncturelle de la structure de la mentalité collective dominicaine. Pour que ne se reproduisent de tels actes, il faut un long travail d’éducation, de motivation, de conscientisation et d’échange culturels entre les deux pays. La France et l’Allemagne sont des exemples évidents. Au XIXe siècle, le conflit était permanent entre elles. On se rappelle que l’unité allemande a été proclamée en France. Puis deux guerres mondiales ont eu lieu à cause de leurs différends. Mais au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, elles ont su dépasser leurs différends pour poser les bases de l’Union Européenne. Certes, il n’est pas facile de parvenir à telles réalisations entre Haïti et la République Dominicaine, mais il n’est pas impossible non plus. Car comme disait Sartre dans l’Etre et le Néant, le sens du passé dépend du présent. Le passé n’est pas une sorte de fatalité cachée quelque part comme dans le cosmos des anciens, mais son sens dépend du volontarisme humain. Haïti et la République Dominicaine ont le devoir de s’engager dans un véritable dialogue pour cicatriser les blessures de l’histoire et psychanalyser ses traumatismes, afin de libérer l’inconscient collectif des deux peuples des pulsions aveugles de haine mutuelle.

Contact : mezilasg@yahoo.fr

Doctorant en Etudes Latino-américaines

Mexico Df, le 14 mai 2009

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