dimanche 27 janvier 2008

HAITI: LA FOLIE DU TELEPHONE PORTABLE

Jean Pierre Arisma (Syfia international),
12 mai 2007

symbole de modernité et quasiment seule distraction des paysans, le téléphone cellulaire récemment arrivé dans les campagnes haïtiennes coûte cher. Certains, devenus accros au portable, ruinent même leur famille. D’autres y voient le moyen de gagner plus facilement des dollars.

Lucienne Félicien est mère de six enfants et habite une masure près de Morne Mingo, une localité isolée du département des Nippes, au Sud-Ouest d’Haïti. Malgré ses conditions de vie précaires, elle achète régulièrement une carte d’appel téléphonique de 115 gourdes - 3 dollars US, soit plus que le salaire quotidien moyen d’un paysan - pour bavarder avec ses connaissances des Cayes, chef-lieu du département du Sud. Pourtant, au moins deux de ses enfants n’ont pas mis les pieds à l’école depuis trois ans. Sa fille aînée, Jacqueline, pour qui le portable est l’affaire des gens aisés, ne la comprend pas : "Ma mère veut faire comme les autres, soupire-t-elle.
Mais nous sommes trop pauvres pour cela". Beaucoup de jeunes critiquent ainsi l’attitude de leurs parents, en dépit de leur propre passion pour le téléphone cellulaire récemment arrivé dans les campagnes haïtiennes où il est paradoxalement en passe d’augmenter la misère déjà très grande. Ils leur reprochent de dépenser leurs maigres ressources en cartes d’appel plutôt qu’en nourriture. "Moi, je n’ai aucune responsabilité familiale, dit Mérité Ledan, un jeune paysan de 20 ans. Je peux donc flamber une carte d’appel si ça me chante. Mais pas mon père qui n’a souvent rien à nous offrir...".
Distraction et dépendance
Le portable, très rare ici il y a encore un an, est aujourd’hui d’usage courant. Dans ce monde sans électricité, sans télévision et sans cinéma, le portable représente en effet quasiment la seule distraction des paysans. L’engouement qu’il suscite est tel que certains en sont désormais dépendants. "Je peux passer une journée sans manger mais pas sans une carte d’appel", confesse Jonel Alexandre, qui se vante d’être le premier à avoir possédé un téléphone portable dans la zone de plaisance du Sud, où la communication, en raison du relief montagneux, est facile à établir. Dans cette région longtemps isolée, l’arrivée du portable a l’effet d’une drogue sur certains, littéralement accros au petit bidule. "Je n’ai rien à faire de la journée ; mon téléphone me fait oublier mes problèmes", avoue Maude, 28 ans. "Depuis trois mois, mon cellulaire fait partie intégrante de ma vie ; je me vois même en rêve en train de communiquer", se vante Joséphine Pierre, une adolescente de 17 ans.
La nuit, des groupes de jeunes quittent les zones basses et grimpent les pentes jusqu’à ce qu’ils parviennent à capter le signal de la compagnie Comcel/Voilà qui, de minuit à six heures du matin, offre tous les appels gratuits. "Hier soir, je n’ai pu communiquer avec ma mère à cause de l’encombrement de la ligne", ronchonne Selhomme. un jeune cultivateur.
A Petite-Rivière-de-l’Artibonite, près de la chaîne des Cahos, les paysans accrochent leur téléphone aux arbres, afin de pouvoir capter les appels. "A chaque fois que le portable du prêtre sonne, je dois grimper sur cet oranger", confesse Sorel Chérilus, sacristain de l’église catholique de la zone. Le curé tire profit de l’absence d’électricité pour recharger les batteries des portables, grâce à ses panneaux solaires. "Je recharge les téléphones à 60 gourdes pour les paysans. Cet argent me permet d’acheter d’autres équipements", explique-t-il, l’œil malicieux.
Une marque de distinction sociale
Le portable est une marque de distinction sociale en milieu paysan, leurs propriétaires - encore minoritaires - ne se privant pas de l’afficher ostensiblement, même dans les zones où il n’a pas grande utilité. Plusieurs préfèrent même se passer de nourriture plutôt que d’être privés de leur précieux joujou, quitte à acheter leurs cartes d’appel... à crédit.
Une grande partie des plaintes jugées par les tribunaux de paix concerne des dettes contractées pour l’achat de cartes d’appel. "Certains vont jusqu’à vendre leur bétail pour pouvoir téléphoner chaque jour à leurs parents qui habitent Port-au-Prince ou à l’étranger et payer leurs dettes de téléphone", explique Moïse Denard, juge de paix de la commune de Plaisance du Sud.
En raison de la rareté et de l’inefficacité du téléphone fixe, l’arrivée en force du portable a néanmoins des avantages.
Beaucoup l’appellent même "le pain de vie", parce qu’il leur permet de joindre rapidement un parent à l’étranger et de le convaincre d’envoyer les quelques dollars qui leur permettront de manger et de payer l’écolage des enfants. En 2006, les quelque deux millions d’Haïtiens de la diaspora ont ainsi fait parvenir pas moins de 1,6 milliard de dollars US en Haïti. "Mon oncle qui vit aux USA fait souvent des transferts d’argent quand je lui téléphone, se réjouit Ephésien Jean Louis. Avec le cellulaire. C’est facile pour moi de trouver le dollar".

Aucun commentaire: